Elle était, à la fois, gênée et réconfortée qu'il osât lui parler franchement du mal secret qui la rongeait.

– Ce ne sera pas facile, dit-elle. On voit bien que ce n'est pas vous qui...

– Mauvaise tête... Apprenez donc à vous détourner de ce qui vous fait du mal. Voici le premier soleil qui apparaît depuis de longs jours. Prenez la main de votre enfant et allez vous promener avec elle dans les jardins, en méditant votre espérance.

Elle n'était pas très sûre de souhaiter cet avenir qu'il lui annonçait.

Existait-il au monde un homme capable à nouveau de l'apprivoiser ? La blessure était trop profonde. Pourtant, si elle réfléchissait à l'instinct qui lui faisait tourner vers l'abbé de Nieul un cœur assoiffé de soutien, elle devait s'avouer que bien des choses commençaient à céder en elle. Il l'avait attirée avec une patience d'oiseleur. Mais le charme de sa virile personnalité, consumée de pénitences, n'avait pas été sans jouer un certain rôle. Oui, il avait raison. Comme elle restait femme !...

– Que m'est-il donc arrivé à l'abbaye ? demanda-t-elle. J'ai parfois la sensation d'être perdue, suspendue dans les airs.

– Vous avez été projetée dans ce que les mathématiciens appellent « le passage par l'infini »...

– Que voulez-vous dire ?

– Lorsqu'on a étudié les mathématiques, on apprend que toutes les solutions d'un problème ne sont pas nécessairement chiffrables, c'est-à-dire découlant les unes des autres et se traduisant par un résultat positif. Quelques cas simples : la solution d'une équation mathématique, nous ne savons pas si c'est « plus » ou « moins ». Autrement dit si l'on a gagné ou perdu. La simple extraction de la racine carrée pose déjà un problème philosophique à portée considérable incalculable : que peut être la racine d'un nombre négatif ? Devant le vertige, l'impossibilité de l'esprit qui nous saisit, on se rassure en déclarant qu'elle est un « imaginaire » ou une ligne trigonométrique. Or c'est admettre de ne plus savoir ce qui se passe car cela signifie que nous sommes passés sur un autre plan de structure physique. On dira, pour la commodité de l'esprit, que nous sommes « passés par une solution de continuité » ou « par un passage à l'infini ». Me comprenez-vous ?

– Je crois comprendre. J'éprouve cette espèce de disparition momentanée du problème.

– Quel profond abîme que cet infini, ne fût-il que de pure mathématique ! Car il est aussi omniprésent dans notre vie courante. Et, lorsque notre esprit ne voit plus de solution « plane », le passage par l'infini, ou l'irrationnel, ou le supra-normal s'impose de lui-même. Nous en émergeons pour reprendre le courant habituel mais déjà, en fait, la solution a été trouvée...

– Pourrais-je reprendre pied, malgré tout ? Tant de contradictions se disputent ma vie.

– Vous êtes de ces femmes qui ont besoin de combats pour se sentir elles-mêmes, et pour – oh ! oui cela existe – demeurer jeunes et belles. Vous seriez-vous satisfaite d'une vie quotidienne, la tapisserie aux doigts, ou même d'une existence frivole ?...

– Je ne sais plus ! Il me semblait parfois que j'étais faite pour un bonheur simple, rustique : un homme à aimer, des enfants autour d'une table, pour lesquels je pétrirais des gâteaux. Toutes les femmes gardent un peu cette image-là dans un coin de leur cœur, même les plus déchues, même les plus mondaines. Et, comme toute femme aussi, j'ai eu ce goût d'atteindre à la richesse, pour les jouissances qu'elle procure : la parure, l'admiration des hommes... Mais, très vite, il m'est apparu que je n'y étais pas, sinon à l'aise, du moins heureuse... Cela ne me convenait pas. Tandis que j'ai passionnément aimé mon rôle de chef de guerre. Vous me direz : une femme n'est pas faite pour répandre le sang, c'est hors nature. Mais, moi, j'aime la guerre. Je mentirais si je le niais. L'aventure, la bataille, l'attente de la victoire, rassembler des forces éparses et leur donner un but. Et même la peur, l'angoisse, l'espoir de sauver une situation désespérée, cela me convenait. J'ai souffert, pendant les deux années qui viennent de s'écouler, je ne me suis jamais ennuyée.

