On attaquait au pic la rive pour essayer de trouver de l'eau. Une traîne était partie avec un tonneau vers le trou où l'on taillait la glace dans l'espoir de l'y remplir plus facilement, mais le gel récent avait refermé toutes les issues.
– Les puits !
Des maisons, où il y avait des puits intérieurs, surgissaient des hommes et des femmes chacun chargé d'un seau clapotant.
– Les seaux !
Il n'y en avait pas assez. Les seaux de cuir de réserve pour l'incendie étaient entreposés dans le vieux magasin du Roi dont le greffier Carbonnel ou le Procureur avait la clé.
– Les haches !
Les haches aussi. On parla de monter au greffe. On ne savait pas encore que le Procureur, brûlé à la joue, et le greffier, la jambe cassée, se trouvaient sur les lieux, dans la Basse-Ville. Dans l'arrière-cour du Navire de France on parvenait à arrêter l'incendie.
Mais, dans des ronflements et des craquements le quartier Sous-le-Fort était livré à l'holocauste. Le vent se levait, entraînant les redoutables cerfs-volants de feu et nul ne pouvait plus prévoir où ils allaient retomber, allumant d'autres foyers.
La Basse-Ville allait être la proie des flammes.
La Polak, le visage barbouillé de suie, rentra en courant dans la grande salle de l'auberge, où Angélique aidait les archers à installer le greffier plaintif, sur un banc.
– Il t'appelle ! lui lança-t-elle. Il t'appelle !
– Qui cela ?
– Le Bougre Rouge ! Il est resté là-haut !
Angélique courut sur le seuil. Les flammes atteignaient la cahute du Bougre Rouge, la dernière au sommet de l'échafaudage dans la falaise.
Elle l'aperçut debout sur le ressaut éclairé par les langues d'or géantes qui, en se tordant, se hissaient jusqu'à lui. Il serrait dans ses bras, sur sa poitrine, le grand livre de Toth, de cuir et de parchemin. Il regardait vers le ciel qu'il devait découvrir noir et piqueté d'étoiles à travers la hideuse approche du feu.
La Polak se jeta à genoux aux pieds d'Angélique.
– Dis-lui d'arrêter le feu ! s'écria-t-elle. Lui seul peut le faire. Dis-lui d'écarter le fléau ! Dis-lui ! Toi seule le peux ! Par l'Esprit !
On entendit craquer les soubassements de la cabane. Les poutres de soutien fléchirent et la façade s'inclina, devenue au-dessus de l'homme un portique d'or fluide. Une clameur monta de la foule qui instinctivement se reculait jusqu'au fleuve.
La cahute s'abattit.
Dans une gerbe d'étincelles, disparurent le Bougre Rouge, son Eskimo et ses livres maudits.
Mais en s'arrachant de la falaise, la maison du sorcier entraîna une énorme masse de boue, de roches et de glaces dont l'avalanche, dans un chuintement atroce de vapeur et d'émanations de matières calcinées, étouffa le gigantesque brasier qui se déchaînait au-dessous.
Il y eut une sorte de lutte titanesque entre les éléments, entre le feu et l'éboulement. Puis les derniers serpents rouges qui essayaient de s'insinuer hors du chaos furent arrêtés par les remblais de neige, aspergés d'eau à la volée, écrasés du talon. Et l'obscurité retomba. L'on sut plus tard que la tragédie n'avait duré que vingt minutes.
Les nuages de fumée épaisse et nauséabonde qui s'élevaient des ruines et montaient en volutes vers le ciel finirent par incommoder les habitants du château Saint-Louis sur le Roc, Gouverneur, officiers, laquais, marmitons sortirent sur la terrasse.
Les soldats de la garde de M. de Frontenac, alertés, se ruèrent vers la Basse-Ville, appelant au feu. Le tocsin de la cathédrale se mit à sonner.
Les militaires défoncèrent la porte du vieux magasin du Roi. Les seaux de cuir, les haches, les crocs de fer, les échelles furent empoignés, distribués. Les sauveteurs débouchèrent sur la place de l'Anse du Cul-de-Sac où, devant l'auberge duNavire de France épargnée, la foule se tenait immobile, éberluée, toussant et crachotant sous une pluie de cendres.
– Comment le feu s'est-il éteint ? demandèrent-ils.
– Par magie ! répondirent les témoins.
Le Procureur refusa énergiquement pour sa brûlure toute aide et tout remède de la part de Mme de Peyrac, que sa femme pourtant sollicita à plusieurs reprises.
