Ce nom de Pacifique Jusserant n'était pas inconnu à Angélique.

– Vous le connaissez, dit le vieux, vous l'avez soigné et sauvé de la cécité blanche, l'an dernier, dans votre fort de Wapassou.

Alors elle se souvint de l'individu en question. En plein hiver, chaussé de raquettes et escorté d'un Indien, il s'était présenté au fort porteur d'une lettre du Père d'Orgeval pour le comte de Loménie-Chambord. La réverbération du soleil sur la neige pendant la marche lui avait brûlé les yeux au point de le rendre aveugle. Elle l'avait soigné avec une décoction de pousses d'aiguilles de pins. C'était un homme jeune encore, mais farouche et, tout dévoué au missionnaire qu'il servait, il avait embrassé sa cause contre les gens de Wapassou. Pendant le temps de son séjour au fort, il ne s'était pas départi de son attitude méfiante.

– Il s'en est allé vers le sud, jusqu'aux rivages où la mer reste libre l'hiver et où les navires continuent d'aborder, possible même que ce soit du côté de Pentagouët ou plus bas encore, du côté de la Nouvelle-Angleterre. Il va chercher quelque chose pour le Père d'Orgeval qu'un courrier doit lui amener de France. Quelque chose de mauvais pour vous et votre époux.

– Comment savez-vous cela ?

– Il est venu me voir avant de partir. Quand j'étais moi-même « donné » nous avons partagé pas mal d'aventures ensemble. Il est né à l'île d'Orléans et il a une concession sur la côte de Lauzon du côté de Lévis. Mais il a tout quitté depuis longtemps pour suivre le Père d'Orgeval. Il est parti à l'été.

– Quand doit-il revenir ?

– Me paraît difficile qu'il puisse atteindre Québec avant le dégel. À supposer que le navire attendu soit parvenu aux côtes en janvier. Les traversées sont rares l'hiver, mais les Hollandais et les Anglais s'y risquent puisqu'ils ont la mer libre. Le Père avait des intelligences avec eux et se faisait ainsi envoyer toutes sortes de correspondance de sorte que, par l'Acadie, il gagnait souvent de vitesse les courriers qui arrivaient ici.

– Qu'apporterait-il qui pourrait nous nuire ?

– Je n'en sais rien. Mais Pacifique affirmait que si cela explosait, vous les étrangers ennemis de son jésuite, vous seriez détruits sans recours. Je lui ai dit qu'il était fou de se mêler de tout cela. Mais il l'a toujours été, un peu fou. Les Abénakis l'avaient surnommé « Orignal-Têtu », et ceux qui ne l'aimaient pas « Orignal-Fou ». Dès que le jésuite le regarde dans les yeux, il est prêt à marcher sur les braises.

*****

À la suite de la révélation du vieux Loubette, ils tinrent conseil un soir dans la petite maison avec Barssempuy et Urville, Piksarett, Éloi Macollet et Nicaise Heurtebise, qui tous connaissaient bien le serviteur du Père d'Orgeval.

Le raisonnement du Bougre Rouge se révélait juste.

Mais une fois en possession de ce « quelque chose » qu'il était allé attendre sur les rivages de la mer libre, Pacifique Jusserant avait-il pu se lancer en plein hiver dans sa remontée vers le nord ? Même pour un homme entraîné et fanatique, traverser en raquettes cent à deux cents lieues de territoire désert était une entreprise qui comportait plus de chances d'échec que de réussite. Pris dans la tempête, il devait se terrer dans un trou. Il pouvait s'écarter, c'est-à-dire perdre la piste et alors il périrait, une fois sa provision de pemmican épuisée. Ou saisi par les grands froids, il tomberait gelé vif. Il lui serait difficile en cette saison de trouver un sauvage pour l'accompagner.

Joffrey de Peyrac pensait également qu'il n'était pas facile à un navire français ou étranger de parvenir l'hiver sur les côtes du Maine ou dans un port de l'Acadie péninsulaire : Port-Royal ou La Hève.

Même libre, la mer frappait de ses vagues les rivages enneigés. Elle était sinistre, démontée, souvent charriant des glaces.

Il pouvait aussi réussir. Et il fallait demeurer en alerte, essayer de prévoir cette arrivée et l'intercepter.