– On dit, en effet, que c'est pour l'homme – et surtout pour la femme – une des conditions essentielles du bonheur : ne pas s'ennuyer.

– Vous n'êtes pas scandalisé de mes aveux ? Comment expliquez-vous ces contradictions ?

– Un être humain est capable de tant de choses. Cela compose la trame de l'aventure de sa vie, où s'enchevêtrent le bien et le mal, la révolte et la soumission, la douceur et la violence.

Il murmura :

– ... Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les cieux, un temps pour naître et un temps pour mourir... un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser... un temps pour embrasser et un temps pour s'éloigner des embrassements... un temps pour se taire et un temps pour parler, un temps pour haïr et un temps pour aimer...

– Qui a dit cela ?

– Un des grands sages de la Bible ! L'Ecclésiaste.

– Il n'y aurait donc pas eu... que des choses sordides et détestables... dans ma révolte ?

– Certes non.

La physionomie d'Angélique s'illumina.

– Votre indulgence m'est plus réconfortante que votre sévérité. Vous avez été si dur pour moi au début...

– Je voulais vous faire peur, pour vous arracher à l'enlisement. Je voulais aussi vous faire parler. Je me félicite d'y être parvenu. Le cœur verrouillé se corrompt.

Il réfléchit profondément, le menton dans sa main comme livré à un problème ardu.

– Vous devriez quitter cette terre, dit-il enfin.

– Voulez-vous dire que je dois mourir ? s'écria-t-elle avec un subit effroi.

– Non, cent fois non, chère âme. Vous qui êtes la vie même !... Je voulais dire quitter cette terre, le pays de votre enfance et aussi... ce royaume où votre tête est mise à prix. Quitter ce monde tourmenté qui, de par sa culture chrétienne, récente encore, ne parvient pas à se dégager d'un premier conflit : Dieu et Satan. Vous n'êtes aucunement faite pour ces débats mystiques. Vous êtes bien trop près de la nature. Votre droiture, votre équilibre ne peuvent se satisfaire de sentiments extrêmes et dans une certaine mesure anti-naturels. Vous situez sur un plan totalement différent les valeurs qui vous importent, vous serez donc toujours en désaccord avec ceux qui vous entourent. Vous êtes un peu... j'imagine, comme cette première femme que Dieu créa et qui s'émerveillait des fruits de l'Éden... Vous devriez aller ailleurs...

– Où cela ?

– Je ne sais. Construire un nouveau monde, plus terrestre, plus tolérant...

Il leva les yeux vers la fenêtre.

– La neige a disparu, le soleil éclate. Le printemps est venu. L'avez-vous remarqué ?

Le bleu du ciel s'inscrivait dans la courbe de l'arceau roman et sur le rebord roucoulaient deux tourterelles familières.

– Je me suis informé. Les soldats ont quitté la région. Le pays est calme sinon pacifié. Vous pourriez sans encombre, gagner Maillezais, dans les marais, puis la côte. Avez-vous des complices à rejoindre ?

– Voulez-vous dire que je dois partir ? souffla-t-elle.

– Le temps est venu.

Elle voyait le monde hostile qui l'attendait à la porte de l'abbaye et où il lui faudrait s'avancer, solitaire et guettée, avec son enfant bâtarde dans les bras.

Elle glissa à genoux, près de lui :

– Ne me chassez pas. Ici, je suis bien. Ici, c'est l'asile de Dieu.

– Le monde entier est l'asile de Dieu pour ceux qui croient en sa miséricorde.

Elle fermait les yeux et de ses longs cils coulaient des larmes qui traçaient des sillons brillants sur ses joues. Il voyait autour d'elle le halo noir du malheur. Elle n'était pas encore hors de danger, mais la certitude que la victoire lui serait donnée transparaissait déjà. Il se devait de la rejeter au vent du monde.

Il étendit le bras et elle sentit sur ses cheveux le poids infiniment doux de sa main décharnée.

– Courage, chère âme, et que Dieu vous bénisse.

Le lendemain le frère portier vint la trouver. Il lui avait sellé une mule comme elle l'en avait prié. Elle la renverrait par l'intermédiaire des moines de Maillezais. Il avait chargé la bête de deux paniers contenant des vivres et une couverture. Angélique encapuchonna soigneusement la tête de sa fille. Si elle ne pouvait dissimuler la couleur de ses yeux à elle, Angélique, elle pouvait au moins cacher celle des cheveux de sa fille ; elle n'ignorait pas qu'on la décrivait ainsi à ceux qui la recherchaient : une femme aux yeux verts portant dans ses bras une enfant rousse. C'était bien sa chance qu'Honorine se fût, elle aussi, singularisée.

