Tout cela lui importait peu, sur le moment. Tout était sans importance, hors la nécessité de sortir de cette prison et de savoir ce qu'il était advenu d'Honorine.

Elle laissa le juge déverser sur elle de longues admonestations assez proches d'un sermon pastoral, pour enfin dresser l'oreille à la conclusion.

– Considérant que je vous dois indulgence puisque vous faites partie de la religion réformée, je ne vous retiendrai pas dans ces murs... Mais je dois veiller au salut de votre âme, et vous mettre en état de ne pas retomber dans vos fautes. Je ne puis mieux faire que de vous confier à des familles dont l'exemple édifiant vous ramènera dans le chemin du bien et de vos devoirs envers Dieu. Maître Gabriel Berne, ici présent, m'a dit qu'il cherchait une servante pour s'occuper de sa maison et de ses enfants. Il propose de vous prendre à son service pratiquant ainsi le pardon des offenses recommandé par le Christ. Relevez-vous, vêtez-vous et suivez-le.

Angélique ne se le fit pas dire deux fois.

Dans la ruelle où se bousculaient les pêcheurs, les vendeuses de coquillages, les travailleurs des salines, revenant de la grève, leurs immenses râteaux sur l'épaule, elle guettait l'occasion d'échapper au marchand, auquel elle devait sa libération, mais qu'elle n'avait pas du tout l'intention de suivre docilement, comme le lui avait recommandé le juge. Maître Gabriel devait deviner ses pensées car il la tenait solidement par le bras. Elle se souvenait qu'il avait la poigne vigoureuse et qu'il savait manier le bâton. Il avait à la fois un air placide et pas commode.

À l'auberge du « Beau Sel », il lui montra sa chambre.

– Nous partirons demain, au petit matin. J'habite La Rochelle, mais j'ai des clients à visiter en route. De sorte que nous ne serons chez moi que vers le soir. Je dois m'informer de votre bonne volonté à demeurer à mon service, car je me suis porté garant près du juge que vous ne chercherez pas à fuir ma maison pour reprendre votre vie de désordre.

Il attendait une réponse. Elle eût dû protester de sa bonne foi et le rassurer. Elle ne pouvait pas, sous son regard franc, honnête. Au contraire, son mauvais génie la poussant, elle protesta d'un seul élan.

– N'y comptez pas. Rien ne pourra me retenir à votre service.

– Même pas ceci.

Il lui désignait le lit, haut perché comme les lits paysans, sur un coffre à tiroirs.

Elle ne comprenait pas.

– Approchez, dit-il.

Il avait un peu l'air de se moquer d'elle.

Elle fit deux pas et s'immobilisa. Sur l'oreiller, elle venait d'apercevoir la tache ardente d'une chevelure rousse. Bordée jusqu'au menton, un pouce dans sa bouche, Honorine dormait de tout son cœur.

Angélique crut qu'elle rêvait et que cette dernière vision s'ajoutait au chapelet de folies dans lequel elle se débattait. Elle jeta sur maître Gabriel un regard incrédule. Puis ses yeux s'abaissèrent et se fixèrent sur les souliers du marchand.

– C'était vous ! souffla-t-elle.

– Oui, c'était moi. Je passais l'autre soir dans la cour de la prison où je venais voir le juge, lorsqu'une voix m'a arrêté. Une voix de femme me suppliait de sauver son enfant. J'ai pris mon cheval et, encore qu'il ne me plût guère de me retrouver sur les lieux de notre agression, je m'y suis rendu. J'ai eu la chance d'y parvenir avant la nuit. J'ai trouvé l'enfant au pied de l'arbre. Elle avait dû s'endormir après avoir beaucoup pleuré et crié. Mais elle n'avait pas eu trop froid. Je l'ai enveloppée dans mon manteau et je l'ai ramenée ici. Une servante s'est occupée, sur ma demande, de la restaurer.

Il semblait à Angélique qu'elle n'avait jamais connu plus exaltante impression de délivrance. Toute la vie désormais paraissait simple, maintenant que ce poids affreux lui était ôté du cœur. Tous les miracles étaient donc possibles puisque ce miracle avait eu lieu. Les hommes étaient bons, le monde était beau...

– Soyez béni, dit-elle d'une voix brisée. Maître Gabriel, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi et pour ma fille. Vous pouvez compter sur mon dévouement. Je suis votre servante.

À suivre

1 Voir les tomes précédents d'Angélique.

2 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

3 Cf. « Angélique et le Roy ».

4 Cf. « Angélique et le Roy ».

5 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».