Charles-Henri dormait entre les bras de Barbe morte. Une joie folle fit trembler Angélique. Elle se pencha sur lui, n'en pouvant croire ses yeux. Le miracle s'était accompli. Il dormait comme seul peut dormir un enfant au milieu d'un monde détruit, ses paupières closes aux longs cils jetant une ombre sur ses joues, ses lèvres souriant à demi.
– Réveille-toi, lui dit-elle à mi-voix, réveille-toi, petit Charles-Henri.
Mais il ne se réveillait pas. Elle le secoua doucement pour qu'il ouvrît les yeux. Alors sa tête glissa en arrière comme celle d'une colombe égorgée et elle vit qu'il portait au cou une plaie béante par laquelle toute sa vie s'en était allée.
Angélique écarta, non sans peine, les bras de la servante morte et elle prit contre elle son enfant.
Le sentir ainsi, pesant et abandonné, sur son épaule, lui fit du bien.
En bas, elle traversa, sans le voir, le théâtre du carnage, évitant les cadavres comme elle l'eût fait d'un obstacle quelconque et elle sortit dans les jardins.
Le soleil commençait à poudrer d'étincelles la surface de l'étang. Angélique marchait, ne sentant rien, ni la souffrance de son corps, ni le poids de l'enfant. Elle le contemplait.
– « Le plus beau des enfants des hommes... »
Elle ne savait plus où elle avait entendu cette phrase-là.
– Le plus beau...
Avec une angoisse incrédule, elle commençait à percevoir son immobilité, son absence, la blancheur de cire de sa joue ronde aussi liliale que la longue chemise dont il était revêtu.
– Mon ange... Viens. Je vais t'emmener très loin... Nous allons partir ensemble... Tu seras content, n'est-ce pas ? Je jouerai avec toi...
Le soleil faisait briller les cheveux de soie d'or sur son épaule et ces cheveux vivaient, remués par la brise.
– Pauvre petit garçon !... Pauvre petit seigneur !...
Des paysans qui s'approchaient peureusement par la grande allée la virent venir à eux.
Ils lui prirent son fardeau des mains. Ils la conduisirent vers la maison de l'intendant Molines. Celle-ci avait été pillée mais les dragons n'y avaient pas mis le feu. On tira une chaise dans la cour et on la fit asseoir. Elle ne voulait pas entrer dans la maison. On réussit à lui faire boire un peu d'eau-de-vie, et elle resta là, sans mot dire, les mains sur les genoux.
Toute la contrée, tout ce qui restait de paysans dans les fermes et les hameaux des environs, montait vers le Plessis. Les regards se levaient avec stupeur vers le lent nuage de fumée qui traînait au-dessus des frondaisons. Toute l'aile droite, celle, des cuisines, avait flambé. L'incendie s'était éteint on ne sait trop pourquoi, ce qui avait évité aux survivants d'être grillés. On ranima Malbrant-coup-d'épée miraculeusement protégé par les meubles derrière lesquels il s'était retranché, et trois des servantes qui n'avaient subi d'autres dommages que les violences des brutes. Elles pleuraient, le visage dans leurs coudes.
– Allons, allons, les houspillaient les vieilles femmes, faut pas s'en faire un épouvantail. Qu'est-ce qui n'a pas subi ça une fois dans sa vie ? Vous n'êtes pas mortes, c'est le principal. Pour le reste : si vite c'est fait, si vite oublié, v'là c'que veut la raison…
Vers le milieu de la matinée, Flipot montra son nez d'écureuil. Il avait réussi à s'échapper par une fenêtre avec un petit valet et à se cacher dans les bois.
Une tête blessée s'appuyait contre les genoux d'Angélique, des épaules frêles secouées de sanglots. C'était l'abbé de Lesdiguière, le front ceint d'un bandage sanglant.
– Oh ! madame, madame, c'est affreux. Ils m'ont frappé. Je n'ai pu vous défendre jusqu'au bout... ni ce pauvre petit...
On avait dû l'épargner à cause de son costume ecclésiastique.
Angélique le repoussa avec un frisson d'horreur, non pour lui mais pour elle.
– Ne me touchez pas, surtout... ne me touchez pas.
Puis, soudain :
– Où est Florimond ?
– Je ne sais. À Rambourg, on n'a pas retrouvé le jeune Nathanaël...
Elle ne parut pas entendre, retournant à son hébétude. Elle revoyait Florimond riant avec Charles-Henri, tandis que Gontran faisait leur portrait.
