C'était surtout la nuit qu'elle souffrait. Dans l'abandon du sommeil, la surexcitation de la guerre et de la vengeance la quittait et elle retrouvait, à l'arrière-plan de son être, un malaise désespérant et elle recommençait à entendre les vagissements d'un enfant nouveau-né.

Une nuit, saint Honoré lui apparut, tenant sa tête dans ses mains : « Qu'as-tu fait de l'enfant ? lui dit-il. Va la chercher avant qu'elle ne meure... »

Angélique s'éveilla dans la bruyère, saint Honoré était toujours là, au portail de la chapelle. L'aube se levait. Il faisait froid et, pourtant, elle ruisselait de sueur. Tout son corps était douloureux. Elle se leva pour aller vers la fontaine, y boire et s'y rafraîchir :

« Quand mon lait sera tari, je cesserai de penser à l'enfant », se dit-elle.

Vers le milieu de la matinée, les guetteurs annoncèrent un équipage qui montait la route en lacet.

Ils n'avaient vu passer jusqu'alors qu'un cavalier, un marchand sans doute, fort effrayé de l'endroit désertique et qui avait pris le galop dès qu'il avait distingué, entre les troncs, des silhouettes suspectes.

Les partisans s'égaillèrent sous les arbres mais les vestiges de leur campement étaient trop évidents et Angélique envoya Martin Genêt et quelques paysans arrêter l'équipage lorsqu'il parviendrait au sommet de la côte. Il fallait se méfier des voyageurs qui, passant d'une région à l'autre, pourraient ne pas avoir de scrupules à signaler, contre prix d'or, les mouvements des révoltés aux soldats royaux cantonnés aux abords.

Devant la voiture arrêtée, elle entendit s'esclaffer les hommes et la discussion s'éternisant, elle se rapprocha pour s'informer.

C'était une minable carriole, tirée par une non moins piteuse haridelle. Le cocher, un vieil homme édenté, tremblait tellement d'effroi qu'il ne pouvait prononcer un mot.

Sous la bâche rapiécée, on découvrait, dans une odeur fétide, trois grosses femmes rouges et suantes et un amoncellement de bébés qui grouillaient sur la paille souillée, comme une portée de lapereaux.

– Messieurs les brigands, ne nous faites pas de mal, suppliaient les commères à genoux.

– Où allez-vous ?

– À Poitiers... On voulait passer par Parthenay parce qu'on nous a dit que par Saint-Maixent il y avait des soldats. Alors nous, pauvres femmes, nous avons eu peur de ces paillards et nous avons voulu faire un détour par une route tranquille... si nous avions su...

– D'où venez-vous ? demanda Angélique.

– De Fontenay-le-Comte.

Et, rassurée d'apercevoir une femme, la plus grosse expliqua, volubile :

– Nous sommes des nourrices de la couche de Fontenay, le bureau des Enfants Assistés et l'on nous envoie conduire tous ceux-là à Poitiers parce qu'il y en a trop pour notre établissement. Nous sommes de dignes personnes, madame... assermentées... oui, madame...

– Laissons-les passer, dit Malbrant-coup-d'épée, elles n'ont que leur lait à donner et, ma foi, si j'en crois la marmaille, elles ne doivent déjà pas en avoir trop pour tout le monde.

– Ça, vous pouvez le dire, mon bon monsieur, s'exclama la nourrice en riant bruyamment. Ils n'ont pas d'idée, ceux qui nous mettent trois seulement pour vingt mouflets. Il y en a la moitié qu'il faudra nourrir à la « miaulée »...

Elle désigna une cruche où du pain trempait dans de l'eau mélangée de vin.

– ... Sans compter ceux qui resteront en route. Y en a déjà un par là qu'est quasiment mort. Faudra nous arrêter au prochain village pour le donner au curé à enterrer.

Elle leur jeta sous les yeux une sorte de lapereau écorché, inerte, entortillé dans un chiffon rouge.

– Si c'est pas de la misère ! Voyez-moi ça, mes bons messieurs.

Ils firent des moues dégoûtées.

– C'est bon ! Vous pouvez vous en aller. Mais sachez vous taire quand vous serez redescendues en plaine. Ne parlez pas de ce que vous avez vu dans la montagne.

Elles se confondirent en promesses geignardes.

– Fouette cocher, cria Malbrant en envoyant une tape sur le dos osseux du triste cheval.

– Non, attendez.

Le sang s'était retiré du visage d'Angélique : depuis l'instant où la femme avait dit : Nous venons de Fontenay-le-Comte, elle avait su pourquoi, cette nuit-là, saint Honoré lui était apparu.

