– Je connais.

La porte s'ouvrant, le Roi paraissant grave, majestueux, tandis qu'à sa vue les murmures se taisent, les fronts s'inclinent, les dames ploient en révérences dans un froissement de soie.

Le jeune Albert se précipitant à genoux, pâle, dramatique :

– Pitié, Sire, pitié pour mon frère Gontran de Sancé !

Le regard du Roi est lourd. Il sait déjà qui sont ces deux jeunes hommes et pourquoi ils sont là en suppliants. Pourtant il interroge :

– Qu'a-t-il fait ?

Ils baissent la tête.

– Sire, il se trouvait parmi ces hommes qui hier se sont révoltés et qui pendant quelques heures ont semé l'inquiétude dans votre palais.

Le Roi a une moue ironique :

– Un Sancé de Monteloup, un noble de vieille souche, parmi des maçons ! Quelle histoire me contez-vous là ?

– Hélas, Sire, elle est vraie. Notre frère a toujours eu d'étranges folies en tête. Pour peindre, et malgré la fureur de notre père qui l'a déshérité, il s'est fait artisan.

– Étrange folie, en effet.

– Notre famille l'avait perdu de vue. Ce n'est qu'à l'instant où on allait le pendre que mon frère Denis l'a reconnu.

– Et vous avez contrevenu aux ordres d'exécution ? demande le Roi, tourné vers l'officier.

– Sire... c'était mon frère !

Le Roi demeure glacé. Chacun sait quel fantôme passe et repasse entre les acteurs de ce drame, un nom qu'on ne prononcera pas, une silhouette légère et hautaine de femme, triomphale, parure de Versailles, et qui a disparu, s'est enfuie, laissant le roi atterré, blessé. Il ne peut pas pardonner. Quand il parle enfin, sa voix est sourde :

– Messieurs, vous appartenez à une famille turbulente et altière, que nous ne nous félicitons pas d'avoir parmi les nôtres. Vous portez dans vos veines le sang des grands féodaux pleins d'orgueil qui ont tant de fois ébranlé notre royaume. Vous êtes de ceux qui ont trop souvent tendance à se demander s'il faut oui ou non obéir au Roi et qui décident parfois que ce sera : non. Nous connaissons l'homme que vous nous demandez d'absoudre. Un être dangereux, impie, violent, qui s'est abaissé jusqu'aux esprits simples pour mieux les entraîner au mal et aux désordres. Nous avons fait prendre des renseignements sur lui. Quand nous avons appris son nom et sa filiation, quelle stupeur ! Un Sancé de Monteloup, dites-vous ? En quoi l'a-t-il prouvé ? A-t-il servi dans nos armées ? A-t-il payé l'impôt du sang que tout homme issu de noble race doit au royaume ? Non, il a dédaigné l'épée pour prendre le pinceau du peintre et le burin de l'artisan, s'avilir, rejeter les responsabilités qu'il devait à son nom et renier ses ancêtres en se commettant avec des esprits grossiers et en les préférant à sa caste. Car c'est ce qu'il déclara : qu'il préférait s'entretenir avec un maçon qu'avec un prince. Si nous avions acquis la certitude que cet homme au destin inexplicable était un malade un être débile, souffrant d'une tare qui le portait à des excès, à des vagabondages... Cela se rencontre dans les meilleures familles. Mais non... Nous l'avons entendu... Nous avons voulu l'entendre... Il nous a paru intelligent, volontaire, animé d'une étrange haine... Nous avons reconnu ce ton altier, plein de rancœur, bravant le Roi...

Louis XIV s'interrompit. Malgré sa maîtrise il y a dans son expression quelque chose d'indéfinissable qui fait peur. Une douleur profonde. Les yeux gris d'Albert de Sancé qui prennent en s'écarquillant une clarté virant –au vert, lui rappellent un autre regard. Il dit d'une voix sourde :

– ... Il a agi comme un fou, il doit payer sa folie. Qu'il meure du supplice infamant réservé aux misérables. Pendu ! Ne rêvait-il pas de pousser l'insolence jusqu'à se faire entendre du Parlement et le pousser à nous imposer l'ostracisme de manouvriers, comme jadis Étienne Marcel imposa, par la force et l'émeute, celle des corporations à notre ancêtre Charles V ?...

Ceci était pour les échevins de Paris, venus ce jour même présenter des revendications populaires, auxquelles le Roi ne voulait pas donner suite.

Le Roi passa, la main sur le pommeau d'or de sa canne d'ébène.

