Il leva sur elle ses grands yeux, pleins d'effroi.

– Ne craignez-vous pas d'être damnée ?

– Ces mots n'ont plus de sens pour moi. Je ne sais qu'une chose. C'est que sans le grand feu de haine que j'ai au fond du cœur, je ne pourrais supporter la vie. Songer aux combats et à leur défaite, voici les seules choses qui me donnent le courage de survivre et même qui me réjouissent.

Et, comme elle voyait son expression navrée :

– Pourquoi vous horrifier de mon destin, l'abbé ? C'est d'être sous les lambris de Versailles et dans les honneurs qui ne me convenait pas. J'ai toujours été une créature indocile et rustique, vouée aux pieds nus et aux ronces du chemin. Lorsque j'étais enfant, mon frère Gontran – celui que le Roi a pendu – avait fait mon portrait en chef de brigands. Il a toujours eu de ces presciences... J'ai déjà été parmi les brigands et les voleurs dans Paris. N'avez-vous jamais entendu notre Flipot évoquer le temps où je rencontrais le Grand Coësre, le roi des truands... J'ai couru toutes les routes, tous les chemins, j'ai connu toutes les privations, toutes les prisons... je me suis traînée à genoux, écorchée, en haillons sur les routes du Rif... Mon destin est ainsi et je n'aime pas avoir un toit sur ma tête. Rien ne me sauvera, je le sais maintenant... Ne soyez pas triste, mon petit abbé. Et quittez-moi...

Elle ajouta très bas :

– ... Je porte malheur à ceux qui m'aiment...

Il ne répondit pas. Elle voyait ses longs cils battre précipitamment sur la courbe de son fin profil et ses lèvres trembler.

Les chevaux descendirent un chemin pierreux, au flanc d'une colline ensauvagée.

Le château des Gordon de La Grange venait d'apparaître, flanqué de quatre tours, dans l'écrin mordoré de son parc.

Les voyageurs n'eurent pas à lancer de signal d'arrivée. Aucune embuscade n'était possible, dans cette demeure à l'écart, perdue au fond du Bocage.

Ici l'on pouvait oublier les zones ravagées par la guerre, les villages incendiés, les combats farouches à travers les landes, ou les guets-apens plus redoutables encore tendus au fond des gorges étroites. Combats sans merci. Les villages aux marches de la province étaient désertés. À l'intérieur, les paysans avaient passé l'été une main sur le manche de la charrue, l'autre sur le mousquet. Vers la fin de septembre un régiment des troupes royales s'était avancé assez loin au cœur du pays, ravageant tout sur son passage. Les habitants semblaient s'évanouir devant lui. Il n'avait pas trouvé grand monde à pendre mais avait tout brûlé, hameaux, bourgs, récoltes et, déjà, l'on parlait à Versailles de la reddition imminente des croquants terrifiés lorsque, parvenu aux environs de Pouzauges, la troupe avait paru s'escamoter. Plus aucune nouvelle n'en parvenait. Le pays entier s'était refermé sur les soldats comme une énorme tenaille.

Certains survivants, qui parvinrent, de fourrés en fourrés, à gagner la Loire et à la franchir, parlèrent avec horreur de ces ombres qui, la nuit, les avaient assaillis, des faux luisantes qui travaillaient pour la mort, des grappes de corps qui dégringolaient des branches à l'instant le plus inattendu, tandis que des coutelas acérés se plantaient entre les omoplates avant qu'ils aient eu le temps de pousser un cri. Ils avaient tous été décimés, malgré leurs armes, malgré leurs officiers. Le pays poitevin les avait dévorés les uns après les autres, inexorablement.

La consternation régna. À la suite de cette campagne désastreuse les troupes et le haut commandement demeurèrent dans l'expectative. L'hiver venant, il était vain d'encourager les militaires à tenter d'autres expéditions. Chacun prit ses quartiers.

Angélique demeura trois mois au château de La Grange. Elle y reçut certains chefs des conjurés, ainsi que des bourgmestres des villes qui venaient lui confier leurs anxiétés. Chacun était réduit à la portion congrue. Le commerce paralysé, on commençait à murmurer. Par chance, l'hiver ne fut pas trop rigoureux.

Vers mars, Angélique reprit ses chevauchées à travers la province. Elle avait cessé de nourrir son enfant et eût voulu la laisser au château. Une brave servante s'y était attachée. Mais l'abbé de Lesdiguière l'en dissuada :

– Ne l'abandonnez pas, madame. Loin de vous, elle mourra.