Ce soir-là Piksarett ne prononça pas un mot. Il se montrait distrait et différent depuis qu'il était revenu des environs de Lorette après avoir consulté ce « jongleur » qui interprétait les songes. Assis à terre, les jambes croisées, son calumet aux lèvres, il avait fumé au moins deux pains de pétun du poids d'une livre chacun, de sorte que les plus endurcis en avaient la gorge brûlante d'avoir discuté dans cette tabagie de plus en plus dense et les paupières rougies. Le conseil s'était conclu dans une brume épaisse aux effets légèrement hallucinatoires, le pétun étant un tabac grossier et, en réalité, une autre plante, de cette sorte qu'on appelait « herbe de la reine » et dont on se sert pour composer des poudres calmantes. Joffrey de Peyrac qui fumait un cigare de tabac de Virginie ainsi que le comte d'Urville, les autres qui fumaient qui leurs calumets qui leurs pipes d'écume de mer, n'avaient pas paru incommodés, mais Angélique, vers la fin du conciliabule, n'était guère plus en état d'y prendre part. Elle se sentait flotter au sein de ces nuages bleus d'où émergeait seul Piksarett fumant avec une inébranlable constance mais son regard était impénétrable et, par instants, il la fixait comme s'il avait vu à travers elle des choses étonnantes.

L'affaire de Pacifique Jusserant l'assombrissait. Derrière le « donné » que l'on appelait « Orignal-Têtu », c'était encore la silhouette du jésuite que Piksarett avait si longtemps accompagné dans ses guerres. Et le « Grand Baptisé » ne finissait-il pas par être troublé par l'acharnement avec lequel le jésuite, même absent, poursuivait son combat. Il avait dû obéir et partir aux Iroquois, mais il avait ménagé son dernier brûlot et voici que celui-ci commençait de dériver vers eux à travers les déserts blancs.

Au moment où elle se disait que le contact était coupé entre elle et l'Indien et qu'ils commençaient pour des raisons obscures à s'éloigner l'un de l'autre dans leur complicité, elle vit un éclair de gaieté passer sur son visage et, soudain, il avait l'air très content comme s'il s'était écrié en lui-même : « J'ai trouvé. Je sais ce que je dois faire. »

Il lui adressa un clin d'œil malicieux.

Par quel chemin arriverait Pacifique Jusserant ?

Par quel point essaierait-il d'entrer dans la ville ?

Éloi Macollet savait que le « donné » avait une petite concession à Lévis bâtie d'une maison. On pouvait supposer que, venant du sud, il commencerait par s'y arrêter. Il ignorait sans doute que le Père d'Orgeval ne résidait plus à Québec.

Le vieux coureur de bois décida d'aller rendre visite à son fils et à sa bru et de leur recommander de surveiller la demeure de Pacifique Jusserant, qui était dans leur voisinage.

L'essai de réconciliation que le vieil entêté avait eu avec sa famille à Noël s'était soldé par un échec. Son fils qui était déjà un homme de près de quarante ans, bon corroyeur de son métier, mais indolent, peu causant, grand, gros et lourd, n'avait jamais eu des rapports très amicaux avec ce père auquel il ressemblait si peu. Sa femme lui menait la vie dure. C'est elle qui tenait la ferme.

Pour faire plaisir à Mlle Bourgeoys, Macollet s'était rendu à Lévis pour passer Noël avec eux. Parti avec le ménage ouïr la messe de minuit en une petite chapelle de paroisse sur la côte de Lauzon, il y avait rencontré une veuve de ses anciennes connaissances qui avait deux filles attrayantes et il s'était laissé entraîner à venir réveillonner chez elles. Vexée, sa bru, le lendemain, avait refusé de lui ouvrir sa porte. La chose s'était envenimée par la suite, l'une des filles s'étant trouvée enceinte hors du mariage et Sidonie Macollet avait répandu le bruit que c'était des œuvres de son beau-père. Éloi Macollet haussait les épaules :

– C'est à la mère que je fais la cour.

Macollet passa outre à ce mauvais souvenir.

– Tant pis si elle crie, la Sidonie ! Il faudra bien qu'elle obtempère. Je ne peux pas rester à faire le guet là-bas pendant que Pacifique va peut-être s'amener par un autre côté.

Il se rendit à Lévis, se disputa avec sa bru, alla rôder dans les environs de la maison de Pacifique Jusserant dont on n'apercevait derrière l'amoncellement des neiges que le filet de fumée, trahissant la présence des gardiens, et revint après avoir fait à son fils et à Sidonie des recommandations draconiennes.

Un réseau de surveillance s'établit. Il fallait autant que possible éviter que le messager n'atteigne Québec.

Si jamais il y parvenait, bon nombre de guetteurs aux yeux aiguisés, et qui pouvaient le reconnaître, se chargeraient de l'empêcher d'atteindre l'évêché.

