Elle était écartelée entre la forêt, la force enfouie sous les arbres, l'appelant comme brame un cerf au fond des bois, et la tentation de s'immobiliser, la tentation de ne plus agir.
L'automne était venu et elle n'avait pas fait sa soumission au Roi. Mais les émissaires qu'il enverrait pour l'arrêter ne pourraient plus franchir le cercle de fer et de feu que déjà le patriarche avait tressé aux abords de la province. Au-delà du parc où jouaient ses fils, il y avait des femmes qu'on frappait, des récoltes qui brûlaient, des paysans qui rôdaient, prêts à tout.
Florimond et l'abbé de Lesdiguière la regardaient ; où qu'elle allât, elle sentait sur elle l'interrogation de ces yeux purs. Le Roi avait su ce qu'il faisait en lui envoyant Florimond. « Les enfants, c'est toujours de trop, disait la sage-femme, quand on ne les aime pas, ça encombre, quand on les aime, ça rend faible. »
Vulnérabilité d'un cœur frappé par trop de coups et qui oscille. La Méditerranée avait atteint Angélique. Alors qu'elle se croyait endurcie, sa faculté de souffrir s'était décuplée sous raffinement de sa pensée. Tout maintenant lui faisait mal. Mais les forces déchaînées l'entraînaient malgré elle. Le cor d'Isaac de Rambourg l'appelait dans le soir couleur de cuivre, au-dessus des frondaisons fauves. Ils avaient convenu d'un code suivant l'importance des messages à transmettre. L'hallali, c'était l'appel au secours. L'hallali !...
– Madame, il faut venir, suppliait La Violette, essoufflé d'avoir couru jusqu'à la gentilhommière voisine, les femmes... Les femmes des villages protestants de Gâtine... celles qui ont été chassées sur les routes depuis plusieurs jours sans recevoir de secours... elles se sont réfugiées chez M. de Rambourg. Si Montadour l'apprend, elles sont perdues. Il demande conseil...
Angélique se faufila dans le souterrain. Par le bois elle gagna les jardins herbeux qui environnaient le château de Rambourg sur la colline. Dans a cour, au pied du donjon, les femmes épuisées étaient assises à même le sol, leurs enfants maigres contre elles. Leurs regards étaient mornes, leurs coiffes blanches souillées de poussière et fripées. Elles racontaient à la baronne leur marche sans but parmi l'hostilité des villages catholiques que leurs curés encourageaient à respecter l'édit prescrivant de ne leur donner aucun office d'humanité, même pas une croûte de pain. Elles se nourrissaient de raves arrachées dans les champs, la nuit, et longtemps elles avaient vécu à l'orée des bois. On les délogeait avec des chiens. Des patrouilles de soldats surgissaient et les harcelaient. Il y en avait toujours pour surveiller aux abords des villages de leur religion, que l'édit fût respecté. Elles marchaient avec les enfants sous l'implacable soleil de l'été, sous les pluies violentes d'orage. Enfin, elles avaient décidé de se rendre jusqu'à La Rochelle, l'ancienne métropole des protestants, où ceux-ci étaient encore assez nombreux pour pouvoir passer outre à l'édit et les accueillir. Pendant quelques jours elles avaient traversé une région où les bandes de Samuel de la Morinière étaient maîtresses de la situation et avaient pu ainsi se reposer dans des fermes de coreligionnaires. Mais les paysans étaient appauvris, les vivres rares. Il avait fallu continuer. En arrivant dans la région de la rivière Vendée, elles avaient rencontré les rouges dragons de Montadour. Affolées elles s'étaient enfoncées loin des routes. Elles aboutissaient à ce cul-de-sac près de la forêt infranchissable et apprenaient que l'un des pires tourmenteurs des protestants y tenait son quartier général. Dans un suprême effort elles s'étaient hissées jusqu'à la demeure des Rambourg qu'on leur avait indiquée.
Les enfants Rambourg, mal mouchés, contemplaient bouche bée les arrivantes. Angélique aperçut Florimond, près de l'aîné Nathanaël. L'inquiétude la rendit brusque.
– Que fais-tu ici ? Pourquoi te mêles-tu de ces affaires de protestants ?
Florimond sourit. Il avait pris l'habitude, depuis le collège, de ne plus répliquer quand on lui faisait un reproche. C'était exaspérant. La baronne de Rambourg, qui en était au septième mois d'une neuvième grossesse, distribuait des morceaux de pain aux femmes. Le pain était rassis et noir.
