– Passerez-vous sans danger, Molines ?

– J'ai pris avec moi une arme, fit-il en montrant sous son manteau la crosse d'un pistolet.

Son vieux valet, monté sur sa mule, l'accompagnait. Ils s'éloignèrent.

Devant le château, Florimond, sautant sur un pied, poussait des cailloux. Il vint vers Angélique et lui annonça avec l'expression animée que l'on prend pour une joyeuse nouvelle :

– Mère, il faut maintenant partir.

– Partir ? Où cela ?

– Loin, très loin, dit le garçonnet, avec un geste vers l'horizon, dans un autre pays. Nous ne pouvons pas rester ici. Les soldats vont revenir peut-être et nous n'avons rien pour nous défendre. J'ai regardé les vieilles couleuvrines qui sont là-haut sur les remparts. Ce sont des joujoux, et encore, rouillés. Impossible de leur faire cracher le moindre boulet. J'ai bien essayé de les remettre en état, mais j'ai failli sauter avec-. Alors vous voyez bien, il faut partir...

– Tu es fou. Où as-tu été chercher des idées pareilles ?

– Mais... je regarde autour de moi, dit l'enfant en haussant les épaules. C'est la guerre et elle ne fait que commencer, je crois.

– Aurais-tu peur de la guerre ?

Il rougit et elle lut dans ses yeux noirs une expression d'étonnement et de mépris.

– Je n'ai pas peur de me battre, si c'est cela que vous voulez dire, ma mère, mais voilà, je ne sais pas contre qui il faut se battre. Contre les protestants qui ne veulent pas obéir au Roi en se convertissant ?... ou contre les soldats du Roi qui viennent vous insulter dans votre propre demeure ? Je ne sais pas. Ce n'est pas une bonne guerre. C'est pour cela que je veux partir.

Il ne lui avait pas aussi longuement parlé depuis son retour. Elle le croyait insouciant.

– Ne te préoccupe pas, Florimond, dit-elle. Je pense que les choses vont s'arranger. Écoute, est-ce que... (elle parlait difficilement) est-ce que cela te plairait de retourner à la Cour ?

– Ma foi non, dit spontanément l'enfant. Il y en avait trop qui me faisaient des avances et qui me voulaient du mal parce que le Roi vous aimait. Et, maintenant, on me fait du mal parce qu'il ne vous aime plus. Moi, j'en ai assez ! Je préfère m'en aller. Et puis je m'ennuie dans ce pays. Je ne l'aime pas. Je n'aime rien ici. Je n'aime que Charles-Henri...

« Et moi ?... » faillit-elle crier, saisie de peine.

Voilà qu'il se vengeait de ce qu'elle l'avait blessé tout à l'heure et aussi, inconsciemment, d'être entraîné par elle dans une voie sans issue.

« Dieu sait que j'ai lutté pour mes fils et que je me suis sacrifiée pour eux. Aujourd'hui encore, je me suis sacrifiée à nouveau. »

Sans mot dire, elle marcha vers le perron. L'acte qu'elle venait d'accomplir en écrivant la lettre au Roi lui laissait les nerfs à vif. Elle n'eut pas le courage de s'adoucir pour rasséréner son fils. « C'est étonnant comme les enfants vous filent entre les doigts, pensa-t-elle. On croit les connaître enfin, avoir acquis leur amitié... Il suffit d'une absence... »

Avant le départ d'Angélique pour la Méditerranée, il n'eût pas réagi de cette façon, il n'eût pas douté d'elle. Mais il atteignait l'âge où l'on commence à s'interroger sur son destin. Si l'expérience de l'Islam avait pu marquer si profondément Angélique, pourquoi l'année passée par Florimond chez les Jésuites n'aurait-elle pu le transformer aussi ? L'âme a des carrefours... On ne peut la ramener en arrière.

Elle entendit courir Florimond. Il posa la main sur son bras et répéta, pressant :

– Mère, il faut partir !...

– Mais, où veux-tu aller, mon enfant ?

– Il y a bien des endroits où l'on peut aller. J'ai tout convenu de notre départ avec Nathanaël, J'emmènerai Charles-Henri.

– Nathanaël de Rambourg ?

– Oui, c'est mon ami. Nous étions toujours ensemble, autrefois, quand j'habitais le Plessis, avant d'aller servir à la Cour.

– Tu ne me l'avais jamais dit.

Il haussa les sourcils avec une expression ambiguë. Il y avait bien d'autres choses encore qu'il ne lui avait jamais dites.

– Si vous ne voulez pas venir, tant pis ! Mais j’emmènerai Charles-Henri.

