La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Troisième partie

Les protestants de La Rochelle

Chapitre 1

Le soir tombait lorsque la carriole de maître Gabriel Berne entra dans La Rochelle. Le ciel d'un bleu foncé, intense et encore comme imprégné de la luminosité du jour se déployait derrière les clochers ajourés et les remparts à demi démantelés, souvenirs des orgueilleuses fortifications abattues par Richelieu.

Les quinquets étaient allumés de coins en coins. La ville donnait l'impression d'être propre et rassurante. Pas d'ivrognes, ni de passants aux mines patibulaires. Les gens allaient d'un pas de promenade malgré l'heure tardive.

Maître Gabriel fit une première halte devant un porche encore ouvert.

– Ce sont mes entrepôts. Ils donnent sur le port. Mais je préfère débarquer mes sacs de blé par-derrière, loin des regards indiscrets...

Il laissa entrer les mules et les deux chariots, puis après avoir donné des ordres à des commis accourus, remonta dans la carriole. Celle-ci tressautait durement sur les cailloux ronds dont étaient pavées les ruelles et sur lesquels le cheval patinait parfois en faisant jaillir des étincelles.

– Notre quartier des remparts est fort calme, expliqua encore le marchand qui paraissait content de rentrer chez lui. Nous sommes pourtant à deux pas des quais et... Il allait expliquer quelque chose vantant sans doute l'agrément d'être à la fois près de l'activité du port et loin de ses bruits, lorsque, à un tournant de la rue, de violentes lumières et des voix animées vinrent lui donner un démenti.

On apercevait des allées et venues de gens d'armes, munis de hallebardes et de torches, dont les flammes illuminaient crûment la façade blanche d'une haute demeure, percée en son milieu par une porte cochère dont les battants étaient ouverts.

– Des archers dans ma cour, bougonna maître Gabriel. Que se passe-t-il ?

Néanmoins, il descendit de voiture sans paraître ému.

– Suivez-moi, vous et votre fille. Il n'y a aucune raison pour que vous restiez dehors, fit-il, voyant qu'Angélique hésitait à se montrer. Elle avait, au contraire plusieurs et d'excellentes raisons pour ne pas le suivre dans cet antre de la maréchaussée. Mais sous peine de se faire remarquer, elle se trouvait dans l'obligation de suivre son nouveau maître.

Les archers croisèrent leurs hallebardes.

– Pas de voisins. Nous avons ordre de disperser tout rassemblement.

– Je ne viens pas en voisin, je suis le maître de cette maison.

– Ah ! bon. Alors ça va.

Ayant traversé la cour, maître Gabriel monta quelques marches et pénétra dans une entrée basse de plafond, assombrie de lourdes tapisseries et de tableaux. Un chandelier à six branches brûlait sur une console.

Un jeune garçon descendit l'escalier de pierre en franchissant les degrés deux par deux dans sa hâte.

– Vite, père, montez. Les Papistes veulent emmener l'oncle à la messe.

– Il a quatre-vingt-six ans et ne peut pas marcher. C'est une plaisanterie, fit maître Gabriel d'un ton rassurant.

Au sommet de l'escalier, un homme vêtu avec recherche de velours châtaigne, et dont les manchettes et la cravate, de même que la perruque très soignée, trahissaient le rang élevé, s'approcha en posant ses hauts talons avec une nonchalance navrée.

– Mon cher Berne, je suis fort heureux de vous voir arriver. J'étais désolé de me trouver dans l'obligation de-forcer votre porte en votre absence mais il s'agissait d'un cas exceptionnel...

– Monsieur le Lieutenant-Général, je suis très honoré de votre visite, dit le marchand en s'inclinant profondément, mais puis-je vous demander des explications ?

