Et de ses ongles lancés en avant, elle lui laboura les joues.

Les soldats, sur un brancard improvisé, la transportèrent jusqu'au bourg voisin. Voyant le sang s'étendre sur sa robe ces hommes affolés la croyaient sérieusement blessée. Mais le chirurgien qu'on requit déclara, après examen, que le cas ne le concernait pas et qu'il fallait chercher une matrone.

Angélique était étendue dans la maison du maire. Elle sentait sa vie s'en aller avec cette autre vie.

Une odeur de soupe aux choux régnait entre les murs de cette grosse maison bourgeoise et ajoutait à sa nausée, à son dégoût de tout. Le visage de la matrone, rouge et suant sous sa coiffe de paysanne, lui apparaissait par instants et lui donnait mal aux yeux comme un soleil couchant. Toute la nuit la bonne femme lutta, non sans vaillance, pour sauver cette créature étrange et comme immatérielle, aux cheveux de miel, de clair de lune, étalés sur l'oreiller, et au visage bizarrement tanné. Le hâle apparaissait en plaques brunes sur le teint cireux, tandis que les paupières se plombaient et qu'un cerne mauve masquait la commissure des lèvres. La matrone reconnaissait les stigmates de la mort.

– Faut pas, ma petite, soufflait-elle penchée sur Angélique à demi inconsciente, faut pas...

Angélique regardait avec un détachement souverain ces ombres s'agiter autour d'elle.

Maintenant on la soulevait, on glissait sous elle des draps frais et la bassinoire promenait son disque de cuivre en un ballet tiède et chatoyant.

Elle se sentait mieux et le froid qui glaçait ses membres s'évanouissait. On la frictionnait, on lui faisait boire un bol de vin chaud épicé.

– Buvez ça, ma petite, faut vous refaire du sang, vous en avez trop perdu.

Elle commençait à percevoir l'odeur âcre du vin, l'odeur de la cannelle, du gingembre...

Ah ! l'odeur des épices... l'odeur des voyages heureux !... Ainsi était mort le vieux Savary en prononçant ces mots.

Angélique rouvrit les yeux. Devant elle une grande fenêtre entre des rideaux lourds. Aux vitres, un brouillard épais, couleur de fumée.

– Quand le jour se lèvera-t-il ? murmura-t-elle.

La femme aux joues rouges qui se tenait à son chevet la contempla avec satisfaction.

– Y a belle lurette qu'il s'est levé, fit-elle joviale, ce que vous voyez là, c'est pas la nuit, c'est le brouillard de la rivière qui coule en dessous. Fait frisquet aujourd'hui. Un temps pour rester dans ses plumes et non pour courir la poste. Vous avez bien choisi votre jour, quoi. Maintenant que vous voilà tirée d'affaire, on peut dire que cet accident, ça a été une aubaine. Vous en avez fini avec celui-là.

Devant le regard farouche qui lui répondit, la matrone insista, surprise :

– ... Ben quoi ! Pour une grande dame de votre condition un enfant, ça n'est jamais bienvenu. J'en sais quelque chose, allez ! Il y en a assez qui viennent me demander de les débarrasser de leur fruit. Pour vous, voilà qui est fait. Et sans trop de mal, bien que vous m'ayez donné une belle peur !

Et, troublée par le mutisme de sa cliente :

– ... Croyez-moi, petite dame, faut rien regretter. Les enfants, cela ne fait que compliquer l'existence. Si on ne les aime pas, ça encombre. Si on les aime, ça rend faible.

Elle conclut avec un haussement d'épaules :

– ... Et puis, bast ! si ça vous chagrine tant que ça ce n'est pas l'occasion de vous en faire faire un autre qui vous manquera, belle comme vous êtes !...

Angélique serrait les mâchoires à s'en faire mal.

L'enfant de Colin Paturel ne naîtrait plus.

Maintenant elle se sentait vraiment dépouillée de tout.

Tout ! Un sentiment violent, proche de la haine, se mit à sourdre en elle et la sauva du désespoir. Ce fut comme un torrent sauvage qui n'avait pas encore choisi son but, mais qui lui donnait le goût de lutter. Un désir forcené de survivre pour se venger, se venger de tout.

Car, malgré ce qu'elle avait déjà enduré, elle était assez lucide pour comprendre que le danger qui menaçait sa liberté était grand. Bientôt, encadrée de militaires en armes, telle la plus félonne des sujettes, elle reprendrait ce voyage voulu par le maître du royaume, et qui la menait vers quelle punition définitive, vers quelle geôle ?...

Chapitre 2

Un appel tremblé monta dans la nuit, flotta un peu, puis s'éteignit comme épuisé.