– Je reviendrai la chercher plus tard, quand les événements...

– Non, fit-il en la regardant dans les yeux, vous ne reviendrez pas la chercher.

– Est-ce une existence pour une enfant si jeune que de traîner ainsi par monts et par vaux ?...

– Cette vie lui convient, puisque vous êtes là, sa mère...

Lui-même emmaillota Honorine dans une chaude couverture et monta en selle, en la serrant jalousement sur son cœur.

Ce fut vers cette époque qu'Angélique sentit le doute s'insinuer en elle lorsqu'elle regardait sa fille. Comme la crainte d'une menace informulée, un doute, la peur d'un soupçon qui peu à peu devenait certitude.

Ils se trouvaient dans une zone dangereuse où les troupes royales se risquaient parfois à des incursions. Pour ne pas tomber dans une embuscade, Angélique et son escorte se réfugiaient, chaque nuit, dans les grottes qui percent de mille cachettes les falaises de la vallée de la Sèvre. Les paysannes des hameaux voisins avaient coutume de s'y réunir le soir, pour filer et tricoter. Elles recherchaient ces endroits à cause de leur douce température qui dispensait d'entretenir du feu. Après le souper, elles s'y rendaient la quenouille au côté, garnie d'étoupe, de chanvre et portant sous le bras un chauffe-pieds bien braisé au départ.

Elles indiquèrent à Angélique les plus spacieuses de ces chambres naturelles où la petite troupe se reposait à l'abri de la fraîcheur aigrelette des premières nuits printanières.

Plantée dans les parois de la grotte, une « lioube » munie d'une chandelle primitive, faite d'une tige de bouillon-blanc, imprégnée d'huile de noix, donnait une clarté rassurante.

Angélique regardait l'enfant qui se roulait sur le sol et essayait de se traîner. Elle avait dix mois et paraissait vigoureuse. Était-ce la lueur rousse de la torche qui donnait à ses cheveux naissants aux courtes bouclettes un tel reflet de cuivre ?... Elle avait, par contraste, des yeux noirs, étroits, qui se relevaient vers les tempes lorsqu'elle riait. Les pommettes paraissaient alors les dissimuler complètement et son expression... son expression ne semblait pas inconnue à Angélique, lui rappelant une autre physionomie, mais caricaturale, obscène.

Elle se recula si violemment que son crâne heurta la paroi rocheuse et qu'elle demeura étourdie.

Montadour ! Sa trogne de porc rouquin !

La sueur perla à ses tempes. Cela n'était pas possible…

La haine qu'une mère peut porter à son enfant bâtard n'est trop souvent que le reflet de celle que lui inspire celui qui l'a engendré. Pour Angélique, mettre un nom sur le visage du criminel était pire que l'inconnu. Elle eût aimé l'enfant de Colin Paturel. Mais la pensée de partager, elle, Angélique de Sancé, la responsabilité d'un être humain avec un soudard de la pire espèce, lui donnait l'impression d'une complicité visqueuse, répugnante, d'un avilissement auquel le sort voulait la contraindre. Jamais elle ne pourrait y consentir. La vie n'était qu'une comédie monstrueuse, détestable, menée par un dieu aveugle et sadique.

À son cri, l'abbé de Lesdiguière accourut.

– Enlevez-la, fit Angélique haletante, enlevez-la de ma vue. Je serais capable de la tuer...

À minuit, les échos de la caverne retentissaient encore des pleurs d'Honorine.

Allongée sur sa couche de foin, Angélique se retournait exaspérée :

– Naturellement, « ils » ont oublié de lui donner sa fougère.

Honorine ne pouvait s'endormir sans tenir en main une fougère, son hochet de prédilection, dont les dentelures paraissaient la ravir.

À la fin, Angélique n'y tint plus. Elle gagna la salle principale où, réunis autour du feu, l'abbé, l'écuyer, les valets et le baron avaient épuisé tout leur répertoire. Avec un regard de mépris écrasant, elle leur reprit le bébé qui se tut par miracle et le ramena dans son antre personnel. Naturellement, la petite était trempée, gelée, morveuse. Angélique la bouchonna d'une main experte et bourrue, l'enveloppa dans son châle de laine et la nicha dans le foin jusqu'aux yeux. Puis elle sortit au-dehors, pour aller jusqu'à la lisière du bois, cueillir une fougère dont elle arracha quelques folioles au bas de la tige. Honorine s'en empara d'un poing autoritaire et regarda avec extase la crosse velue projeter sur les parois de la grotte des ombres immenses de monstre préhistorique. Apaisée, elle prit son pouce dans sa bouche et jeta sur Angélique, du coin de ses petits yeux bridés, un regard empreint d'une intense satisfaction.