Un moment, la main sur l'encolure de la mule, elle hésita. Ne pourrait-elle saluer une dernière fois le Père abbé ? Son frère ?

Le portier secoua la tête. La Semaine Sainte allait s'ouvrir. Déjà le monastère était en retraite.

Il était vrai qu'un silence plus lourd encore que de coutume s'appesantissait sur l'abbaye. Pour l'affreux pèlerinage des jours précédant Pâques, les hommes consacrés se rassemblaient. La femme devait s'écarter.

Quelque chose encore s'arrachait du cœur d'Angélique, saignait douloureusement. Mais cette souffrance même et qu'elle fût capable de l'éprouver, n'était-ce pas le signe de sa résurrection ?

Elle s'installa en amazone sur sa monture, pris Honorine contre elle, et s'engagea sous le porche.

Tandis qu'elle gravissait le sentier menant vers la forêt, le lourd grondement du portail qui se refermait lui parvint, et presque aussitôt une cloche égrena trois notes claires.

Que de portes déjà s'étaient refermées derrière elle, chaque fois barrant des issues, comme les rabatteurs devant le gibier pourchassé ! Chaque fois les possibilités d'échapper à son destin exact s'étaient rétrécies et bientôt il ne lui resterait plus qu'une seule voie : la sienne. Quelle était-elle ? Elle l'ignorait encore. Elle pouvait seulement la pressentir. Elle commençait à comprendre que catastrophes et obstacles infranchissables, chaque fois, l'avaient détournée de ses propres caprices pour la ramener durement vers un seul but, invisible, mais qui était le sien.

Cette fois encore, une dernière fois, elle traversait la forêt. Elle n'osait affronter les routes au grand jour. Par la forêt, puis par les marais, elle gagnerait l'abbaye de Maillezais, sans encombre.

Lorsqu'elle parvint aux abords de la Combe-aux-Loups, le soleil était haut. Il tombait droit à travers le vallon et Angélique s'arrêta, saisie d'un incroyable sentiment de miracle.

Deux semaines à peine auparavant, ici même, elle avait trébuché dans la neige, suffoquée par le froid coupant, elle avait éprouvé dans sa chair toutes les cruautés de l'aride hiver. Aujourd'hui, le vallon était de velours vert, le ruisseau qu'elle avait franchi, endormi sous la glace, bondissait avec des grâces de jeune cabri, les violettes paraient la lisière des arbres. Le coucou lançait son appel prometteur. Il annonçait la tiédeur, l'éclosion, il installait le printemps.

Le regard d'Angélique s'embua devant ces merveilles. Ainsi la nature et la vie peuvent avoir leurs surprises clémentes. D'un hiver plus long et rigoureux jaillissait, avec une force décuplée, la richesse des herbages et des fleurs ; d'un crime odieux, de l'horreur sans nom, était née cette fleur de grâce, ronde, blanche, couronnée de flammes, sereine, qu'elle tenait endormie sur son sein : Honorine.

Les corbeaux noirs avaient cessé leurs cercles sinistres au-dessus de la clairière aux Fées. On eût dit que jamais la mort n'avait hanté ces lieux.

L'abbé de Lesdiguière, l'abbé de Nieul ! Il avait fallu deux archanges pour la tirer du gouffre où elle était tombée. Ce n'était pas trop de ces deux pures figures de religieux pour effacer le souvenir maléfique du moine Bêcher.

Elle pensa qu'il était juste et nécessaire pour elle d'avoir vécu jusqu'à ce jour...

Chapitre 12

Elle fut, le lendemain, à Maillezais, la superbe abbaye bâtie sur une île parmi les eaux mortes et les saules. La nuit, l'on croyait entendre le bruit des vagues qui, au XIIème siècle, avaient battu les fondations de l'abbaye. Vie dormante et bucolique des moines qui y péchaient la grenouille et l'anguille, se préoccupaient moins de bréviaire que de siestes, gardant la tradition de Rabelais, lequel, entre ces murs, avait écrit son Gargantua. On était loin de l'atmosphère ardente de Nieul. Les moines avaient peur des protestants. Car ici, et jusqu'à la côte, il y avait surtout des protestants.