Au domaine, Molines continuait ses tournées. Avec la même ponctualité qu'autrefois, il se présentait dans les fermes ou les métairies, réclamant les comptes, surveillant cultures et travaux. Les protestants avaient droit à ses visites au même titre que les catholiques. On lui montrait alors les soldats dans la maison, mangeant les fromages ou les jambons et menant les chevaux paître dans l'avoine nouveau-née. C'étaient les « convertisseurs » de M. de Marillac. Maître Molines ne faisait aucun commentaire. Il se bornait à rappeler aux fermiers les redevances à fournir et marquait des chiffres sur ses livres.
– Maître Molines, que faire ? N'êtes-vous pas, comme nous, de la Confession de Calvin ? disaient les paysans huguenots debout devant lui, leur grand chapeau noir sur l'estomac, l'œil sombre et fanatique. Devons-nous abjurer pour préserver nos biens, ou accepter la ruine ?
– Prenez patience, répondait-il.
Il eut aussi les dragons chez lui, qui mirent au pillage sa demeure cossue, près du parc, lui brûlèrent cent livres de chandelles, tapèrent sur des casseroles pendant deux jours et deux nuits pour l'empêcher de se reposer :
– Abjure, vieux renard, abjure...
Ceci se passa avant le retour d'Angélique. Montadour ayant pris ses quartiers et fonctions de gardien d'une des plus belles femmes du Royaume, Mme du Plessis n'étant pas de la religion réformée, Marillac crut politique de donner des ordres pour qu'on laissât ses gens en paix.
Molines, libéré, commença à se rendre ponctuellement au château et Montadour, qui le considérait comme un des pires huguenots de l'endroit à cause de son influence sur les paysans, lui criait :
– À quand ton Credo, vieil hérétique ?
La première fois qu'il vit Angélique assise dans le salon du prince de Condé, avec enfin, sur les joues les couleurs de la santé, l'intendant soupira. Ses paupières pâles s'abaissèrent et elle eût parié qu'un bref instant, il rendait grâces à Dieu. C'était si peu dans sa manière apparente qu'au lieu d'en être émue, elle en conçut une vague inquiétude.
Ce jour-là, pour la première fois, Molines lui parla des désordres et de la famine qui menaçaient la région depuis que M. de Marillac avait entrepris la conversion du Poitou.
– Notre province doit servir de champ d'expérience aux propagateurs, madame. Si la méthode appliquée pour venir à bout des protestants se révèle rapide et efficace, elle sera généralisée dans tout le royaume. Malgré l'Édit de Nantes, le protestantisme sera effacé de France.
– Que m'importe, dit Angélique en regardant par la fenêtre ouverte.
– Il vous importe ceci..., répliqua Molines sèchement.
Ouvrant une fois de plus ses livres de comptes, il lui démontra sans peine que ses domaines, placés pour la plupart entre les mains compétentes des protestants, avaient déjà subi de lourds dommages. On les empêchait d'aller aux champs, de soigner leur bétail. Avec des chiffres, il réussit à l'émouvoir.
– Il faut se plaindre. Vos consistoires ne peuvent-ils rappeler en haut-lieu les accords de l'Édit ?
– À qui s'adresser ? Le gouverneur de la province est lui-même l'instigateur de ces abus. Quant au Roi !... Le Roi écoute qui le conseille, qui le persuade... J'attendais votre retour, madame, car vous pouvez beaucoup pour faire cesser ces désordres. Vous irez au Roi, madame. C'est le seul chemin qui s'ouvre pour votre salut, celui de la province et qui sait, peut-être celui du royaume.
Voilà donc où il voulait en venir.
Angélique fixa Molines de ses yeux tragiques, la bouche si pleine de paroles qui se pressaient en elle, qu'elle ne pouvait les prononcer et que ses lèvres fermées tremblaient. Il s'empressa de répondre avant qu'elle n'eût parlé car cela faisait plusieurs jours que, penché sur ce visage malade, il avait entrepris un dialogue silencieux et déchirant.
Si bien qu'il la connût cette étrange fille du Poitou dont il se rappelait la grâce légère et enfantine au long des chemins creux – et elle lui jetait un regard à la fois hardi et farouche quand elle le rencontrait – jamais il ne l'avait sentie aussi étrangère que depuis ce retour. Il n'était pas certain de se faire entendre d'elle. Aussi parlait-il durement, brièvement, comme en ce jour où elle s'était présentée à sa demeure pour savoir s'il lui fallait épouser le comte de Peyrac.
Aujourd'hui, il lui disait :
– Allez au Roi.
Mais toutes les raisons qu'il avançait, Angélique les avait ressassées maintes fois et elle secouait négativement la tête.
– Je sais votre orgueil, insistait l'intendant, mais votre bon sens aussi. Oubliez vos rancœurs. N'avez-vous pas appelé le Roi lorsque vous étiez prisonnière des Barbaresques et n'a-t-il pas répondu à cet appel ? Vous pouvez tout encore, si vous savez être habile. Et même reconquérir un pouvoir sur l'esprit de cet homme que vous avez bravé, plus grand d'avoir été longtemps souhaité.