« La hulotte, pensa Angélique. Elle cherche proie... » L'oiseau lança à nouveau son cri de velours, fragile et lointain, qu'étouffait la brume irisée de clair de lune.

Angélique se redressa sur un coude. Près du matelas où elle était étendue, à même le sol, elle voyait luire un dallage de marbre noir et blanc où se miraient des meubles.

Au fond de la pièce une lueur douce, laiteuse, pénétrait par la fenêtre ouverte et s'étalant, se gonflant à travers l'obscurité, apportait dans la chambre toute la magie d'une nuit de printemps. Attirée par cette lueur la jeune femme se leva, réussit à se tenir debout et s'avança d'un pas hésitant d'âme errante vers le rayon argenté. Prise dans sa lumière, en face de la lune puissamment ronde qui venait d'apparaître, elle défaillit et dut s'appuyer au chambranle.

Devant elle, au-dessous du ciel nocturne une falaise d'ombre découpait un moutonnement immobile d'arbres serrés aux dômes touffus, aux branches en candélabres élancés, portant de royales vêtures de feuilles, aux troncs massifs dont les colonnes, soutenant ce temple obscur, apparaissaient à la faveur d'une échappée, d'une clairière fouaillée de lune.

– TOI ! souffla-t-elle.

D'un chêne proche le cri de la hulotte s'éleva de nouveau, soudain net, perçant, et parut porter jusqu'à elle le salut du pays de Nieul.

– Toi, répéta-t-elle, toi ! Ma forêt ! Toi, mon bocage !

Un vent mou passait, imperceptible et d'une incomparable tendresse, dans les lents mouvements de son souffle qui ne se devinaient parfois qu'à une senteur plus vive d'aubépine en fleurs.

Angélique aspira l'air. Ses poumons desséchés retrouvèrent avec ivresse l'humidité salvatrice qui montait jusqu'à elle, en effluves larges, mouillés par l'haleine de toutes les sources et l'encens des sèves nouvelles.

Sa faiblesse la quitta et elle put s'éloigner de son appui, regarder' autour d'elle. Dans un cadre de bois doré un jeune dieu de l'Olympe s'ébattait parmi les déesses, au-dessus de l'alcôve. Elle était au Plessis. C'était bien la même pièce où jadis – il y avait très longtemps de cela, elle avait seize ans alors – Angélique, petite sauvageonne curieuse, avait guetté les ébats amoureux du prince de Condé et de la duchesse de Beaufort.

C'était sur ce même carrelage noir et blanc où se reflétaient les beaux meubles, qu'elle s'était trouvée gisante, comme aujourd'hui, douloureuse, affaiblie et vaincue, alors que s'éloignait dans les corridors du château le pas titubant du beau Philippe son second époux, qui venait de célébrer si cruellement sa nuit de noces.

C'était là qu'elle avait abrité les ennuis d'un second veuvage, avant de céder, fascinée, à la tentation de Versailles.1

Angélique se courba à nouveau vers sa couche s'étendit, trouvant dans la dureté du sol une reposante volupté. Elle eut pour s'envelopper de sa couverture comme d'un burnous ce geste pelotonné d'animal, qu'elle avait ramené du désert. Une sérénité profonde remplaçait l'angoisse qui n'avait cessé de la hanter dans la demi-inconscience de sa maladie.

« Chez moi, pensait-elle délivrée, je suis revenue chez moi... Alors, tout est possible. »

Lorsqu'elle s'éveilla, le soleil avait remplacé la lune, et une voix geignante, celle de la servante Barbe, dévidait ses lamentations coutumières :

– Là, voyez-la donc, la pauvre dame... C'est toujours la même chose ! Si c'est pas malheureux !... Par terre, comme un chien ! J'ai beau la border dans son lit, chaque soir, elle trouve assez de force pour tirer son matelas dès que j'ai le dos tourné et s'y coucher comme une bête malade.

« Si tu savais comme c'est bon la terre pour dormir, Barbe, me dit-elle, si tu savais comme c'est bon !

« Quelle pitié ! Elle qui aimait tant ses aises, qui n'avait jamais assez de couettes pour s'y enfoncer tant elle était frileuse. Ah ! ce que ces gens de Barbarie ont pu en faire en moins d'une année, c'est pas croyable. Vous le direz au Roi, messieurs !... Ma maîtresse si belle, si raffinée ! Vous l'avez vue il n'y a pas si longtemps à Versailles, messieurs, et regardez-la aujourd'hui, si ce n'est pas à tirer des larmes. Je ne pourrais pas croire que c'est elle, si elle n'avait pas toujours la même façon de n'en faire qu'à sa tête malgré tout ce qu'on lui dit ! Mais, des sauvages comme ceux-là, ça ne mérite pas de vivre... Le Roi devrait les châtier, messieurs !....