L'une de ses filles l'aidait, portant la corbeille.
– Que devons-nous faire, madame ? dit-elle à Angélique. Nous ne pouvons garder ces femmes ici, encore moins les nourrir.
Le baron de Rambourg arrivait, son cor de chasse sur l'épaule.
– Les remettre sur la route, c'est leur perte. Avant qu'elles aient réussi à gagner Secondigny, en contournant la forêt, Montadour les rattrapera.
– Non, dit Angélique, qui avait déjà réfléchi. Il faut qu'elles gagnent le moulin des Ablettes, sur les marais. De là des barques les conduiront jusqu'au domaine de M. d'Aubigné où elles seront à l'abri. En traversant, peu à peu, l'étendue des eaux, avec des maraîchères pour les guider, elles finiront par arriver jusqu'aux abords de La Rochelle. Elles n'en seront plus qu'à deux ou trois lieues, et auront accompli tout leur voyage à l'écart des routes fréquentées.
– Mais pour atteindre le moulin des Ablettes ?
– Elles couperont tout droit à travers la forêt. I' n'y en a pas pour plus de deux ou trois heures de marche.
Le protestant fit la grimace.
– Qui les guidera ?
Angélique abaissa son regard sur les faces lasses ù brûlaient les prunelles sombres des femmes de –a province.
– Moi.
En sortant des arbres, leurs pieds s'enfoncèrent dans une mousse spongieuse. Les marais commençaient là. Ils avaient la couleur de la prairie et l'on eût cherché à s'avancer entre les aulnes et les trembles, si des barques qu'on appelle plates, à la chaîne sur la rive, n'eussent trahi la présence des eaux. Angélique avait emmené trois petits laquais pour aider à la manœuvre des bachots. En gars du pays, ils s'étaient montrés pessimistes.
– On s'embarquera pas si facilement, madame la Marquise. Au moulin des Ablettes, la rive est contrôlée par le meunier. Il demande péage à tous ceux qui veulent passer dans les marais et il fait toujours des avanies aux réformés parce qu'il les déteste. Il tient les clés des barques. Il y a même des gens des hameaux qui font de longs détours pour ne pas avoir à passer par son moulin.
– Nous n'avons pas le temps. C'est notre seule issue. Je me charge du meunier, dit Angélique.
Ils partirent bien avant la fin du jour, emportant des lanternes qu'on allumerait lorsque l'obscurité envahirait les bois. Les enfants étaient las. Le chemin parut long. Lorsqu'ils parvinrent au moulin des Ablettes, le soleil était déjà couché. Les cris des grenouilles et des oiseaux aquatiques vrillaient l'ombre. La fraîcheur d'une brume impalpable montait du sol et prenait à la gorge, tandis que s'estompaient peu à peu, dans une matité bleue, les lignes des arbres aux racines inondées.
Le moulin se distinguait encore sur la gauche, trapu, montrant les dents de sa roue au ras d'une eau dormante fleurie de nymphéas.
– Restez là, dit Angélique aux femmes, serrées frileusement l'une contre l'autre.
Des enfants toussaient et ouvraient sur ce décor embué leurs yeux inquiets.
Angélique, en pataugeant un peu, gagna le moulin. Elle trouva le pont vermoulu et, tout de suite, la familière passerelle, au-dessus du bief. Sa main rencontra le mur rugueux où s'accrochaient des liserons.
La porte était ouverte. Le meunier comptait ses écus à la lueur d'une chandelle. C'était un homme au front bas. La frange de cheveux épais qui tombait sur ses sourcils accentuait son expression de ténacité bornée. Vêtu de gris, comme les gens de sa profession, un chapeau rond de castor vissé sur la tête, il avait un certain aspect cossu. Il portait bas rouges et souliers à boucles d'acier. On disait que ce meunier était très riche, avare et intolérant.
Angélique promena le regard sur les meubles rustiques que veloutait l'impalpable farine. Des sacs étaient empilés dans un coin et l'on respirait l'odeur du froment. Elle sourit de trouver le décor inchangé. Puis, s'avançant, elle dit :
– Valentin, c'est moi... Bonjour.