Petit ange au sourire de chérubin. – Vous êtes mignon
Petit feu follet plein de malice. – Vous êtes mignon.
– La pauvre dame, elle devient folle, chuchota l'une des femmes qui veillaient, près d'elle.
– Non, elle prie, elle dit les litanies des saints !
– Qu'est-ce donc ce bruit qu'on entend près du parc ? demanda Angélique sortant de sa torpeur.
– Madame, ce sont les pelles des fossoyeurs. On enterre.
– Je veux y aller.
Elle se dressa avec peine. L'abbé de Lesdiguière la soutint. À l'orée du bois, près des grilles, on avait déjà creusé plusieurs tombes et les corps étaient descendus. Il ne restait plus, échoués dans l'herbe, que le cuisinier Lin Poiroux et sa femme, dame Aurélie, qu'on avait réservés pour la fin, à cause de leur corpulence.
– Nous avons mis par là le petit seigneur, fit l'un des paysans en désignant un tertre de mousse à l'écart. La tombe était déjà couverte de fleurs des champs.
L'homme dit, à mi-voix, comme s'excusant devant l'expression figée d'Angélique :
– Fallait parer au plus pressé. Plus tard on le conduira à la chapelle du Plessis avec les honneurs. Mais la chapelle, elle a brûlé...
– Écoutez, dit Angélique. Écoutez-moi...
Sa voix éteinte s'affirma tout à coup, s'éleva jusqu'à devenir passionnée :
– Écoutez, paysans, cria-t-elle... Écoutez... Les soldats ont tué le dernier des Plessis-Bellière... l'héritier du domaine. La race est morte... La race est perdue !... Ils l'ont tué. Ils ont tué votre maître. Vous n'avez plus de maître... C'est fini... fini à jamais... Il n'y a plus de seigneurs du Plessis... La lignée s'est éteinte...
Les paysans poussèrent un cri dolent et douloureux, et les sanglots des femmes redoublèrent.
– Ce sont les soldats du Roi qui ont commis ce crime. La troupe qu'on paye à malmener les gens des provinces, à ravager vos récoltes... Des picoreurs, des bons à rien, qui ne savent que pendre et déshonorer... Des étrangers qui mangent notre pain et tuent nos enfants... Laisserez-vous leurs crimes impunis ?... C'en est assez des brigands qui nous tiennent à leur merci, au nom du Roi. Le Roi lui-même les ferait pendre. Mais, nous nous en chargerons... Paysans, vous ne les laisserez pas sortir du pays, n'est-ce pas ?... Il faut prendre vos armes... il faut partir à leur recherche... Et venger votre petit seigneur…
Tout le jour, ils suivirent les dragons de Montadour. Les traces du passage de la troupe leur étaient facilement perceptibles et, vers la fin du jour, ils se sentirent envahis d'une sorte de joie âpre lorsqu'ils comprirent que les soudards n'avaient pu franchir la rivière et qu'ils se repliaient à nouveau vers l'intérieur. Se savaient-ils poursuivis ? Non, sans doute. Mais ils avaient rencontré des villages déserts et ce pays, devenu silencieux, enveloppé du mystère de ses arbres, commençait à les hanter.
La nuit vint, puis la lune. Au plus profond du chemin creux, les paysans s'avançaient. Ils n'étaient pas las. L'instinct les avertissait que l'issue de la chasse était proche. Le tapis de feuilles mortes étouffait le bruit de leurs gros sabots et ces êtres lourds se mouvaient d'une façon douce et prudente qui trahissait leur hérédité braconnière.
Angélique fut la première à entendre le bruit des gourmettes des chevaux qui paissaient.
Elle fit signe de s'arrêter et se hissant au flanc de la tranchée, elle regarda entre les branches. Sur l'aire blanchie par la lune, d'un champ un peu incliné, les dragons dormaient, serrés les uns contre les autres, harassés à la fois par leur nuit d'orgie et par une marche inquiétante et sans issue. Une sentinelle somnolait près des braises d'un feu dont le filet de fumée s'élevait paresseusement sur le ciel constellé d'étoiles.
Martin Genêt, l'un des métayers, qui avait pris la direction des manants, saisit la situation aussitôt. Des ordres furent chuchotés en patois et, sans plus de bruit qu'un froissement dans les feuillages, une partie des gens s'égailla. Peu après, du côté du vallon, le cri tremblé de la chouette s'éleva, auquel répondit un autre appel.
La sentinelle bougea, anxieuse, attendit, puis se remit à rêver.
