– Quel est-il, Osman Bey ?

– Je l'ignore. Mais tant que tu ne l'auras pas atteint, tu ravageras tout sur son passage et jusqu'à ta propre vie...

Elle reverrait Samuel de la Morinière. Il le faudrait ! Elle se mit à l'injurier en elle-même, agacée de ce trouble malsain qui continuait à l'habiter, et qui la dominerait encore lorsqu'elle se retrouverait en sa présence. Cet homme avait au moins vingt ans de plus qu'elle. C'était un hérétique sans esprit, morne et cruel. Mais il l'obsédait et elle s'interrogeait sur lui, curieuse de savoir s'il possédait vraiment cette puissance anormale qui l'avait si fortement effrayée. Lorsqu'elle songeait à certains moments de leur lutte, sa gorge se serrait.

Elle prit du bout des doigts, dans un pot, de la crème rose et commença à masser légèrement ses tempes. Le miroir, limpide comme une eau forestière, renvoyait la lumière de ses cheveux. Elle y vit naître une forme, imprécise, tel un cauchemar, titubante et qui peu à peu s'éclaira en son milieu d'une lueur rousse : la moustache du capitaine Montadour.

Venu à pas de loup jusqu'à sa chambre, il avait tourné la poignée de la porte et, surpris, l'avait vue céder sans effort. L'effroi succédant à son premier sentiment de triomphe, un peu haletant, il s'était penché scrutant la pénombre où ne brillait qu'une seule chandelle. Il avait aperçu Angélique debout devant son miroir.

Allait-elle se transformer en biche ?...

Son long peignoir transparent révélait ses formes parfaites. Ses cheveux dénoués lui faisaient, sur les épaules, une cape aux chauds reflets. Elle penchait un peu la tête et ses doigts faisaient naître à ses joues de savoureuses fleurs roses.

Alors il s'était approché.

Angélique se retourna médusée.

– Vous !

– N'aviez-vous pas eu la bonté de laisser votre porte ouverte, très belle ?

Il suait à grosses gouttes et ses yeux disparaissaient presque derrière les boules rouges de ses pommettes, tant son sourire voulait être jovial. Avec ça, puant le vin, les mains tendues et tremblantes.

– Allons, ma jolie, est-ce que vous ne m'avez pas fait assez languir. Cela doit vous tarder à vous aussi, pas vrai, jeune et belle comme vous l'êtes ? Est-ce qu'à nous deux on ne pourrait pas nous payer du bon temps ?...

Il n'était pas adroit et le savait. Mais sa langue pâteuse embrouillait le madrigal qu'il aurait voulu tourner, et voilà qu'il sortait des « pauvretés » impardonnables. Il préféra passer à une action plus brillante et saisit la jeune femme à pleins bras. Elle eut un haut-le-cœur en éprouvant la mollesse envahissante de cette bedaine et se rejeta en arrière, renversant un des pots d'onyx qui se brisa sur le dallage.

Des bras d'hommes, partout des bras d'hommes pour l'étreindre : le roi, le soudard, le huguenot, d'autres encore, toujours, des bras d'hommes, des corps d'hommes contre le sien...

Elle saisit, dans le coffret, le poignard effilé de Rodogone l'Égyptien et le tint en défense devant elle, d'un geste prompt que lui avait appris la Polak.

– Écartez-vous... ou je vous saigne comme un pourceau.

Le capitaine recula de deux pas, les yeux arrondis devant le spectacle incroyable.

– De... de quoi ?... bégaya-t-il... mais c'est qu'elle le ferait !

Son regard incrédule allait de la lame étincelante aux prunelles non moins étincelantes de celle qui la tenait.

– ... Allons ! allons... on ne s'est pas compris...

Puis il se retourna et aperçut les serviteurs qui s'étaient massés dans l'ombre de la chambre et qui barraient la porte. Malbrant et son épée dégainée, les laquais, les valets, qui avec un bâton, qui avec un couteau, et jusqu'à Lin Poiroux, le cuisinier, avec sa toque blanche et ses gâte-sauces, tous armés de leurs tourne-broches et de leurs meilleures lardoires.

– Y a-t-il quelque chose pour votre service, monsieur le capitaine ? demanda l'écuyer d'une voix où perçait la menace.

Montadour jeta un regard vers la fenêtre ouverte puis vers la porte. Qu'est-ce qu'ils faisaient là, tous, avec leurs yeux sauvages ?

– Foutez le camp ! gronda-t-il.

– Nous ne recevons des ordres que de notre dame, répliqua Malbrant ironique.

