Angélique jeta un manteau sur ses épaules, et, suivie de ses serviteurs hâtivement vêtus, elle courut aux écuries. Un petit valet hirsute fredonnait près d'une lanterne tout en croquant des pralines. Il en avait un plein sac, posé devant lui sur un escabeau.

– Qui t'a donné cela ? cria Angélique devinant tout.

– Messire Florimond.

– Tu viens de l'aider à seller son cheval ? Il est parti ?

– Oui, not' dame.

– Imbécile ! cria-t-elle en lui envoyant une gifle, vite, monsieur l'abbé, prenez votre cheval et rattrapez-le.

L'abbé était sans bottes et sans manteau. Il courut vers le château, tandis qu'Angélique houspillait le petit valet pour seller l'autre monture.

Tandis qu'il s'affairait, elle sortit, se jeta vers la grande allée, cherchant à percevoir un galop lointain. Mais le vent passait, remuant les feuilles desséchées et elle n'entendait d'autre bruit. Elle appela :

– Florimond ! Florimond !

Dans la nuit humide, son appel s'éteignit. Les bois demeurèrent sourds.

– Allez vite, supplia-t-elle lorsque l'abbé revint. Dès que vous serez sorti du parc, si vous voulez savoir quelle direction il a prise, collez votre oreille au sol.

Elle resta seule indécise, se demandant si elle n'allait pas, à son tour, faire seller son cheval pour chercher Florimond dans une autre direction.

À ce moment le son du cor d'Isaac de Rambourg monta, ample et triste. Les motifs de l'appel se dessinèrent, notes de cuivre qui voguaient à travers la nuit comme des bulles d'air cherchant leur passage à travers une eau obscure. L'HALLALI !

Il se répéta, déchirant, se répéta encore, se répéta ! L’écho n'avait pas le temps de mourir. La forêt Remplissait des résonances tragiques.

Angélique se sentit glacée. Elle pensa à Florimond qui, peut-être, était allé rejoindre là-haut son ami Nathanaël.

Un cavalier qu'elle n'avait pas entendu approcher reparut dans le cercle de lumière que dispensait, devant le porche, une grosse lanterne de fer forgé.

L'abbé haletait :

– Les dragons arrivent.

– Avez-vous trouvé Florimond ?

– Non, mais les soldats m'ont barré la route et j’ai dû rebrousser chemin. Ils sont très nombreux, en formation serrée. Montadour les commande. Ils montent vers le château de Rambourg.

L'hallali continuait, désespéré, assourdissant, comme si l'homme qui soufflait dans le cor s'en faisait éclater les veines.

Angélique comprit ce qui se passait. Les dragons du roi, encerclés, avait dû rompre le barrage fragile des troupes protestantes. Ils refluaient vers la région mieux connue d'eux, mais s'exaspéraient, sachant qu'ils allaient se heurter à la forêt ou aux marais.

– Il faut aller là-bas dit-elle. Les Rambourg ont besoin d'aide.

Elle pensait encore à Florimond qui, avec ses idées folles, s'était fourré dans ce guêpier.

Accompagnée du jeune ecclésiastique, elle grimpa la colline accédant à la demeure des protestants. Des lueurs commençaient à naître entre les arbres ainsi que des rumeurs confuses. À mi-chemin, ils se heurtèrent à un groupe gémissant. C'étaient Mme de Rambourg, ses enfants, et ses servantes.

– Madame du Plessis, nous courons nous réfugier chez vous. Les dragons sont arrivés avec des torches. Ils semblaient ivres, déchaînés. Ils ont mis le feu à nos communs et je crois qu'ils veulent nous piller.

– Florimond n'est pas avec Nathanaël ?

– Florimond ? Comment puis-je savoir ? Je ne sais pas où est Nathanaël.

Tournée vers les enfants, elle geignit :

– Où est Nathanaël ? Où est Rebecca ? Je croyais que tu lui donnais la main, Joseph...

– Je donne la main à Sarah.

– Elle est donc restée là-bas, la pauvre petite. Il faut y retourner. Et votre père ?...

La pauvre femme titubait, les mains sur son ventre. Elle était à quelques jours de son accouchement.

– Allez chez moi, décida Angélique. Monsieur l'abbé va vous guider. Je monte jusque là-haut voir ce qui se passe.

Elle parvint au sommet du promontoire, sur l'arrière du vieux donjon, et s'immobilisa, cachée par la muraille. Aux braillements des dragons, qui avaient envahi le manoir, répondaient des cris affreux d'hommes qu'on torture et ceux, plus aigus, des femmes maîtrisées par les brutes. Le cor s'était tu.