– Vous savez que de nouveaux décrets, à l'application desquels nous ne pouvons nous dérober, exigent que tout moribond appartenant à la Religion Prétendue Réformée, soit visité par un prêtre catholique, afin que dans la mesure du possible il puisse quitter ce monde délivré des hérésies qui le priveront du salut éternel. Ayant appris que votre oncle, le sieur Lazare Berne, était à l'article de la mort, un zélé capucin, le père Germain, a cru de son strict devoir d'aller chercher le curé de la paroisse la plus proche, accompagné de l'huissier, selon les formalités requises.

« Ces messieurs ayant été accueillis de façon fort saumâtre par les femmes de votre maison – ah ! les femmes, mon pauvre ami ! – n'ont pu remplir tout d'abord leur mission, si bien que connaissant l'amitié que j'ai pour vous, on m'a requis pour calmer ces dames, ce dont je me suis félicité, car votre pauvre oncle, avant de mourir...

– Il est mort ?

– Il n'en a plus que pour quelques instants. Votre oncle, dis-je, devant l'approche de l'éternité, a enfin été éclairé par la grâce et a demandé à recevoir les sacrements.

Tout à coup une voix de fillette stridente, hystérique, se mit à hurler.

– Pas cela !... Pas cela dans la maison de nos ancêtres...

Le Lieutenant-Général ceintura lui-même une petite forme maigre qui se précipitait et lui appliqua une main chargée de bagues sur la bouche.

– Maître Berne, est-ce votre .fille ?... demanda-t-il très froid. (Simultanément il poussa un rugissement.) Elle m'a mordu, la garce !...

Une rumeur de scandale montait des profondeurs de la maison.

– Hou ! Hou !... hors d'ici.

Une petite vieille surgie d'un corridor, pareille à une sorcière, se mit à lancer des projectiles, on ne savait quoi. Angélique s'aperçut que c'étaient des oignons. Tout ce qui était tombé sous la main de la vieille Huguenote... Des valets frappaient de leurs gros souliers sur les dalles du vestibule.

Seul maître Gabriel demeurait impassible. D'un ton très sec, il enjoignit à sa fille de se taire.

Cependant, par la fenêtre, le Lieutenant-Général avait fait un signe. Des soldats montèrent. Leur présence calma les remous et la curiosité agglutina tout le monde à l'entrée d'une chambre. Sur un oreiller, Angélique distingua vaguement la tête d'un vieillard qui, en effet, paraissait à la dernière extrémité, sinon mort.

– Mon fils, je vous apporte Notre-Seigneur Jésus-Christ ! dit le prêtre en s'avançant.

Ces paroles eurent un effet magique.

Le vieillard ouvrit brusquement un œil extrêmement aigu et vif et dressa la tête au bout d'un long cou décharné.

– Je ne crois pas que cela puisse être en votre pouvoir.

– Vous avez consenti, tout à l'heure...

– Je n'en ai pas souvenance.

– On ne pouvait interpréter autrement le mouvement de vos lèvres.

– J'avais soif, c'est tout. Mais souvenez-vous, monsieur le curé, que j'ai mangé du cuir bouilli et de la soupe aux chardons pendant le siège de La Rochelle. Ce n'est pas pour, cinquante ans plus tard, renier des croyances au nom desquelles vingt-trois mille habitants de ma cité sont morts sur vingt-huit mille.

– Vous radotez !...

– Possible, mais vous ne me ferez pas radoter à l'envers.

– Vous allez mourir.

– Que nenni !

Il cria d'une drôle de voix fêlée, mais encore allègre :

– ... Qu'on m'apporte un verre de vin des Borderies.

Les gens de la maison s'esclaffèrent bruyamment. L'oncle ressuscitait. Le capucin, outré, réclama le silence. Il fallait châtier ces insolents hérétiques. Tâter de la prison leur apprendrait à montrer au moins une déférence apparente, sinon de cœur. Un règlement spécial avait été institué d'ailleurs pour ceux qui, par leur attitude extérieure, incitaient au scandale.