La Violette, doucement, se glissa vers la fenêtre et la ferma. Montadour ne pouvait plus appeler. Il comprit que rien ne les empêcherait de l'assassiner là, en quelques coups de rapières ou de lardoires. Ses hommes bivouaquaient au-dehors et, d'ailleurs, il n'en avait que quatre dans la propriété, les autres ayant été envoyés dans un village où l'on avait signalé des bandes protestantes.

Une sueur froide lui mouilla les tempes et coula entre les plis de son cou congestionné. Par un réflexe militaire, il porta la main à son épée, décidé à vendre chèrement sa peau.

– Laissez-le passer, dit Angélique à ses gens.

Elle ajouta, avec un sourire glacé :

– Le capitaine Montadour est mon hôte... S'il se comporte courtoisement il ne lui arrivera pas malheur sous mon toit.

Il sortit, méfiant et bouleversé. Il fit entrer les soldats dans le château. Il ne se sentait plus en sécurité au fond de ce domaine perdu... Un nid de brigands aux ordres d'une femelle dangereuse, voilà bien le guêpier où il était allé se fourrer !

Le silence du parc où passaient les chouettes lui glaçait le cœur. Il fit veiller une sentinelle à la porte de sa chambre.

Chapitre 11

Deux silhouettes adolescentes se profilaient, minces et vêtues de noir, dans l'encadrement ensoleillé de la porte.

– ... Florimond ! dit Angélique.

Elle répéta, médusée :

– ... Florimond ! Monsieur l'abbé de Lesdiguière !...

Ils s'avancèrent souriants. Florimond mit un genou en terre et baisa la main de sa mère. L'abbé fit de même.

– Mais pourquoi ?... Qui ?... Comment se fait-il ?... Ton oncle m'avait dit...

Les questions se bousculaient sur ses lèvres. À sa surprise succédait une impression d'atterrement.

L'abbé expliqua qu'il avait appris trop tard le retour de Mme du Plessis en France. Il avait encore quelques obligations à remplir envers M. le Maréchal de la Force, chez qui il était entré en service comme aide-aumônier après le départ d'Angélique. Dès qu'il l'avait pu, il s'était mis en route et, en passant, s'était arrêté au collège de Clermont pour voir ce qu'y devenait Florimond. Or le Père Raymond de Sancé s'était empressé de lui restituer son ex-élève, heureux, disait-il, de trouver un compagnon de voyage à son neveu, car celui-ci était sur le point de prendre la route, seul, pour gagner le Poitou.

– Mais pourquoi ?... pourquoi ? répétait Angélique. Mon frère m'avait dit que...

L'abbé de Lesdiguière baissa ses longs cils avec confusion.

– J'ai cru comprendre que Florimond ne donnait pas satisfaction, murmura-t-il, et qu'on le renvoyait.

Les yeux d'Angélique allèrent de la physionomie aimable du jeune abbé à celui de son fils. Elle avait peine à le reconnaître. Pourtant c'était bien lui. Mais si grandi, maigre comme un clou, sous sa vareuse noire de collégien. La taille, serrée par une ceinture où pendaient une corne d'encre et un étui à plumes, avait la finesse de celle d'une femme. Douze ans ! Il lui atteindrait bientôt l'épaule. À un mouvement qu'il fit pour rejeter en arrière une boucle de ses longs cheveux qui le gênait – mouvement plein de désinvolture et où n'entrait aucune contribution – elle comprit d'où venait le bouleversement qu'elle éprouvait à sa vue. Il s'était mis à ressembler de plus en plus à son père. De ses traits enfantins surgissaient comme d'une gangue un profil pur, une joue un peu creuse, des lèvres pleines et moqueuses ; le visage de Joffrey de Peyrac qu'on devinait jadis malgré la disgrâce de ses cicatrices. La chevelure de Florimond avait doublé, semblait-il, foisonnante, profondément noire. Et, dans ses prunelles, veillait une ironie allègre que démentait son maintien calme de bon élève.

Que se passait-il ? Elle ne l'avait pas embrassé, elle ne l'avait pas serré sur son cœur. Mais, c'est aussi qu'il ne lui avait pas sauté au cou, comme jadis.

– Vous êtes couverts de poussière, fit-elle, vous devez être fatigués ?

– Harassés, en effet, dit l'abbé, nous nous sommes égarés, nous avons parcouru au moins vingt lieues de plus. Nous voulions éviter ces bandes armées de faux qui parcourent le pays. Du côté de Champdeniers, nous avons été arrêtés par des huguenots. Ils en voulaient à mon habit ecclésiastique. Florimond, en vous nommant, les a calmés et ils nous ont laissé passer. Ensuite, nous avons été assaillis par des va-nu-pieds qui en voulaient, plus simplement, à nos bourses. Heureusement, j'avais mon épée... La province me paraît très agitée...