Angélique s'avança avec précaution le long de l'aile gauche, se maintenant dans l'ombre. Soudain elle buta contre une forme étendue et qui paraissait curieusement paralysée sous l'étreinte d'un serpent d'or. C'était le baron de Rambourg avec son cor de chasse en travers des épaules. En se penchant sur lui, elle vit qu'un épieu le traversait de part en part, comme un gibier atteint et que des piqueurs ont massacré.

Des hommes coururent non loin. Angélique se précipita sous le couvert des arbres. Des dragons surgissaient, dansant comme des diables rouges le ballet de la mise à sac, qui récompense et grise les armées depuis que l'homme s'est fait guerrier.

Un cri rauque, promesse de jouissance, sortait de leurs gosiers, tandis qu'ils dressaient leurs longues hallebardes contre le mur.

– Sur les piques ! Sur les piques !

D'une fenêtre plus haut, une petite chose projetée avec violence, une poupée, tournoya dans le vide ! Rebecca !...

Angélique se couvrit le visage de ses mains.

Éperdue d'horreur, elle se glissa à travers les taillis et regagna le Plessis.

Les serviteurs rassemblés sur le parterre regardaient dans la direction du donjon voisin qui se panachait de flammes.

– Avez-vous trouvé Rebecca ? demanda Mme de Rambourg. Et le baron ?

Angélique fit un effort pour rendre ses traits impassibles.

– Ils sont... réfugiés dans la forêt. Nous allons faire de même. Vite, mes gars, prenez des manteaux, des vivres. Où est Barbe ? Qu'on aille la secouer ! Qu’elle habille Charles-Henri.

– Madame, dit La Violette, regardez là.

Il lui désignait, descendant à travers les arbres, vers eux, de multiples points lumineux : les torches des dragons.

– Ils viennent ici... par Rambourg.

– Les v'la qui arrivent, cria la voix d'un petit domestique.

Au fond de la grande allée carrossière, d'autres torches fleurissaient en bouquet. Les dragons montaient vers le château, sans se hâter. On entendait seulement leurs voix s'interpeller, encore lointaines.

– Rentrons dans la maison et fermons toutes les issues, décida Angélique, toutes, entendez-vous bien !

Elle vérifia elle-même les barres qu'on posait devant la porte principale, les verrous, les grands volets de bois dont on fermait les fenêtres du rez-de-chaussée. Beaucoup d'entre elles portaient des grilles. Seules les deux croisées de la façade, de chaque côté de la grande porte, étaient sans protection.

– Prenez toutes vos armes et postez-vous près de ces fenêtres.

L'abbé de Lesdiguière tira calmement son épée. Malbrant revint les bras chargés de mousquets et de pistolets.

– D'où sortez-vous tout cela ?

– Je m'étais un peu pourvu devant les troubles de la région.

– Merci, Malbrant, merci !

L'écuyer commença à distribuer des mousquets aux garçons. Il donna même des pistolets aux servantes qui prirent avec effroi les lourdes crosses.

– Si vous ne savez pas vous débrouiller avec la poudre, vous pourrez toujours prendre l'arme par le canon et taper sur des crânes, mes mignonnes.

Mme de Rambourg, réfugiée au salon, ses enfants autour d'elle, suivait Angélique du regard, une angoisse au fond de ses yeux cernés.

– Qu'est devenue ma petite Rebecca ? Et mon mari ? Vous savez quelque chose, n'est-ce pas, madame...

– Madame, je vous en prie, restez calme ! Voulez-vous que je vous aide à étendre les enfants pour qu'ils puissent se reposer ? Il ne faut pas les affoler.

La baronne de Rambourg se laissa glisser à genoux, les mains jointes.

– Oh ! mes enfants, prions. Je sais maintenant. Il est venu ce jour de l'affliction dont le Seigneur a dit : « Je délaisserai les miens pour éprouver leur cœur, je les livrerai aux méchants. »

– Madame ! Les dragons !...

Par une croisée entrebâillée, les serviteurs regardaient au-dehors avec inquiétude. Sur le terre-plein rougi par la lueur des torches, on apercevait Montadour écrasant de son arrière-train son lourd cheval pommelé. Le capitaine parut à Angélique plus gros encore et plus massif qu'elle n'en avait gardé le souvenir. Sa barbe rousse de huit jours ajoutait à ia grossièreté de son visage. On l'aurait dit façonné dans une glaise rouge, une terre à briques mal séchée.