Mais elle était comme paralysée, ses mouvements avaient la lenteur des mauvais rêves.

Cependant, elle se pencha et ramassa l'enfant que la nourrice avait jeté vers elle, enveloppé dans son haillon rouge.

– Allez, maintenant.

– Qu'est-ce que vous voulez faire de ça, ma belle ? Puisque je vous dis que c'est quasi mort.

– Allez, répéta-t-elle, avec un regard si dur que les bonnes femmes se reculèrent et se tinrent coites.

Très raide, Angélique s'éloigna. Près de la fontaine, ses jambes la trahirent et elle dut s'asseoir sur le rebord de pierre.

Une main se posa sur son épaule. Deux prunelles sombres, pleines d'une ardente gravité, cherchaient les siennes. L'abbé de Lesdiguière l'avait suivie. Il se penchait vers elle, il la soutenait, l'enveloppait de son ardente compassion. Il essayait de lire dans ses yeux.

– C'est votre enfant, n'est-ce pas ?

Elle fit un signe imperceptible, révulsé, mais affirmatif.

– En êtes-vous sûre ?

– Je l'ai reconnue à ce signe qu'elle avait sur l'épaule... et à ce chiffon rouge qui l'enveloppait.

– Avant de... l'abandonner, l'aviez-vous baptisée ?

– Non.

– L'ont-ils fait à l'hospice ?... Il y a tant de négligences et de cœurs impies de nos jours. Madame, il faut la baptiser.

– Elle est déjà morte...

– Pas encore. Comment voulez-vous la nommer ?

– Que m'importe.

Il regarda autour de lui.

– Saint Honoré vous l'a rendue. Nous l'appellerons Honorine.

Il plongea sa main dans la fontaine pour y recueillir de l'eau qu'il fit couler sur le front de l'enfant tout en murmurant les paroles et les prières rituelles. Et parce que ces mots s'adressaient à la misérable créature qu'elle avait engendrée dans l'infamie, ils la frappaient avec une violence éblouissante et elle demeurait pétrifiée.

– Sois une lumière, Honorine, dans ce monde de ténèbres où tu es appelée à vivre... que tes yeux s'ouvrent à tout ce qui est beau, tout ce qui est bien...

– Non, non, cria-t-elle, je ne suis pas sa mère. On ne peut pas me demander cela…

Elle regardait désespérément l'abbé de Lesdiguière penché vers elle. Elle lisait sa condamnation dans ce regard pur.

– Ne méprisez pas la vie que le Créateur a donnée.

– Ne me demandez pas cela.

– Vous seule pouvez la sauver. Vous êtes sa mère.

– Non, pas cela.

Elle voyait sa propre douleur se refléter dans les yeux bruns qui l'adjuraient.

– Ah ! Dieu ! s'écria-t-il. Dieu, pourquoi as-tu créé le monde ?

Il courut se jeter sur le seuil de la chapelle et elle l'entendit prier à voix haute, le front contre la porte.

Dans les bras d'Angélique l'enfant avait eu un imperceptible mouvement. Alors elle l'attira contre son sein.

Chapitre 7

Les chevaux s'ébrouaient sous les arbres, à la sortie du défilé. Les feuilles mortes craquaient sous leurs sabots. Ils repoussaient la marée légère et dorée qui comblait comme une écume le ravin. Un ciel pervenche s'apercevait entre les branches dépouillées. Les dernières feuilles tombaient, avec de lents mouvements évanescents.

Angélique cueillit sur sa mante une étoile orangée qui venait de l'effleurer et contempla, rêveuse, le petit chef-d'œuvre de la nature aux élégantes nervures. Encore un nouvel automne. Un nouvel hiver qui s'annonçait. La tiédeur du soleil ne trompait point. Les bises aigres se devinaient dans les lointains embrumés dont les ors et les safrans pâlissaient, laissant leurs places aux mauves et aux gris de novembre.

Elle reporta son attention sur l'abbé de Lesdiguière qui chevauchait à ses côtés et eut un mouvement d'épaules.

– A-t-on jamais vu chose plus ridicule, l'abbé ? Un chef de guerre transformé en nourrice, et l'aumônier des troupes assumant le rôle de berceuse...

Le jeune homme éclata de rire et lui jeta un chaud regard :

– Qu'importe ! Vous n'en avez pas moins mené vos troupes à la victoire, madame. Si bien qu'on pourrait croire que l'enfant fut notre porte-bonheur.