Autour du grabat d'Angélique venaient se ranger trois paires de brodequins et une paire de bottes. Elle savait que les brodequins à talons rouges et à boucles de vermeil appartenaient à M. de Breteuil mais les autres lui étaient inconnus.

Elle leva les yeux. La paire de bottes supportait un personnage ventru, sanglé dans une casaque bleue d'officier et que surmontait une face rubiconde, moustachue, et aux cheveux roux.

Les brodequins de castor, à boucles d'argent, austères juste ce qu'il faut et dans lesquels se plantaient de secs mollets noirs, auraient déjà révélé la personnalité d'un dévot de la Cour, si Angélique n'avait reconnu immédiatement en leur propriétaire le marquis de Solignac.

Le quatrième personnage, à talons rouges aussi et boucles de diamant, portait haut sur un grand col de dentelle un peu désuet, un rigide et fin visage de seigneur militaire, dont une mouche de poils gris au menton accentuait la sévérité. Ce fut ce dernier qui, après s'être incliné devant la jeune femme étendue à leurs pieds, prit la parole.

– Madame, je me présente. Je suis le marquis de Marillac, gouverneur du Poitou et chargé par Sa Majesté de vous porter ses ordres et ses décisions à votre égard.

– Pouvez-vous parler plus fort, monsieur, dit Angélique accentuant sa faiblesse, vos paroles ne me parviennent point.

Force fut donc à M. de Marillac de s'agenouiller pour se faire entendre et ses comparses se trouvèrent dans l'obligation de l'imiter. Angélique savoura, derrière ses cils mi-clos, le plaisir de voir ces quatre grotesques, un genou en terre, autour d'elle, et sa jouissance augmenta en constatant que le visage de Breteuil portait encore les traces rouges et enflées qu'y avaient imprimées ses ongles.

Cependant le gouverneur déployait un parchemin après en avoir cassé les cachets de cire, et se grattait sa gorge.

– « À madame du Plessis-Bellière, notre sujette qui, coupable d'une grave rébellion à notre égard a éveillé notre courroux. Nous, roi de France, nous devons d'écrire ces lignes afin de lui signifier nos sentiments qu'elle pourrait prétendre ignorer et de la guider dans l'expression de sa soumission.

« Madame,

« Notre douleur a été grande lorsqu'il y a de ceci quelques mois vous avez répondu par l'ingratitude et la désobéissance aux bienfaits dont nous nous étions plu à vous combler vous-même ainsi que les vôtres. Ayant reçu l'ordre de ne point quitter Paris vous avez passé outre. Et pourtant cet ordre n'était-il pas dicté par le désir de vous préserver – connaissant votre nature impulsive – contre vous-même et les actes inconsidérés que vous auriez pu être tentée d'accomplir ? Vous les avez accomplis, vous vous êtes lancée au-devant des dangers et des désillusions que nous souhaitions vous éviter, et vous en avez été sévèrement punie. L'appel désespéré que vous nous avez fait parvenir par le Supérieur des Pères de la Rédemption, le Révérend Père de Valombreuse, à son retour du Maroc nous avertit de la triste situation dans laquelle vos erreurs vous avaient jetée. Captive des Barbaresques, vous commenciez à prendre la mesure de vos égarements et avec l'inconscience habituelle des personnes de votre sexe vous vous tourniez vers le souverain que vous aviez bafoué pour lui réclamer secours.

« Par égard pour le grand nom que vous portez, et l'amitié qui nous a uni au maréchal du Plessis, par pitié pour vous enfin, qui n'en demeuriez pas moins une de nos sujettes bien-aimées, Nous n'avons pas voulu vous laisser porter tout le poids du châtiment en vous abandonnant à ces cruels barbares et nous avons répondu à votre appel.

« Vous voici aujourd'hui saine et sauve sur le sol de France. Nous nous en réjouissons.

« Il est juste cependant que vous fassiez à notre égard amende honorable.

« Nous aurions pu vous imposer, dans la solitude d'un cloître, quelque temps de réflexion nécessaire. La pensée des souffrances que vous aviez subies nous en a fait écarter l'idée. Nous avons préféré vous envoyer dans vos terres, sachant que le sol natal peut être le meilleur des conseillers. Vous n'y êtes pas en exil. Vous ne devez y demeurer que jusqu'au jour où, de par votre propre décision, vous prendrez le chemin de Versailles pour y faire votre soumission. En attendant ce jour – que nous souhaitons proche – un officier désigné par M. de Marillac, gouverneur de la Province, sera chargé de vous tenir en surveillance...