Des quatre coins du champ, des ombres s'élançaient furtives et rapides. Il n'y eut pas un cri, à peine quelques grognements sourds d'hommes qui s'éveillent puis se rendorment.
Le lendemain, le lieutenant Gormat, qui essayait de faire sa jonction avec Montadour, parvint dans la région avec un contingent de soixante hommes. Il cherchait les dragons. Il les trouva au milieu d'un champ, égorgés dans l'attitude du sommeil. L'œuvre avait été accomplie à coups de faux et de serpettes. On ne put reconnaître Montadour qu'à sa bedaine. La tête avait disparu.
Ce champ fut appelé, plus tard, le Champ des Dragons. Jamais il n'y poussa plus que du chiendent et des ronces...
Ainsi commença la grande révolte du Poitou.
Deuxième partie
Honorine
Chapitre 1
En vain le Roi désavoua-t-il M. de Marillac et le remplaça-t-il par Baville à la tête de la province.
La lettre d'intercession, portée par le vieil intendant Molines – que le Roi avait reçu lui-même dès qu'il s'était présenté à Versailles – arrivait trop tard.
Tandis que Sa Majesté faisait appeler Louvois, le complice de Marillac, hypocrite et ennuyé, afin de s'informer sur la situation exacte et donnait des ordres, le Poitou explosait.
De loin, on ne se douta pas que l'acte déterminant de ce brusque incendie avait été l'assassinat sordide d'un petit garçon aux boucles d'or. La situation fut aussitôt très confuse et longtemps on imputa la destruction du château du Plessis et la disparition de la marquise et de ses fils aux brigandages des protestants. Il aurait été simple de crier sus à l'hérétique. Mais les premières troupes qui essayèrent de pénétrer en Gâtine se heurtèrent, avec étonnement, à des catholiques que commandait un Gordon de la Grange, vieux nom mal en cour comme tous ceux des nobles qui vivaient alors dans leurs terres.
Cependant au sud du Bocage, Samuel de la Morinière, le huguenot, reprenait l'offensive.
Les régiments royaux se retirèrent sur une ligne qui allait de Loudun à Niort en passant par Parthenay tandis que l'hiver se glissait avec ses brouillards mauves à travers les arbres dépouillés et que commençait une guerre d'escarmouches atroce par sa sauvagerie, son mystère, le caractère irréductible de ceux qu'il fallait pacifier. On aurait dit des ombres. Tout était à l'image d'un pays fourmillant d'habitants qu'on ne voit jamais, d'une région fermée, aux apparences de désert. Avec qui parlementer ? Pourquoi cette hargne subite ? À qui en voulaient-ils ? Au Roi, aux troupes, aux collecteurs d'impôts ?... Pourquoi se battaient-ils ? Pour des questions religieuses, de province, de clocher ? Quel but se proposaient d'atteindre ces culs-terreux et ces hobereaux farouches et subitement furieux ?
Au conseil du Roi, on trouvait distingué de lever les bras au ciel et de se perdre en conjonctures variées. Au fond, personne n'aurait pu dire tout haut ce qu'on savait, ce qu'on sentait. Personne n'aurait voulu se l'avouer, ce cri, ce grondement sourd de gibier traqué qui se réveille blessé au fond de sa forêt et décide de lutter jusqu'à la mort, c'était la suprême convulsion d'un peuple qui ne se veut pas esclave.
L'hiver pour le Poitou s'ouvrait sur la disette L'expérience-conversion de M. de Marillac, en gâchant les récoltes protestantes avait fait chavirer dans la catastrophe un équilibre général déjà rendu instable par des impôts écrasants et une mauvaise année précédente. Tandis que Montadour mettait le feu au blé là où s'élevaient les temples protestants, près des clochers catholiques, les agents du fisc avaient été jusqu'à faire démolir des maisons pour en vendre les poutres. On avait saisi pour les « tailles », des lits, des habits, les bêtes de labour, et jusqu'aux pains, ces rondes miches parfumées, grandes comme des roues, empilées sur l'étagère, pour les six mois d'hiver. Un homme ruiné, qu'importe ! Plusieurs, c'est un village qu'on quitte, des misérables sur les routes quand vient l'automne, des êtres hâves et qui ont peur de la faim et qui veulent prendre à ceux qui leur ont pris.
Des convois de ravitaillement qui s'acheminaient de Nantes pour l'armée furent entièrement pillés par les paysans.
Alors que le ciel était pur, le soleil chaud et qu'on pouvait tout attendre de l'été, le désordre avait ruiné la dernière espérance et la famine était là.
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