Et, comme dans l'Arche, « il n'y avait pas de fenêtre et ils ne devaient pas savoir ce qui se passait au-dehors ».

Puis le bateau s'était mis à rouler à grands balancements réguliers, comme en paix, ils avaient senti la tension des voiles orientées enfin sans contrainte, gonflées, tendues, et tout l'élan libérateur qui passait dans la coque faisait frémir les bois d'une allégresse de pur-sang auquel on a lâché les rênes.

Et Le Gall apparut sur le seuil, harassé, avec une expression à la fois triomphante et désespérée dans son regard bleu de Celtique :

– Nous leur avons échappé, dit-il. Nous sommes au large. Nous sommes sauvés !

Alors leur cœur à tous se déchira.

Adieu ville de La Rochelle, notre ville ! Adieu, notre Royaume ! Adieu, notre Roi !...

Ils tombèrent à genoux, les yeux pleins de larmes.

– La terre est encore visible, dit Le Rescator, en s'approchant d'Angélique, la fixant durement par les fentes de son masque. Ne vous retournerez-vous pas pour jeter un dernier regard à ces rivages que vous quittez à jamais, madame ?

Angélique secoua la tête :

– Non, dit-elle.

– Vous avez peu de sentiments pour une femme. Il ne doit pas faire bon encourir vos haines. Vous ne laissez donc aucun regret là-bas, aucun souvenir, aucun être cher ?

« Un enfant mort, songea-t-elle, une petite tombe à l'orée de la forêt de Nieul... C'est tout. »

– J'emporte tout ce qui m'est cher, dit-elle, en serrant Honorine sur son cœur. Mon seul trésor.

Et, comme chaque fois que la curiosité insinuante du Rescator se manifestait, la prenant de court, elle eut l'impression d'être guettée et que l'intérêt qu'il lui portait la menaçait.

Une incommensurable fatigue lui tomba sur les épaules. C'était le poids des heures qu'elle venait de vivre, c'était le poids de toute sa vie à l'instant où le destin refermait derrière elle une porte qui ne se rouvrirait plus. Elle sentit la douleur de ses bras raidis, qui n'avaient cessé, depuis un temps infini, de serrer Honorine contre elle.

– Je suis fatiguée, dit-elle d'une voix mourante. Oh ! tellement fatiguée. Je voudrais dormir...

Angélique n'eut plus conscience de ce qui se passait entre le moment où elle prononça ces paroles et celui où elle s'éveilla, dans la lumière propre du couchant. Un soleil couleur de rubis emplissait sa vue, se détachant comme une énorme lanterne sur le fond d'argent terni de la mer et du ciel.

Il toucha l'horizon, s'engloutit avec une rapidité déconcertante, laissa traîner encore pendant un bref moment une lueur rose plus éblouissante que l'aurore qui, peu à peu se mit à pâlir.

Angélique sentit autour d'elle le mouvement du navire, ce balancement rythmé et incessant qui la replaçait, quelques années en arrière, en Méditerranée. En ce temps-là, même lorsqu'elle était captive sur l'Hermès, il arrivait qu'une sensation d'immensité gonflât son cœur, comblât l'insatisfaction de son âme passionnée. C'étaient de tels souvenirs qui lui avaient laissé d'un voyage où elle avait souffert mille morts, une impression de regret et d'enchantement.

Ce soir, elle retrouvait la mer. Par la fenêtre vitrée du château arrière, le crépuscule lui offrait son bref incendie, puis le mystère solennel de la pénombre avant la nuit.

Elle entendait rebondir contre la coque l'éclaboussure des vagues. Et, par intermittence, le claquement sec des voiles, et le chant éolien de la brise dans les haubans.

Elle se redressa, s'assit à demi sur le divan oriental où on l'avait étendue, se soutint du bras, la tête vide, sans pensées, mais avec la perception aiguë du bonheur qui l'envahissait. Elle était libre.

Honorine dormait à ses côtés, abandonnée, rose, épanouie, dont le couchant avivait la carnation joufflue.

Angélique se pencha sur elle avec une tendresse infinie.

– Je t'emmène, trésor, murmura-t-elle. Chair de ma chair, cœur de mon cœur.

La joie surhumaine devenait presque douloureuse. Un rêve ancien qui avait hanté sa vie se réalisait.

Elle s'en allait sur la mer.

Sa poitrine s'emplit d'air salin. Ses yeux se voilèrent, sa tête vacilla, renversée sous la griserie d'une ivresse qui n'avait pas de nom. Un sourire d'extase errait sur ses lèvres.

Là, seule dans la clarté du jour finissant, Angélique offrait à l'Océan, comme à un amant retrouvé, son visage tendu et ravi d'amoureuse...

FIN

1 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

2 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

3 Cf. « Angélique et le Roy ».

4 Mot d'argot ancien désignant les policiers.

5 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

6 Cf. « Indomptable Angélique ».

7 Cf. « Indomptable Angélique ».