« Toi, tu me connais, semblait-elle dire, avec toi je suis tranquille... »

– Oui, je te connais, murmura Angélique... Oui, nous n'y pouvons rien... ni l'une ni l'autre, n'est-ce pas ?

Appuyée sur son coude, une joue dans la main, elle l'examinait avec une attention aiguë. La béatitude répandue sur les traits de l'enfant desserrait l'étau douloureux de son cœur.

Ni passé ni lendemain. L'heure silencieuse au sein de la terre. Et, en elle, des images plus que des mots, surgissaient comme des ombres douces et fugitives, pour l'apaiser.

– ... Tu n'es l'enfant de personne... La petite fille de la forêt... seulement la petite fille de la forêt. Cheveux roux comme la feuille d'automne... Prunelles noires comme la mûre des buissons... Peau blanche... nacrée, comme le sable des grottes... tu es l'incarnation des bois... un feu-follet... un farfadet... Rien d'autre... tu n'es l'enfant de personne... Dors... dors en paix...

Chapitre 8

L'abbé de Lesdiguière sortit des fourrés, les mains pleines de champignons.

– Du nanan pour toi, Honorine.

Elle marcha vers lui en trébuchant. Elle avait eu un an à l'été, tandis que les soldats du roi encerclaient la métairie où s'étaient réfugiés Angélique et les siens.

Enfermés comme des lièvres dans un terrier, ils étaient sur le point de se rendre lorsque Hugues de la Morinière et ses protestants les avaient dégagés. Angélique n'avait pu sortir de la métairie qu'en enjambant des corps. Honorine toussait de toute la fumée respirée. L'odeur de la poudre et des incendies faisait partie de son existence au même titre que le bruit des détonations, le sang et la sueur sur des visages patibulaires, les fuites au galop et les nuits ténébreuses au plus profond des bois.

Elle avait fait ses premiers pas à Parthenay, le jour où le tocsin sonnait sur la petite ville assiégée. Les assaillants avaient été repoussés et s'étaient retirés, mais la ville, épuisée par trop de privations, demeurait exsangue. Angélique n'avait plus retrouvé Honorine dans la pièce où elle l'avait laissée, sur une chaise. Elle était dans la rue. C'est ainsi qu'on avait su qu'elle marchait et même qu'elle descendait les escaliers.

Elle avait dit son premier mot le jour où Lancelot de la Morinière avait été tué au cours d'un combat violent dans les landes de Machecoul... Et ce premier mot d'Honorine avait atteint Angélique au cœur comme la balle d'un mousquet.

Elle avait dit : « sang » en découvrant un coquelicot. Et elle plissait comiquement son nez avec des grimaces de souffrance, comme elle en avait vu faire aux hommes blessés.

Fièrement elle répétait « sang... sang... » en montrant la fleur. C’avait été le leitmotiv de sa soirée. Angélique avait cru devenir enragée.

Devant la rudesse des combats de l'été, la lassitude l'atteignait et la peur s'insinuait en elle. Le Roi ne déclarait pas forfait, mais le Poitou chancelait. Hugues de la Morinière, privé de ses deux frères, était comme un corps sans tête. Il n'avait jamais été capable de penser seul. Lancelot, qui lui insufflait sa foi en Angélique, ayant disparu, sa méfiance n'était plus là pour fortifier son orgueil de vassal dressé contre le Roi. La fin de l'été permettrait d'éviter des désastres imminents. Trompé par une résistance aussi farouche, le commandement militaire s'interrogeait sur les mesures à prendre. Le Roi était partisan de laisser les rebelles se lasser, se désagréger d'eux-mêmes par la famine, la misère et le manque de munitions. Ses ministres voulaient l'emploi de forces écrasantes, le Roi lui-même à la tête des troupes et une répression si sanglante qu'elle pourrait être proposée en exemple à toutes les autres provinces. Il ne fallait pas oublier que l'Aquitaine, la Provence, la Bretagne s'agitaient et l'on n'était jamais sûr des dernières conquêtes : Picardie, Roussillon, etc.