Le jeune Albert de Sancé avait eu une inspiration suprême.

– Sire, avait-il crié, levez les yeux. Vous verrez au plafond de Versailles le chef-d'œuvre de mon frère l'artisan. Il l'a peint pour votre gloire...

Un rayon rouge du soleil couchant venait des fenêtres et illuminait, là-haut, le dieu Mars dans son char tiré par les loups.

Le Roi, immobile, restait songeur. L'expression de la beauté qu'il aimait, dut le rapprocher un instant du révolté aux mains calleuses qui l'avait bravé, lui faire découvrir, fugitif, un monde où la noblesse humaine prenait d'autres perspectives. Et puis son esprit pratique s'en voulut brusquement de faire disparaître l'ouvrier capable de faire surgir de telles merveilles. Les vrais artistes, ceux qui allaient au-delà des recettes apprises, étaient rares. Pourquoi le responsable des travaux de Versailles, M. Perraut, ne l'avait-il pas averti du talent de celui-ci qu'on venait de condamner sans jugement ? Dans l'effroi causé par l'émeute, devant la colère du Roi, personne n'avait osé intercéder pour le mutin. Le Roi dit brusquement :

– Il faut surseoir à l'exécution. Nous voulons examiner le cas de cet homme...

Il se tourna vers M. de Brienne, lui dicta un ordre de grâce. Les deux frères, toujours à genoux, l'entendirent commenter.

– ...Il faudrait qu'il travaillât dans les ateliers de M. Le Brun.

Les deux frères coururent à travers les jardins obscuris jusqu'à la pièce d'eau d'où s'exhalaient les miasmes mortels, jusqu'à la lisière des bois où tournoyaient les pendus.

Ils arrivèrent trop tard. Gontran de Sancé de Monteloup était mort à la branche d'un chêne, en face du château de Versailles, falaise blanche immuable dans le crépuscule.

On entendait croasser des crapauds.

Les deux frères avaient dépendu le corps. Albert était allé chercher un carrosse, son valet et son cocher. À l'aube, l'équipage avait pris la route du Poitou. Ils galopèrent sans arrêt sous le soleil de flamme de l'été, sous la clarté bleue des nuits, dévorés de la hâte de pouvoir coucher dans la terre de leurs aïeux ce grand corps abattu, aux mains désormais inertes et stériles, comme si la terre du pays pouvait seule guérir ses blessures, apaiser son chagrin amer dont l'expression demeurait sur son visage tuméfié.

Gontran l'artisan ! Gontran le peintre ! Qui voyait des farfadets dans les bassines de cuivre de Monte-loup, et qui écrasait des cochenilles rouges et des terres jaunes pour en enduire les murs, et qui se grisait du vert des feuilles comme d'un élixir capiteux.

Gontran et son âme sauvage, secrètement somptueuse !

Pleurant comme des enfants, Albert et Denis l'avaient enterré, près de l'église du village de Monteloup, dans le tombeau de la famille.

– Et ensuite je suis venu au château, dit Denis. Tout était mort, plus un bruit dans la maison, plus un enfant. Il y avait seulement dans la cuisine la nourrice Fantine, avec ses yeux de braise, et tante Marthe, toujours la même, obèse, bossue, devant son éternelle tapisserie. Deux vieilles fées, égrenant des pois en marmonnant.

« Alors je suis resté. Tu sais ce que notre père a écrit dans son testament : « L'héritage sera pour le fils qui reprendra la terre... » Pourquoi pas moi ? J'ai repris les mulets, je suis allé voir les fermiers, et puis je me suis marié... Avec Thérèse de La Mailleraie. Pas de dot, mais un bon renom, et gentille. Nous allons avoir un enfant pour la récolte des pommes.

« Voilà, conclut le nouveau baron de Monteloup, ce que M. de Marillac voulait que je te fasse savoir. Pas mon mariage, je veux dire, mais l'affaire de Gontran. Afin que tu réfléchisses et que tu comprennes mieux ce que tu devais au Roi, après tant d'offenses de ta part et de celle de notre famille. Mais je pense…

Il observa le visage de sa sœur, son aînée aussi, dont il avait eu toujours une certaine peur, devant sa beauté, son audace et le mystère de ses disparitions successives. Aujourd'hui encore elle était revenue et de nouveau différente, étrangère. La fine ossature de sa mâchoire apparaissait sous la ligne affinée des joues. Elle était blême et rigide, frappée au cœur par le récit qu'elle venait d'entendre. Denis, à la fois se réjouit et trembla.

