Il avait fallu près d'une heure pour la ranimer.

Au hasard de ces mois de guérilla, le duc de la Morinière et Angélique se rencontrèrent encore chez leurs partisans. C'était alors ces longues soirées où les hôtes, vaguement terrifiés, laissaient en tête à tête le huguenot et la catholique. Silence, bruit de pas, soubresauts de la flamme. Ainsi coulaient les heures au sein d'un drame informulé et déchirant.

Vers le mois de février, Angélique se retrouva dans la région du Plessis. Elle ne voulut pas aller voir les ruines de son ancienne demeure et descendit dans la gentilhommière de Guéménée du Crois-sec. Le gros baron semblait trouver dans son dévouement inaltérable à la cause d'Angélique une justification à son existence végétative de hobereau célibataire. Il s'était plus démené en ces quatre mois que dans sa vie entière. Il se sentait l'ami sûr d'Angélique, celui sur lequel elle pouvait compter quoi qu'il arrivât et il est vrai qu'il ne la gênait guère. Les trois la Morinière et d'autres chefs conjurés se réunirent là également pour discuter de la situation. On pouvait prévoir qu'avec le printemps les troupes royales procéderaient à une offensive générale sur tous les fronts. Le nord était assez dépourvu. Pouvait-on compter sur les Bretons qui, d'ailleurs, ne sont bretons qu'à demi, étant déjà de ce côté-ci de la Loire ?...

Peu après il y eut des combats assez violents dans les environs. La région demeurait le point de mire des troupes royales car c'était de là que tout était parti. L'on dut savoir que la Révoltée du Poitou s'y trouvait. Sa tête était mise à prix bien qu'on ignorât son nom et sa personnalité. Le champ des dragons était proche et son souvenir excitait les militaires à la chasse. Angélique faillit tomber dans une embuscade. Elle fut sauvée par Valentin-le-meunier chez qui elle se réfugia avec l'abbé de Lesdiguière qui était blessé. Pour la soustraire à d'éventuelles recherches, Valentin l'emmena au fond des marais où nul ne pourrait la poursuivre.

Chapitre 2

Angélique demeura plusieurs semaines dans la bourrine de Valentin. La masure basse au ras de l'eau, avec son toit de chaume noirci, comme un gros bonnet de fourrure, était confortable. Un crépi spécial, secret des « huttiers », fait d'argile bleuâtre, de paille et de fumier, recouvrait les murs à l'intérieur d'une sorte de feutre qui pompait l'humidité et protégeait du froid. Il y faisait tiède et sec et lorsque les morceaux de tourbe brûlaient dans l'âtre avec leurs courtes flammes violettes on oubliait presque, tant la chaleur était bonne, le paysage lacustre, gorgé d'eau qui s'appesantissait alentour.

Il n'y avait qu'une seule salle basse, avec à côté une sorte d'appentis, mi-étable, mi-cellier où l'on entendait tinter la clochette d'une chèvre que Valentin avait amenée sur sa « plate » pour le lait de chaque jour et les fromages. Il y avait aussi un bassin de pierre où tournaient les noires anguilles de la « bouillure », une provision de fèves et d'oignons, des pains sur la planche, à mi-hauteur, et une barrique de vin rouge. L'ameublement était hétéroclite. Si le lit, composé d'une couche de fougères sur un bat-flanc, était des plus sommaires, maître Valentin n'avait pas omis d'apporter, au fond de son marais, la « boëte de la Vierge Marie » si chère aux cœurs vendéens. On disait que celle du meunier du moulin des Ablettes était la plus belle de toutes. C'était un étrange monument composé d'un globe de verre sous lequel s'amoncelaient, encadrant un portrait de la Vierge, des fleurs de coquillages ou de perles, des dentelles, des rubans, des breloques de pierres de couleurs et d'authentiques écus d'or disposés en soleil. Angélique, qui la connaissait jadis, éprouvait à la regarder un curieux sentiment de retour en arrière. Un court moment, le temps suspendu la ramenait à son admiration béate d'enfant. Puis, brusquement, elle se retrouvait elle-même, avec les meurtrissures de son corps et de son âme, ses tourments d'adulte grouillant en elle comme les anguilles du bassin. Une ronde infernale, sombre et répugnante, voilà à quoi se réduisaient ses pensées qui parfois lui communiquaient un vertige presque physique. Alors elle s'appuyait au mur. On aurait dit qu'un gouffre s'ouvrait sous ses pieds. Son subconscient l'avertissait d'un danger affreux, rôdant autour d'elle ou en elle. Puis cela s'apaisait et elle retrouvait une certaine quiétude.