– Venez manger, insista-t-elle, retrouvant un peu ses esprits.

Les domestiques s'empressaient, heureux de retrouver le garçonnet qui avait longtemps habité le Plessis avec son frère Cantor. On apporta vivement une collation de fruits et de laitages.

– Peut-être vous étonnez-vous de me voir porter l'épée, reprenait l'abbé dont la voix précieuse et douce ne lui semblait pas tout à fait réelle, mais M. de la Force ne peut souffrir de voir un gentilhomme sans épée, fût-il prêtre. Il a obtenu de l'archevêque de Paris le droit de la faire porter par ses aumôniers de noble naissance.

Il expliqua encore, en maniant délicatement sa cuillère de vermeil, que le maréchal quand il partait en campagne voulait entendre la messe tous les jours avec autant de pompe que dans la chapelle de son château. Ce qui avait parfois créé des situations pittoresques, l'aumônier officiant sous les murs d'une ville assiégée, tandis que les fumées de l'encens se mêlaient aux volutes des premiers coups de canon. « L’Arche Sainte sous les murs de Jéricho », disait le maréchal enchanté. Tel était le maître que l'abbé de Lesdiguière avait servi en l'absence de celle qu'il ne pensait plus revoir et qu'il retrouvait en ce jour avec un bonheur qu'il ne pouvait exprimer.

Tandis que les deux arrivants achevaient de se restaurer, Angélique s'écarta vers la fenêtre pour lire la missive du Père de Sancé que lui avait remise le précepteur de son fils. Le Jésuite y parlait de Florimond. L'enfant ne répondait pas à leurs efforts, disait-il. Il n'aimait pas le travail intellectuel et, peut-être, au fond, manquait d'intelligence. Il avait la déplorable habitude de se cacher pour étudier les globes et les instruments d'astronomie à l'heure de la leçon d'escrime ou de partir à cheval alors que le maître de mathématiques se présentait dans sa classe. En bref, il manquait de la plus élémentaire discipline scolaire et, ce qui était fort décourageant, ne semblait pas en être affecté. La missive finissait sur ce compte rendu pessimiste, sans autre explication. Angélique pensa : « Je sais ce que cela veut dire », et relevant les yeux, elle vit que les frondaisons du parc jaunissaient et qu'un bosquet de merisiers avait pris, en quelques jours, la teinte sombre du sang.

L'automne était là.

Tous ces mots n'étaient que prétexte. Florimond n'avait pu quitter le collège sans autorisation du Roi. Elle revint vers eux avec fébrilité.

– Il faut que vous partiez tout de suite, dit-elle à l'abbé, vous n'auriez jamais dû revenir, ni ramener Florimond.

L'arrivée de Malbrant-coup-d'épée interrompit la protestation effarée du petit ecclésiastique.

– Alors, fils ? qu'avez-vous fait de votre bonne épée, vous vous êtes rouillé comme elle à apprendre des fadaises. Mais nous allons reprendre l'exercice. Tenez, voici trois lames parmi les plus belles. Je les ai affûtées pour vous. Je sentais que vous n'alliez pas tarder à revenir.

– Madame, que dites-vous ? murmurait l'abbé. N'avez-vous pas l'emploi de mes facultés ? Je peux continuer à donner des leçons de latin à Florimond et apprendre l'alphabet à votre dernier fils. J'ai reçu les Ordres et je dirai la messe chaque jour dans votre chapelle, confesserai vos serviteurs...

Il était effarant d'inconscience. Les yeux tendres avouaient l'adoration qu'il lui portait, les larmes qu'il avait versées en secret la croyant à jamais disparue, la joie qui le bouleversait de la retrouver vivante.

Ne voyait-il pas à quel point elle était changée, marquée, entourée d'un halo de disgrâce ?

Ne sentait-il pas le danger des désordres, la tension du pays ? Ici même, dans ce château, ne percevait-il pas l'atmosphère de sensualité, de haine et de sang ?

– La messe ! Vous êtes fou... Des soldats souillent ma demeure. Je suis prisonnière, humiliée et moi-même... moi-même, je suis maudite...

Elle avait parlé toujours à voix basse, sans savoir, un peu hagarde, les yeux rivés sur les yeux du jeune homme au visage d'enfant et, comme si elle eût voulu se réfugier en sa candeur. Une passion grave inonda les traits délicats de l'abbé de Lesdiguière.