À ce moment une odeur de brûlé parvenant aux narines d'Angélique lui suggéra de s'écarter de ces débats dont rien de bon ne pouvait sortir pour elle, ni pour personne, et de se diriger vers la cuisine.

C'était une pièce immense, chaude, bien meublée et qui, tout de suite, lui fut sympathique. Elle s'empressa de déposer Honorine dans un fauteuil près de l'âtre, et soulevant le couvercle d'une marmite, découvrit des topinambours qui commençaient à se caraméliser mais qu'on pouvait encore sauver de la calcination définitive. Elle jeta une louche d'eau dans le chaudron, atténua la flamme puis, regardant autour d'elle, décida de disposer le couvert sur la longue table centrale.

La discussion finirait bien par s'apaiser et, puisqu'elle était servante, elle se devait de préparer le repas.

Elle demeurait ahurie et péniblement impressionnée par la scène bizarre de l'arrivée. Une maison protestante n'était peut-être pas le refuge idéal. Mais ce marchand avait agi avec humanité à son égard. Il semblait n'avoir aucun soupçon sur sa personnalité. On perdrait sa piste. Qui viendrait la chercher, servante d'un marchand huguenot de La Rochelle ! Elle poussa la porte d'un office sombre et frais et trouva ce qu'elle y cherchait. Des réserves de vivres soigneusement rangées et étiquetées.

– Est-ce votre servante ? demanda la voix de l'intendant.

– Oui, monseigneur.

– Elle appartient à la R.P.R. ?

– En effet.

– Et l'enfant ?... Sa fille. Une bâtarde sans doute. Dans ce cas, elle doit être élevée dans la religion catholique... L'a-t-on fait baptiser ?...

Angélique demeurait soigneusement le dos tourné, à ranger des pommes. Son cœur battait à grands coups. Elle entendit maître Gabriel répondre qu'il avait engagé tout nouvellement cette servante, mais qu'il ne manquerait pas de s'informer de sa situation et de celle de son enfant et de la tenir au courant des lois.

– Et votre fille à vous, monsieur Berne, quel âge a-t-elle ?

– Douze ans.

– Précisément. Un récent décret autorise les filles élevées dans la R.P.R. à choisir dès douze ans la religion à laquelle elles désirent appartenir.

– Je crois que ma fille a déjà choisi, murmura maître Gabriel, vous avez pu vous en rendre compte tout à l'heure.

– Mon cher ami (la voix de l'intendant était sèche), je déplore que vous preniez mes indications avec un certain esprit, comment dirais-je, quelque peu caustique, voire, frondeur. Je suis au regret d'insister. Tout cela est extrêmement sérieux. Et je n'ai qu'un conseil à vous donner : Abjurez... Abjurez, croyez-moi, avant qu'il ne soit trop tard, vous vous épargnerez mille ennuis, mille déboires.

Angélique aurait bien aimé que M. de Bardagne allât s'écouter par ailleurs. Elle était fatiguée de tourner le dos et d'attiser le feu pour se donner une contenance.

Enfin la voix se perdit dans l'escalier. Peu après la porte de la maison, puis celle de la cour claquaient sur des bruits de bottes, de sabots de cheval et les membres de la famille apparurent l'un après l'autre dans la cuisine puis se rangèrent debout autour de la table. La vieille servante, celle qui avait lancé les oignons, trottina comme une souris jusqu'à la cheminée et poussa un soupir de soulagement en constatant que le repas qu'elle avait si complètement oublié dans la fièvre des événements, n'avait pas souffert de dommage.

– Merci, ma belle, souffla-t-elle à Angélique. Sans vous, notre maître m'aurait chanté pouille.

La vieille servante, Rebecca, après avoir déposé le plat, se tint au bout de la table et le pasteur Beaucaire prit la parole pour une courte allocution qui était peut-être une prière appelant sur le frugal repas la bénédiction du Seigneur. Puis chacun s'assit. Angélique demeurait, mal à l'aise, près de l'âtre. Maître Gabriel l'interpella :