Ici, elle n'avait pas envie de fuir devant elle, sans arrêt, comme lorsqu'elle se trouvait sur la terre ferme, pressée d'élever sans cesse des barrages entre elle et l'ostracisme du roi de France dont l'horreur était devenue son idée fixe. Ici, les soldats du Roi ne risquaient pas de la rejoindre. Elle décida d'attendre un peu. Elle sortirait des marais au printemps lorsque débuteraient les offensives. Alors il faudrait qu'elle soit là pour ranimer les courages défaillants, rappeler à chacun l'enjeu de la partie.

Valentin lui apportait des nouvelles. Le pays était calme. Sur pied de guerre, mais calme. On continuait à lever des troupes et, surtout, à lutter contre la faim. Mais, préservé par la rébellion, on n'avait pas eu à engloutir les maigres réserves dans le puits sans fond des réquisitions et des impôts. Aussi le pays subsistait-il. Et l'on se félicitait. « Tout va mieux quand on se débrouille entre soi. » Saurait-on défendre une liberté si nécessaire ?... Chacun s'y préparait aussi.

Maître Valentin venait presque tous les jours. Le reste du temps retournait-il vers son moulin ? Allait-il pêcher, chasser dans les roseaux ? Il arrivait, souvent, avec des nasses pleines, ou des oiseaux aux plumages brillants attachés, tête pendante, autour d'un bâton.

Les habitants de la bourrine parlaient peu. L'abbé, malade, dormait là-haut, dans le grenier à foin. Sa blessure au côté s'était guérie grâce à des cataplasmes d'herbes. Mais il avait souvent la fièvre. Il était comme une ombre dolente et douce entre deux autres ombres, également perdues dans leurs songes. Trois êtres disparates : une femme belle et tragique, un meunier taciturne, à l'esprit lent et bizarre, un petit abbé de cour, pâle et frissonnant, enfermés dans le silence des eaux mortes.

Angélique dormait sur la couche de fougères, recouverte d'une lourde peau de mouton. Elle dormait d'un sommeil total, sans rêves, qui lui était inhabituel jadis. Le drame ne semblait pas avoir laissé de traces dans son être physique. Si elle s'éveillait, elle écoutait, au-dehors, le bruit de la pluie tombant sur la surface lisse des marais, multipliant à l'infini son froissement ténu. Ou bien le coassement des grenouilles, les cris aigus des rats d'eau, l'appel des oiseaux de nuit, tous les chuchotements de la jungle aquatique. Et elle éprouvait une certaine paix.

Lorsque Valentin était là, elle le voyait aussi, la nuit, assis dans le fauteuil de paille et de bois poli. II avait les yeux ouverts et les reflets bleuâtres des flammes glissaient sur ses gros traits mornes et sans expression. Par instants, une lueur naissait au fond de ses orbites. Elle avait l'impression qu'il la regardait. Alors elle refermait les yeux et se rendormait.

Maître Valentin ne représentait rien pour elle sinon une présence familière du passé qui la servait. Il coupait les morceaux de tourbe pour le feu trayait la chèvre, glissait le lait à cailler dans le coffre sous la pierre de l'âtre, préparait la soupe et le poisson et faisait flamber le vin afin que la sauce de la « bouillure » ne fût pas amère. Il eût fait un cuisinier digne de servir sous le grand Vatel. Il lui apportait parfois des paniers pleins de brioches et de tourteaux fromagés préparés avec la plus fine fleur de farine, tourteaux du pays que l'on mange à Pâques et dont la croûte doit être noire et l'intérieur couleur d'or. Il arrivait à Angélique de s'en saisir avec une avidité soudaine. Elle avait toujours très faim. Une lueur qui ressemblait à un sourire s'allumait dans les yeux impavides de l'homme tandis qu'il la regardait planter ses dents blanches dans la pâte. Elle s'arrêtait, éprouvant un malaise, et sortait pour échapper à ce regard.