– Les caves ? suggéra quelqu'un.

On mit sous surveillance les maisons dont les caves avaient communication avec celle du Séminaire.

Il ne pourrait pas franchir le filet.

Après quelques jours, la tension se relâcha. Une forte tombée de neige resserra la sensation d'isolement. Le verrou du désert blanc parut se refermer avec plus de rigueur encore. Des petites tribus de chasseurs algonquins apportèrent à l'Hôtel-Dieu leurs vieillards épuisés par le froid. Eux-mêmes s'installèrent aux abords de la ville. Ils n'avaient plus la force de chasser. La neige, molle et tombée en trop grande quantité, rendait exténuantes les étapes quand le village décabanait à la recherche du gibier devenu rare. On commença à parler de famine.

*****

Pâques furent là. Pâques en Canada n'étaient jamais fleuries.

Le Vendredi Saint, l'intendant Carlon, représentant le gouverneur Frontenac et accompagné de quelques principaux du gouvernement, vint à l'Hôtel-Dieu distribuer le bouillon aux malades et laver les pieds des pauvres.

Touchante cérémonie remontant aux anciens rois et empereurs chrétiens désireux de s'incliner au moins une fois l'an devant le Roi des Rois et ceux qu'il aimait de prédilection : les pauvres.

Durant cette période de hargne et de chicane, qui marquait la fin du carême, la sérénité et le caractère égal de Mme de Castel-Morgeat furent pour toute la ville un sujet d'édification. Et les dames de la Sainte-Famille, navrées de sentir parfois sous les coups de la fatigue leur résistance morale fléchir dans ce domaine de la charité et de la douceur, devaient s'incliner devant celle qu'elles avaient, non sans raison, tant décriée.

– Sabine est un ange, disaient-elles. On se demande où elle puise sa force.

Elle souriait à demi, cachant on ne sait quelle inexprimable joie. Parfois quand elle se trouvait seule dans son appartement du château Saint-Louis, elle prenait entre ses paumes une petite coupe en or massif représentant un coquillage et dont le pied était formé par le groupe composé et merveilleusement ciselé d'une tortue incrustée d'écaillé et d'un lézard de jade vert.

Elle contemplait l'objet merveilleux, le chérissait et le baisait, trouvant à le tenir entre ses mains, à poser contre l'or sa joue, cette force que ses amies lui enviaient et qui lui permettait désormais de tout traverser, de tout vivre.

Quelques jours après ce qui s'était passé entre elle et M. de Peyrac, il lui avait fait porter ce bibelot d'origine italienne et d'une grande valeur. Dans le coffret de cuir doublé de velours, elle y trouva une étiquette d'une encre plus ancienne : Pour Madame de Castel-Morgeat. Les larmes de Sabine tombèrent sur l'or incorruptible qu'elle serrait contre son sein avec ferveur. Quelle signification devait-elle lire derrière son geste ? Que contenait encore la petite coupe italienne ? Un pardon ? Un adieu ? Elle n'osait se dire dans son humilité : un remerciement galant.

Elle conserva aussi la lettre, la relisant, posant ses lèvres sur les lignes, la signature prestigieuse, envoûtante, puis comprenant qu'elle risquait de réveiller et d'entretenir en elle d'inutiles espérances et qu'elle se faisait du mal, elle la brûla.

Chapitre 69


Avril était là, déjà entamé. Pas de nouvelles du messager, le guet ne se relâchait pas.

La seconde fois que le nom de Pacifique Jusserant se trouva prononcé, confirmant que leurs pressentiments étaient justes et que c'était bien lui le messager annoncé à l'Évêque par d'Orgeval, ce fut par le plus imprévu des revenants.

Un vent aiguisé râpait la surface de la neige. Une femme de la Basse-Ville, selon une coutume de sa province d'origine, balayait soir et matin son seuil pour en chasser les esprits. Un matin, elle y versa un grand seau d'eau pour faire bonne mesure. Le marquis de Ville d'Avray vint à passer par là, glissa sur cette patinoire, tomba et ne put se relever.

Angélique, appelée d'urgence, le trouva au Navire de France, entouré de ses amis dont il avait fait convoquer aussitôt le ban et l'arrière-ban. Si l'on considère qu'il n'était pas facile par ces jours de verglas de se déplacer dans Québec et si l'on constatait l'importance de la foule qui envahit en un temps record l'auberge de Janine Gonfarel, il fallait reconnaître que le marquis ne se vantait pas lorsqu'il assurait être très aimé et avoir beaucoup d'amis.