Il contempla avec fierté Honorine, endormie au creux de son bras, à l'abri de son manteau noir d'ecclésiastique. C’avait été là tout le berceau d'Honorine. L'arçon d'un cheval et des bras d'hommes qui se la repassaient jusqu'à l'étape où sa mère s'écartait pour la nourrir. En lui donnant son lait, Angélique lui avait rendu la vie. Sa conscience était apaisée. Le sacrifice n'en demeurait pas moins cruel et l'humiliation chaque fois aussi amère.

Elle laissait donc aux gens de sa suite le soin de porter cet encombrant petit animal dont le sort n'avait pas voulu la débarrasser. Du cheval de l'abbé de Lesdiguière à celui de Malbrant-coup-d'épée, en passant par les montures de Flipot ou du vieil Antoine, Honorine essayait de tous les trots et de tous les galops. Il n'était pas jusqu'au brave et gras baron du Croissec qui ne lui offrît, parfois, le confort de son ample giron. Mais, par contre, où qu’elle se trouvât, dès la nuit tombée, elle se mettait à pleurer et ne se calmait qu'entre les bras d'Angélique. Force était alors, pour celle-ci, de la garder près d'elle.

– Ridicule, répéta-t-elle. Je me demande comment, en de telles circonstances, j'ai pu continuer à me faire obéir de nos partisans.

– Votre ascendant sur tous est si grand, madame. Et les succès obtenus n'ont pu que les confirmer dans leur confiance envers vous.

Le visage d'Angélique s'assombrit :

– Les succès ? La victoire ? Il ne faut pas se féliciter trop tôt. Rien n'est encore résolu. Les troupes royales n'ont pu forcer la défense du Poitou, mais nous demeurons assiégés. Et voici l'hiver qui s'annonce. La plupart des terres sont incultes, les récoltes insuffisantes. La faim va entraîner le découragement. C'est là-dessus que le Roi compte.

– Faites-leur comprendre que si nous pouvons atteindre l'été suivant, notre cause sera sauvée. Le Roi non plus ne peut conserver à son flanc toute une province en rébellion. La marche économique du pays en est bouleversée. Il lui faudra ou traiter ou réduire la rébellion par le sang. Or nous sommes protégés par les forêts. Les soldats n'osent y pénétrer...

– Vous parlez en stratège, mon petit abbé, et vous m'impressionnez un peu. Que diraient vos supérieurs ecclésiastiques s'ils vous entendaient ?

– Ils se souviendraient que j'ai dans les veines le sang du vieux Lesdiguière, ce grand huguenot dauphinois que fut si longtemps en révolte contre l'autorité royale. Malgré la conversion de ma famille, mon nom n'était pas sans inspirer de suspicion à mes maîtres, lorsque j'étais au séminaire. Peut-être n'avaient-ils pas tort ?

Il rit encore, gaiement. La brise faisait danser ses boucles sur ses joues hâlées. Son manteau, son chapeau à boucle d'argent, son rabat, son habit, tout était usé jusqu'à la corde par la poussière et les intempéries.

Son cheval, effarouché par une racine d'arbre, fit un écart et prit de l'avance. Angélique le considéra un moment puis le rejoignit.

– Monsieur l'abbé, dit-elle gravement. Écoutez-moi. Vous ne devez pas rester avec moi. J'ai tort de vous entraîner dans une aventure qui ne cadre ni avec votre vocation ni avec votre rang. Retournez parmi les vôtres. L'évêque de Condorn vous protégeait et faisait grand cas de vos qualités. Il vous trouvera un poste plus élevé à la cour. À moins que M. de La Force ne vous reprenne. On doit ignorer que vous m'avez suivie... Mais vous ne parlerez pas...

Le jeune homme se troubla sous la violence de son émotion.

– Me chassez-vous, madame ?

– Non, mon enfant... Et vous le savez bien. Mais cette existence est coupable... et votre place n'est pas parmi des réprouvés.

– Pourquoi n'y serait-elle pas ? murmura-t-il. Madame, si vos scrupules vous persuadaient que seul mon dévouement à votre personne me retient près de vous, je voudrais vous rassurer. Encore que ma vie vous soit... donnée, il y a aussi autre chose. Je sens... je sens que c'est vous qui avez raison, madame. Moi aussi j'ai vécu à la cour. Comment aujourd'hui ceux qui ont faim et soif de la justice ne vous écouteraient-ils pas ? Je me souviens et mon cœur me répète que c'est vous qui avez raison.

Angélique serra les dents et ses doigts se crispèrent sur les rênes de sa monture.

– Ne cherchez pas d'excuses à mes actes, fit-elle durement. Il n'y a rien en moi de pardonnable. Je suis seulement une femme haineuse et misérable. Et qui ne voit pas d'issue à sa haine...