Lorsqu'elle était arrivée sur la petite île des marais l'hiver régnait encore et les terres inondées ressuscitaient l'estuaire des premiers temps dont les boues salées roulaient des oursins, des mollusques, des coquillages fossiles. Certains oiseaux de mer venaient encore se nicher parfois dans les roseaux Les hauts peupliers, amenés par les Hollandais sous Henry IV, transformaient le paysage marin, ainsi que les aulnes, les trembles, les frênes, dessinés d'une plume noire et minutieuse sur des reflets d'eau ou des brumes légères à la translucide clarté de porcelaine. Des corbeaux criaient haut, planant sur le paysage désolé. Debout dans les roseaux, Angélique laissait son regard se perdre à travers cet assemblage de ramures et de ramilles, de troncs élancés posés sur leur reflet, qui composait l'inextricable architecture du marais. Cette eau-forte, en noir et blanc, fascinait son cœur désespéré et, tout à coup, elle croyait voir passer dans les brouillards Florimond, Charles-Henri et Cantor, trois petites silhouettes perdues qui se donnaient la main. Alors elle criait, en se tordant les bras :

– O mes fils... mes fils !...

Elle criait et sa voix se mourait à travers les immensités jusqu'à ce que l'abbé de Lesdiguière vînt, en trébuchant dans la boue, la prendre par le bras pour la ramener doucement vers la maison.

« Tu as sacrifié tes fils, disait en elle une voix sourde, mauvaise !... Insensée !... Tu n'aurais jamais dû quitter Versailles, jamais dû t'en aller vers les pays d'Orient qui t'ont pervertie. Tu aurais dû faire ta soumission au Roi. Tu aurais dû coucher avec le Roi... » Et elle se prenait à sangloter atrocement en les appelant tout bas et en leur demandant pardon.

Le printemps fut précoce et exubérant, couvrant d'émeraude les vastes étendues, transformant le paysage désolé,-sous une somptueuse parure, et redonnant aux longues cressonnières leur mystère glauque. Les nymphéas, au parfum de cire et de miel, refleurissaient. Les libellules commençaient à sillonner la surface de leur vol fragile, découvrant pour s'y poser des touffes de myosotis et de menthe. On entendait s'ébattre dans les étangs les canards sauvages, les huppes couronnées, les grosses oies cendrées, les hérons précautionneux. Derrière la retombée des branches on voyait passer des barques silencieuses. Le marais est, comme le bocage, un pays aux apparences désertes qui cache une vie multiple et grouillante. Les huttiers, descendants de la race des Colliberts formaient une république nombreuse et indépendante. « Dans les marais, il y a de mauvaises gens qui ne payent l'impôt ni au Roi ni à l'évêque », racontait jadis la nourrice...

On était en mars mais le temps se montrait exceptionnellement doux.

– L'hiver n'aura pas été trop cruel, dit Angélique un soir à maître Valentin. Les génies sont avec nous, il faut croire. Je vais bientôt devoir revenir dans les terres.

Le meunier posait sur la table un pichet de vin rouge fumant et des bols. Le repas était achevé. L'abbé de Lesdiguière était monté se coucher sur sa balle de foin dans le grenier. C'était l'heure où Angélique et Valentin, devant l'âtre, buvaient le vin chaud parfumé d'herbes et de cannelle. Valentin la servit et s'installa sur l'escabeau pour humer, non sans bruit, le breuvage. Elle le regarda comme si elle le voyait pour la première fois et s'étonna de son échine arrondie et puissante sous un justaucorps de drap gris et de ses gros souliers à boucles de métal. Ni bourgeois ni manant. Maître Valentin, le meunier du moulin des Ablettes. Un inconnu qui avait toujours été là.

II la regarda par-dessus son bol. La couleur de ses yeux était grise.

– Tu vas partir ?

Il parlait en patois et elle lui répondit de même.

– Oui, il faut que je sache où en sont nos gens. Avec l'été va venir la guerre.

Il but encore une seconde rasade, une troisième, en respirant bruyamment.

Puis il posa le bol sur la table et se tint debout devant Angélique, les bras ballants, en la fixant avec attention.

Agacée par cette contemplation, elle lui tendit le récipient qu'elle avait vidé.

– Pose cela.

Il obéit et se reprit à la regarder. Il avait un visage grêlé et rougeaud et, derrière ses lèvres entrouvertes, elle devinait ses dents gâtées.

L'ambiance solitaire qui avait été jusque-là indifférente à Angélique lui devint, ce soir-là, oppressante. Elle serra avec nervosité les accoudoirs du fauteuil où elle était assise.

– Je vais dormir, murmura-t-elle.

II fit un pas en avant.

– J'ai mis des fougères toutes fraîches, toutes fraîches cueillies du sous-bois, pour que le lit soit plus doux.