Il garda de ce jour une cicatrice qui, en le rendant moins beau, lui donna, on ne sait pourquoi, l'air plus intelligent.
Peu de gens le plaignaient.
– Eh bien, vous êtes content ? lui disait-on avec hargne. Vous l'avez nettoyé votre quartier Sous-le-Fort !
On remarquait que son supérieur hiérarchique, Garreau d'Entremont, ne lui votait pas de compliments. La hure bourrue du Lieutenant de Police laissait deviner un brin de contentement. La fatuité du jeune fonctionnaire et son zèle l'avaient souvent agacé.
– Il a voulu jouer son petit La Reynie montant à l'assaut du faubourg Saint-Denis et dispersant les derniers truands de la Cour des Miracles. Mais Québec n'est pas Paris !
Cette affaire hanta longtemps Noël Tardieu de La Vaudière.
À quelques oublieux qui, le rencontrant, s'informaient du souci qui l'assombrissait, du même ton accablé d'effroi qu'avaient dû avoir les Anglais s'écriant après le bûcher de Jeanne La Pucelle : « Nous avons brûlé une sainte », il répondait :
– J'ai brûlé un sorcier !
Dixième partie
Le messager du Saint-Laurent
Chapitre 68
Et les citoyens de Québec connurent une ère de trêve dans les tracasseries habituelles dont les harcelait l'administration. Grincheux, Carbonnel se faisait porter chaque matin à son greffe par six forts lascars. Stoïque, il ne pouvait qu'opposer un silence maussade aux plaisanteries dont on ne se privait pas de l'abreuver. Non que personne eût le mauvais cœur de rire de sa jambe cassée... Mais de son Procureur, ah oui !... Bien la peine de vous avoir picoré le crâne tout l'hiver avec sa peur de l'incendie – et de leur faire débarrasser les toits et de leur faire ramoner les cheminées – pour aller allumer lui-même l'incendie, de sa propre main. Car Nicolas Carbonnel ne pouvait pas le nier. Il l'avait vu de ses yeux, son Procureur, jeter sa perruque enflammée sur les toits de bardeaux du quartier Sous-le-Fort.
Et si lui, le greffier, préférait garder bouche cousue sur ce geste criminel, d'autres l'avaient vu et pouvaient en témoigner. On l'avait vu d'en bas, on l'avait vu d'en haut. On l'avait vu de partout.
Des échos filtrèrent d'une atroce dispute qui éclata au sein du jeune ménage Tardieu de La Vaudière.
– Je suis la risée de la ville, criait Bérengère hors d'elle, si ce n'est la brebis galeuse que l'on rendrait volontiers responsable du sinistre. L'on me tourne le dos ou l'on me pouffe au nez. Tout cela par votre faute, Monsieur. Je vous savais benêt, mais à ce point !... Quelle idée vous a pris de mener une opération de police en robe et perruque, à cette heure qui nécessitait les porteurs de torches...
– Je me tue à vous répéter que ce ne sont pas les torches qui ont mis le feu, braillait Noël Tardieu de La Vaudière. Dans ces bouges infects, il ne fait jamais jour. Ma perruque a accroché le bec d'une lampe à huile.
– Pourquoi fallait-il que vous y vinssiez dans ce bouge ? Et pourquoi, je le réitère, à cette heure, ce soir-là ?
Et comme il se taisait, tâtant d'un air sombre le bandage autour de sa brûlure.
– Je vais vous le dire, moi. C'est parce que vous aviez appris par vos espions que Madame de Peyrac s'y trouvait. Et vous aviez décidé de l'y surprendre... taisez-vous !... de mélanger l'arrestation du sorcier en même temps que la sienne, afin de relancer la vieille querelle de sorcellerie contre elle... non, laissez-moi parler !... et tout cela pour atteindre à travers elle et tout le mal que cela lui aurait causé, l'homme que vous haïssez mais que vous n'osez pas attaquer de front, Monsieur de Peyrac.
– L'homme avec qui vous vous affichez de façon éhontée, Madame, s'écria Noël Tardieu, blanc de rage, et à qui je dois de porter des cornes.
– Hélas ! Non ! Pour mon malheur ! riposta Bérengère-Aimée en levant vers le ciel ses souples bras de tragédienne. Hélas ! Il n'en est rien. Non ! Vous n'êtes pas cocu, Monsieur, et croyez que je le déplore. Mais tout n'est pas dit encore... Et j'y parviendrai peut-être, ne serait-ce que pour me venger de vous.