– Tu déraisonnes, Florimond. Charles-Henri ne peut abandonner ce domaine dont il est l'héritier. Le château, le parc, les bois, les terres lui appartiennent et doivent lui revenir à sa majorité.

– Et moi, qu'est-ce que j'ai ?

Elle le considéra, le cœur serré. « Toi, tu n'as rien. Mon fils, mon bel enfant si fier !... »

– Moi, je n'ai rien ?

Son ton interrogeait. Il espérait contre toute attente. Chaque seconde du silence de sa mère laissait retomber en lui le poids d'un verdict qu'il avait déjà soupçonné.

– Tu auras l'argent que je possède dans mes affaires commerciales...

– Mais mon nom, mes domaines, mon héritage a moi, où sont-ils ?...

– Tu sais bien..., commença-t-elle.

Il se détourna avec brusquerie, le regard au loin.

– C'est justement pour cela que je veux partir.

Elle lui mit un bras autour des épaules et ils rentrèrent à pas lents dans le château. « J'irai au Roi, songeait-elle, je remonterai la Grande Galerie, vêtue de noir, sous les regards moqueurs et ravis des courtisans, je m'agenouillerai... Je me donnerai au Roi... Mais après je te ferai rendre tes titres, ton héritage... J'ai péché contre toi, mon fils, en voulant sauvegarder ma liberté de femme. Il n'y avait pas d'issue... » Elle le pressa plus fort contre elle. Il lui jeta un regard perplexe et, pour la première fois depuis son retour, ils se sourirent avec tendresse.

– Viens, nous allons faire une partie d'échecs.

C'était l'une des passions du jeune garçon. Ils s'installèrent près de la fenêtre devant le grand échiquier aux damiers de marbre noir et blanc que le roi Henri II avait offert à l'un des seigneurs du Plessis. Les figurines étaient d'ivoire et d'os. Florimond les disposa, les lèvres serrées par l'attention.

Angélique, par la fenêtre, regardait la pelouse défoncée, les arbres exotiques que les dragons avaient abattus pour faire du feu, par vandalisme, car les halliers étaient à deux pas.

Sa vie était à l'image de ce parc saccagé. Elle n'avait pu donner à son existence nulle ordonnance. Des passions étrangères l'avaient ravagée et, finalement, elle tombait sous leur joug. Là, près de ce fils encore fragile, que rien ne protégeait, elle mesura sa faiblesse de femme seule, sans maître pour la défendre. Autrefois, elle s'était sentie capable de faire n'importe quoi pour triompher. Aujourd'hui, ce « n'importe quoi » laissait dans sa bouche un goût de fiel. Elle avait mesuré les vanités humaines. L'Islam lui avait appris que seul l'accomplissement de l'être le met en accord avec son âme.

Or elle allait se donner au Roi. Un acte pire qu'une trahison, envers elle-même, envers son passé, envers l'homme qu'elle n'avait pu oublier...

– À vous, ma mère, dit Florimond, si vous m'en croyez, je vous conseillerais de jouer la reine.

Angélique eut un pâle sourire et joua la reine. Florimond médita une manœuvre compliquée puis, après avoir joué, releva les yeux.

– Je sais bien que ce n'est pas tout à fait votre faute, fit-il de cette voix douce qu'il avait rapportée du collège, ce n'est pas facile de s'y retrouver avec tous ces gens qui vous veulent du mal parce que vous êtes belle. Mais je crois qu'il faudrait partir avant qu'il ne soit trop tard.

– Mon chéri, tout n'est pas simple, en effet, comme tu viens de le dire toi-même. Où voudrais-tu que nous allions ? Je viens de faire un très long voyage, Florimond. J'ai couru des dangers terribles et il m'a fallu quand même revenir sans avoir trouvé ce que je cherchais...

– Mais moi, je le trouverai, dit Florimond avec véhémence.

– Ne sois pas présomptueux ! C'est un défaut qui coûte très cher.

– Je ne vous reconnais plus, fit-il sévère, est-ce bien vous que j'ai guidée dans le souterrain lorsque vous aviez décidé d'aller chercher mon père ?

Angélique éclata de rire.

– Oh ! Florimond, j'aime ta force ! Tu as raison de me gronder, au fond, mais vois-tu...

– Si j'avais su cela, je vous aurais accompagnée au lieu de me laisser enfermer dans leur sacré collège. À nous deux nous aurions réussi.

– Présomptueux ! répéta-t-elle avec tendresse.