Derrière lui quelques cavaliers et la piétaille arrêtés, les uns avec leurs mousquets, les autres avec leurs hallebardes, paraissaient s'interroger sur la conduite à tenir.

Demeure close ! Mais derrière les carreaux de couleurs cernés de plomb, on devinait des ombres aux aguets.

– Ouvrez, là-dedans ! brailla Montadour, ou je fais défoncer la porte.

Personne ne bougea. D'autres dragons venant des bois par la colline de Rambourg arrivaient et se joignaient aux autres. Ils s'excitaient, rappelant qu'on « avait chassés de ces lieux et que moins d'une semaine auparavant la Morinière avait fait jeter sur ce seuil les cadavres de quatre de leurs camarades.

Sur un geste du capitaine, deux soldats s'avancèrent, armés d'énormes haches. Les premiers coups sourds, frappés dans le bois sculpté de la porte, ébranlèrent la demeure. Un des enfants Rambourg se mit à pleurer puis il s'interrompit et un murmure de prière monta que leur mère leur faisait réciter.

– Malbrant ! chuchota Angélique.

L'écuyer leva lentement son arme, glissa le canon dans l'ouverture de la fenêtre. Le coup partit. L'un des soldats à la hache roula sur les marches du perron. Un second coup ! L'autre militaire tomba à son tour.

Les dragons poussèrent un cri de rage. Trois hommes à mousquets se précipitèrent, la crosse levée, et se mirent à marteler la porte.

Malbrant rechargeait son arme. De l'autre croisée, La Violette tira un, deux coups méthodiques. Deux hommes tombèrent. Malbrant se chargea du troisième.

– Arrière, imbéciles ! hurla Montadour, vous voulez tous vous faire descendre, un à un ?

Les soldats reculèrent comme des loups affamés. À bonne distance, Montadour fit ranger ses hommes à mousquets. Une salve crépita. Les carreaux se brisèrent, se dispersèrent sur le dallage en mille éclats multicolores. La Violette, qui ne s'était pas baissé à temps, tomba. L'abbé de Lesdiguière ramassa l'arme qui s'était échappée des mains du valet et reprit son poste auprès de la fenêtre, maintenant délabrée. À travers le treillis de plomb tordu, on pouvait voir les faces grimaçantes des dragons qui se rapprochaient. Cependant, les officiers devaient conférer entre eux pour chercher une autre tactique moins dangereuse que celle de défoncer la porte, tactique qui leur avait déjà coûté cinq hommes.

Angélique, se traînant sur les genoux, alla jusqu'à La Violette et le tira par les épaules dans un angle du vestibule. Il était blessé à la poitrine, et sur sa livrée aux couleurs des Plessis-Bellière bleu et jonquille, le sang commençait à mettre une large tache rouge.

La jeune femme se précipita aux cuisines pour y trouver de l'eau-de-vie et de la charpie. Le tableau de dame Aurélie, la femme du cuisinier, installée près de l'âtre devant un chaudron dont elle surveillait, avec attention, le contenu, la saisit :

– Que fais-tu là ? Tu fais la soupe ?

– Mais, madame la Marquise, je fais bouillir de l'huile pour leur y jeter sur la tête, comme au bon vieux temps.

Hélas ! le château du Plessis n'était guère bâti pour soutenir un assaut comme ses ancêtres du Moyen Age.

Dame Aurélie, brusquement tendit l'oreille :

– Ils sont derrière les volets ! Je les entends gratter, les maudits.

En effet, les soldats avaient contourné la maison et s'attaquaient aux lourds panneaux de bois des cuisines. Peu après, les premiers coups de hache retentirent. L'un des domestiques grimpa sur l'évier pour voir si, par l'imposte, on pouvait les atteindre. Mais c'était difficile.

– Montez au premier étage, recommanda Angélique aux trois garçons qui avaient des pistolets, et tirez des fenêtres qui sont au-dessus.

– Moi je n'ai que mon arbalète, fit le vieil Antoine, mais croyez-moi, madame la Marquise, c'est solide à l'ouvrage. Je m'en vais les transformer en pelotes à épingles, moi, ces narquois.

Angélique revint avec un linge, vers La Violette. À travers le vestibule s'étiraient des nappes de fumée dense qui piquait les yeux. En s'agenouillant, elle vit tout de suite que ses efforts seraient vains. Le valet se mourait.