Angélique serait toujours la même, pensa-t-il, mais ce n'étaient pas des jours de paix qui se préparaient pour elle.

– M. de Marillac te connaît bien peu, murmura-t-il. M'est avis que s'il te voulait soumise, il a commis une erreur en te faisant savoir qu'un Monteloup avait été pendu au nom du Roi.

Chapitre 5

Molines, l'intendant des domaines, venait chaque jour la voir depuis son retour. Le vieil homme montait avec lenteur, ses livres de comptes sous le bras, la grande allée qui, de sa maison de briques au toit d'ardoises, menait vers le château.

Indépendant, quasi son maître comme jadis, bourgeois à la fortune et aux affaires personnelles, maître Molines n'en demeurait pas moins le serviteur très dévoué des Plessis-Bellière. C'était sa raison sociale, à l'abri de laquelle il avait mené, tout au long d'une existence industrieuse, son propre commerce. Angélique, et plus encore le marquis Philippe, avaient toujours ignoré les activités exactes de maître Molines. Ils ne savaient qu'une chose, c'est qu'on le trouvait toujours là lorsqu'on en avait besoin. À Paris, quand les châtelains se trouvaient à la Cour, au Plessis quand le hasard ou les disgrâces les ramenaient dans leurs terres.

C'est ainsi que le visage aux traits sévères et durs de l'intendant Molines, mais auquel la vieillesse donnait peu à peu une expression d'antique sagesse, avait été l'un des premiers à se pencher vers la forme pâle que deux mousquetaires descendaient d'un carrosse tandis que M. de Breteuil criait d'un air guilleret aux serviteurs accourus :

– Je vous ramène Mme du Plessis. Elle est mourante. Elle n'en a plus que pour quelques jours.

Aucune émotion n'avait transparu sur le visage de Molines. Il avait salué Angélique avec autant d'impassibilité que si elle venait d'arriver de Versailles pour, en un bref séjour au moment des fermages, négocier quelques coupes ou vente des domaines afin de payer ses dettes de jeu. Et c'est en l'entendant annoncer avec dignité que cette année les récoltes seraient désastreuses, qu'elle avait commencé à comprendre où elle se trouvait, à sentir la sécurité de la terre natale et de son passé, pénétrer ses membres exténués.

Il ne lui avait fait aucun reproche et ne lui avait posé aucune question.

Les longues relations qui les unissaient et le rôle particulier qu'il avait joué naguère dans l'éducation des enfants de Monteloup auraient pu l'y autoriser.

Il ne dit rien. Il ne fit aucune allusion aux ennuis et aux inquiétudes que le départ d'Angélique lui avait causés, aux démarches qu'il avait entreprises, actif et implacable, pour sauver les affaires les plus sûres, menacées par un vent de débâcle. Le souffle de la disgrâce n'annonce-t-il pas les prémices de la ruine ? Les rats, les corbeaux, les vers grouillants qui se repaissent des fortunes instables, s'assemblaient déjà. Molines avait mis ordre à cela, donné des assurances, pris des engagements. Mme du Plessis était en voyage, disait-il. Elle reviendrait. Aucune liquidation en vue.

Mais le Roi ? répondait-on. La colère du Roi ? Nul ne l'ignorait. Mme du Plessis n'allait-elle pas être arrêtée, emprisonnée ?...

Molines haussait les épaules et laissait entendre qu'il saurait reconnaître les siens et comme il avait souvent donné des preuves de sa vindicte et de sa ruse l'effervescence s'était calmée. On accepta d'attendre. Pendant toute cette longue année où l'incertitude du sort d'Angélique tourmentait les esprits, l'intendant avait donc retenu d'une main de fer l'armature sociale et financière sur laquelle reposaient la richesse de la fugitive marquise et celle de son héritier, le petit Charles-Henri. Grâce à lui, les serviteurs étaient demeurés tous en place, tant au château qu'à Paris, dans l'hôtel de la rue du Beau-treillis, comme en celui du faubourg Saint-Antoine.

Désormais, Molines envoyait aux quatre vents des missives annonçant le retour de la châtelaine. Il ne mentionnait pas la garde dont elle était l'objet, rappelait seulement en quelle amitié la tenait le Roi et que d'ici peu elle pourrait jeter sur ses affaires ce coup d'œil plein d'autorité et de compétence qui avait attiré l'estime de M. Colbert. Ceci était pour les commerçants de Paris et les armateurs du Havre, parmi lesquels Angélique avait des intérêts.