À la suite de la grande tempête suivie des aveux de Banistère, le comte de Peyrac avait fait bâtir sur l'emplacement de la chaumine détruite un petit bastion de bois qui veillait sur la maison de Ville d'Avray. Des hommes y montaient la garde nuit et jour. Leur vigilance soutiendrait heureusement celle du chien niaiseux, chargé de prévenir des débuts d'incendie par ses bonds désordonnés.
Mais l'on sentait que les flammes qui avaient ravagé le quartier Sous-le-Fort avaient exorcisé les mauvais esprits du feu pour l'année et il n'y avait qu'à regarder dormir le chien des Banistère sous le four à pain, pour comprendre que ce danger n'était plus à redouter.
Angélique avait fait part à son mari des avertissements de l'Évêque et de ce qu'en avait jugé le sorcier au cours de sa visite qui s'était terminée de façon si dramatique.
Maintenant qu'il n'était plus là, il serait difficile de découvrir par divination celui qui, le mois prochain, devait remettre à l'Évêque une dénonciation contre lui.
– Nous devons à Monseigneur notre Prélat de lui éviter de nouvelles affres de conscience à notre propos. Il s'est montré un trop parfait et trop loyal ami envers nous, avait-elle dit à Joffrey en lui rapportant son entretien avec Mgr de Laval.
L'interprétation du sorcier qui, se basant sur cette date du mois d'avril, parlait d'un messager ayant pu toucher un courrier d'Europe dans le Sud et assez hardi pour le ramener vers les régions presque inaccessibles l'hiver du bas Saint-Laurent, était à envisager. Il ne fallait pas exclure non plus la possibilité que ces papiers se trouvassent à Québec même, entre les mains d'un ami du Père d'Orgeval qui les révélerait après avoir respecté les consignes de délai demandé par le jésuite.
– Peut-être le Père de Guérande, qui était son coadjuteur en Acadie ? suggéra-t-elle. Il nous est tellement hostile.
– Je parlerai à Maubeuge, dit le comte.
Un premier indice leur vint de façon inattendue par le bonhomme Loubette.
Le vieil homme, qui ne bougeait point de son grabat, avait cet avantage d'être au courant de tout car on venait à lui. Les fragments d'information, il les collectait, bien rangés dans sa mémoire qui n'avait rien d'autre à faire.
D'anciens compagnons de traite, de plus jeunes qui ne manquaient jamais de venir le visiter quand ils passaient par Québec et les dames de la Sainte-Famille étaient ses meilleures sources de renseignements.
Il se méfiait des ecclésiastiques qui ne disent que ce qu'ils veulent bien dire.
Depuis la première semaine de son arrivée où Ville d'Avray le lui avait recommandé, Angélique avait continué de visiter Pierre Loubette et lui, de longtemps, avait continué de la soupçonner de venir pour lui subtiliser à l'intention du marquis son calumet de pierre rouge et jusqu'à son vaisselier de chêne massif.
Il s'était peu à peu laissé apprivoiser et lui racontait maintes histoires du passé, car il avait fini par comprendre que cela l'intéressait.
– Je vous ai apporté du tabac, lui annonçait Angélique.
– Je ne peux plus fumer.
– Vous pouvez chiquer et même priser, cela soulage les humeurs.
Avec ses remèdes il toussa moins. Et de temps en temps quand elle venait, il fumait un calumet bourré d'un tabac de Virginie qu'elle lui préparait.
– Vous me plaisez, déclara-t-il un jour. Alors je vais vous dire où s'en est allé Pacifique Jusserant.
– Qui est Pacifique Jusserant ?
Le vieillard était appuyé à ses oreillers et tirait quelques bouffées de son calumet.
– Le « donné » du Père d'Orgeval.
Angélique dressa l'oreille et alla s'asseoir au chevet du vieillard. Elle devinait que derrière cette annonce elle allait apprendre quelque chose d'important.
Les « donnés » étaient des civils qui servaient les missionnaires jésuites sans avoir à émettre de vœux religieux, mais dans un esprit de sacrifice. C'étaient des serviteurs dévoués ainsi appelés parce qu'ils se donnaient par contrat pour plusieurs années ou pour la vie, sans recevoir aucun salaire. La mission profitait de leur travail et s'engageait à pourvoir à leur entretien. Ils suppléaient les frères convers ou coadjuteurs de la Compagnie de Jésus, avec l'avantage de pouvoir en plus se servir d'un mousquet ou d'une arquebuse.
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