Chapitre 12
Les barques avançaient au long du tunnel obscur. À l'avant les ronds jaunes des lanternes perçaient difficilement une nuit limitée par la voûte serrée des arbres. La haute taille de maître Valentin devait parfois se courber. D'une injonction en patois, .1 avertissait les guides des autres barques. Les femmes n'avaient plus peur. Une détente se percevait parmi elles et l'on entendait les rires étouffés des enfants. Une paix, depuis de longs jours ignorée, s'insinuait dans le cœur des fugitifs : la paix des marais inviolés. N'est-ce pas du marais poitevin que le bon roi Henri IV écrivait à sa mie : « L'on y peut être plaisamment en paix et sûrement en guerre. » Quel ennemi poursuivrait ici son adversaire ? L'eût-il voulu, qu'après avoir embarqué quelques soldats sur des « plates », Montadour les verrait revenir transis, boueux, ayant viré en vain parmi les rigoles et les conches, abordant une rive pour la sentir s'effondrer sous leurs bottes, tournant dans un labyrinthe aux murailles vertes ou dorées suivant la saison, parmi les grilles fermées des ramures, à l'hiver, pour se retrouver enfin à leur point de départ. Encore heureux s'ils revenaient ; l'immense étendue pourrait les engloutir à jamais dans son univers silencieux. Bien des cadavres inconnus dorment au fond des eaux mortes, sous le velours vert des cressonnières…
Maître Valentin, le meunier, s'était levé lorsque Angélique l'avait interpellé. Il n'avait pas paru surpris de la voir. Elle retrouvait, sous les traits lourds, ceux du gamin têtu et taciturne, qui poussait la « pigouille » pour emmener jadis la demoiselle de Sancé dans son domaine des marais et la soustraire jalousement aux appels claironnants du berger Nicolas « Angélique !... Angélique !... » Le berger courait par les prairies avec sa houlette, son chien et ses moutons derrière lui.
Angélique et Valentin, cachés par les roseaux, pouffaient sournoisement, puis s'éloignaient plus encore et les appels mouraient étouffés par les branches : aulnes, ormes, frênes, saules et longs peupliers...
Valentin cueillait des rameaux de la plante d'angélique. Ils la suçaient et la respiraient tour à tour. « Pour avoir ton âme », disait Valentin.
Il n'était pas bavard comme Nicolas. Il était facilement rouge et saisi d'implacables colères. C'était les protestants, on ne sait pourquoi, qui attisaient sa haine. Avec Angélique, ils allaient guetter, aux carrefours, les enfants huguenots qui revenaient de l'école et ils leur lançaient au visage des chapelets, afin de les entendre crier : au diable ! Ces souvenirs revenaient à l'esprit d'Angélique, tandis qu'avec un bruit d'averse légère se déchirait, sous l'étrave, le tapis de lentilles d'eau.
Valentin n'aimait toujours pas les protestants mais il avait été sensible aux écus d'or que lui avait remis la marquise du Plessis-Bellière. Il avait pris ses clés et fait monter femmes et enfants dans les plates.
À une bouffée d'air plus large, on devina que le chemin d'eau s'élargissait. Le premier bateau heurta la terre ferme. Dans un halo irisé, la lune sortait des arbres. Elle révéla la demeure des seigneurs d'Aubigné qui dormait, entourée de saules, parmi des pelouses aux longues herbes. Le château était bâti sur l'une de ces innombrables îles de l'ancien golfe du Poitou, dont les roches à fleur de sol ont été battues jadis par la mer. L'hiver, les eaux n'en montaient pas moins jusqu'au seuil du grand escalier de pierre. Château Renaissance, édifié par un maître qu'avait tenté le reflet des pierres blanches dans le miroir insondable, et aussi, peut-être, la situation inaccessible des lieux. Demeure pour conjurés s'il en fut !
Des chiens aboyaient...
On vint vers les arrivants et Mlle de Coesmes, la cousine du vieux marquis, apparut tenant haut un chandelier. Sévère, elle écouta Angélique lui parler de l'état misérable des pauvres femmes, veuves la plupart, qu'elle avait conduites jusqu'ici dans l'espoir qu'on les prendrait en charge et qu'on les aiderait à gagner La Rochelle. Elle n'approuvait pas l’ingérence dans les affaires des réformés d'une catholique aussi suspecte que Mme du Plessis. Ses débordements à la Cour n'étaient-ils pas trop connus ? Cependant elle la fit entrer et tandis que l'on conduisait les paysannes aux cuisines, elle considéra la robe de futaine qu'Angélique portait sous une mante pour ses expéditions nocturnes, ses souliers plats et boueux et le carré de satin noir qu'elle nouait sur ses cheveux pour les maintenir.
La vieille fille serra les lèvres derechef, prit un air de martyre résignée et avertit sa visiteuse :
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