La cruelle Méditerranée lui sautait aux yeux, les petits esclaves vendus, châtrés, les tempêtes, les batailles, les perpétuels marchés de chair humaine. Dieu merci, elle n'avait pas emmené Florimond dans son expédition. Et combien de fois s'était-elle reproché l'inconscience avec laquelle elle avait confié Cantor au duc de Vivonne pour aller se battre contre les Turcs...

– Tu ne te rends pas compte des dangers et des difficultés d'un tel voyage. Tu es encore trop jeune. Il faut manger tous les jours, trouver un toit, des chevaux frais, que sais-je ! Il faut de l'argent pour payer tout cela.

– J'ai une bourse assez bien garnie par mes économies.

– Oui. vraiment ? Et quand cette bourse sera vide ? Les hommes sont durs, Florimond. Ils ne donnent rien sans rien, souviens-toi.

– C'est bon, dit Florimond manifestement ulcéré, j'ai compris. Je n'emmènerai pas Charles-Henri, parce que, en effet, il est trop jeune, LUI, pour affronter toutes ces difficultés, et puis il a son héritage. Je n'avais pas réfléchi à cela. Mais moi, je veux aller retrouver mon père et Cantor. Je sais où ils sont.

Angélique resta saisie, une pièce d'échiquier à la main.

– Que dis-tu ?

– Oui, je le sais parce que je les ai vus en songe cette nuit. Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel. C'est un pays étrange. Partout des nuées se mêlent et en se mêlant elles font éclore toutes les couleurs du prisme. Et au milieu de ces brumes colorées, j'ai aperçu mon père. Je le distinguais mal. On aurait dit un fantôme, mais je savais que c'était lui. J'ai voulu le rejoindre mais le brouillard se refermait sur moi. Et, tout à coup, j'ai vu que j'avais les pieds dans l'eau. C'était la mer. Moi, je n'ai encore jamais vu la mer, mais je l'ai reconnue à son mouvement, à cause de l'écume qui venait et revenait sans cesse et qui m'éclaboussait les pieds. Les vagues étaient de plus en plus hautes. À la fin j'ai vu une vague énorme et, au sommet, il y avait Cantor qui riait et qui me criait : « Viens faire cela avec moi, Florimond, si tu savais comme c'est amusant ! »

Angélique se dressa en repoussant son siège. Un frisson glacé lui hérissait l'échine. C'était comme si les paroles de Florimond illustraient d'une certitude ce qu'elle avait toujours repoussé en elle-même : LA MORT ! La mort de ces deux êtres qu'elle avait aimés et qui erraient maintenant au pays des ombres.

– Tais-toi, murmura-t-elle, tu me rends malade !

Elle s'enfuit dans sa chambre, et s'assit, la tête dans ses mains, devant son secrétaire.

Peu après la poignée de la porte tourna doucement et Florimond se glissa dans l'entrebâillement.

– J'ai réfléchi, ma mère, je crois qu'il faut que je m'embarque sur cette AUTRE mer, vous savez ?... Il y a une autre mer que la Méditerranée. J'ai appris cela chez les Jésuites. C'est l'Océan occidental qu'on appelle Atlantique parce qu'il s'étend sur l'ancien continent de l'Atlantide qui, un jour, s'est écroulé, permettant la rencontre des eaux du nord et du sud. Les Arabes l'appelaient la mer des Ténèbres mais maintenant l'on sait qu'elle mène aux Indes Occidentales. Peut-être que là-bas...

– Florimond, dit-elle, à bout, je t'en prie, nous parlerons de cela plus tard, mais maintenant laisse-moi, sinon... sinon je crois que je vais être obligée de te flanquer une paire de gifles.

Le garçonnet, d'un air maussade, s'en alla en tirant la porte brusquement.

Angélique, quelques instants, ne sut ce qu'elle ferait pour éviter d'éclater en sanglots ; elle finit par ouvrir un tiroir et en sortit la lettre du Roi, cette lettre qu'elle n'avait pas voulu lire.

« ... Mon inoubliable, n'écoutez plus les folies de votre cœur. Revenez vers moi, Angélique. Dans l'extrême détresse où vous vous trouviez, vous m'avez mandé votre pardon par l'intermédiaire du Révérend Père Valombreuze. Je voudrais, pour en éprouver la sincérité, l'entendre prononcer par vos lèvres. Vous êtes si redoutable, belle Angélique. Tant de forces dorment en vous qui sont les ennemies des miennes. Viendrez-vous poser vos deux mains dans mes mains. Un roi seul, voilà ce que je suis, et qui vous attend. Tous les pouvoirs vous seront remis et je ne laisserai quiconque vous porter ombrage. Vous n'aurez rien à craindre. Car je sais que vous pouvez être une franche amie comme une franche ennemie... »