Angélique continuait à dire non. Elle revoyait Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger, dans son manteau damassé d'or, elle entendait son rire onctueux d'inverti, tandis qu'il s'écriait :
– Le nommé Jaff-el-Khaldoum est mort de la peste il y a trois années, et elle comprenait que c'était à partir de cet instant qu'elle avait commencé à perdre son espérance. Elle imaginait aussi un corps de pendu tournoyant dans l'ombre du crépuscule, à Versailles. Et, tourné vers elle, mélancolique et magnifique, son second mari Philippe du Plessis-Bellière avec ce regard qu'il avait eu le dernier soir, avant de s'aller jeter volontairement sous les canons ennemis.
Adieu mon cœur, adieu ma mie
Puisqu'il nous faut servir le roi
Séparons-nous d'ensemble...
Le Roi lui avait tout pris.
Elle secouait la tête et ses cheveux rebelles qu'elle avait de la peine à bien coiffer, la rendaient proche, malgré son visage ciselé de reine, de l'enfant des chemins creux qui opposait jadis aux questions de l'intendant Molines un refus hautain.
Enfin elle parla. Elle dit ce qu'avaient été ce voyage, ce départ. Elle continuait à n'en pas donner les raisons mais au hasard des phrases elle parla de « lui ».
– Je ne l'ai pas trouvé, comprenez-vous, Molines. Et peut-être est-il vraiment mort maintenant... de la peste ou d'autre chose... La mort est si facile en Méditerranée...
Elle parut réfléchir, hocha la tête, pour reprendre plus bas :
– ...Les résurrections aussi !... Qu'importe. J'ai échoué. Je suis prisonnière.
Sa main encore diaphane et qu'elle avait renoncé à orner de bagues devenues trop larges, passa devant ses yeux comme pour exorciser une vision tenace.
– Certes, je ne pourrai oublier l'Islam. Tout ce que je viens de vivre est sans cesse à miroiter devant moi. On dirait un de ces grands tapis d'Orient aux laines multicolores sur lesquels il fait si bon marcher pieds nus. Puis-je consentir à ce que le Roi veut de moi ? Non. Puis-je retourner à Versailles ? Mon. J'en ai la nausée rien que d'y songer. Redescendre au niveau de ces caquetages de basse-cour, de ces intrigues, de ces complots ? Vous ne savez pas ce que vous me demandez, Molines. Il n'y a plus de commune mesure entre ce que je suis, ce que j'éprouve, et l'existence à laquelle vous voulez me rendre.
– Vous n'avez pourtant le choix qu'entre la soumission et la révolte ?
– Je ne veux pas de la soumission.
– Alors la révolte ? fit-il ironique. Où sont vos troupes ? Où sont vos armes ?...
Angélique ne parut pas touchée par ces sarcasmes.
– Il y a quand même des choses que le Roi craint, tout puissant qu'il soit : la rivalité des Grands, l'hostilité des provinces.
– Ces choses ne parviennent à toucher les rois qu'après beaucoup de sang répandu. J'ignore quels sont vos desseins mais votre séjour chez les Barbaresques vous aurait-il enseigné à faire fi de la vie humaine ?...
– Il me semble au contraire que j'en ai compris la réelle valeur.
Elle se mit à rire, traversée par un souvenir.
– ... Moulay Ismaël coupait volontiers deux ou trois têtes chaque matin pour se mettre en appétit. La vie, la mort se mêlaient si étroitement que chaque jour il fallait se demander ce qui vraiment avait de l'importance : vivre ou mourir. C'est ainsi que l'on apprend à se connaître.
Le vieil intendant inclina plusieurs fois la tête. Oui, maintenant elle se connaissait, et c'était bien ce qui le désespérait. Tant qu'une femme doute d'elle-même on peut encore lui faire entendre raison. C'est quand elle atteint sa maturité, qu'elle est en possession d'elle-même, qu'on peut redouter le pire. Car alors elle n'obéit plus qu'à ses propres lois.
Il avait toujours eu le pressentiment que les aspects de la personnalité d'Angélique étaient innombrables et se présenteraient comme des vagues successives qui devaient surgir l'une après l'autre des chocs renouvelés de sa vie. Il eût voulu retenir la marche du destin, l'irréductible élan qui emportait sans cesse, plus au loin, son existence et auquel il s'exaspérait de voir Angélique s'abandonner avec cette souplesse des femmes qui ne cherchent pas tellement à se définir, s'acceptant chaque jour différentes.
N'aurait-elle pu demeurer à Versailles, se disait-il avec impatience, puisqu'elle avait tout conquis ?... Elle était à cette époque accessible, entière, possessive, mordant aux fruits du pouvoir, de la richesse et du plaisir. Aujourd'hui la vague de sa mystérieuse odyssée l'avait portée au-delà des apparences. Elle ne se contenterait plus d'illusions. Sa force venait de son détachement, mais sa faiblesse naîtrait de ne plus pouvoir s'amalgamer à la société âpre et matérielle que le roi de France construisait sous sa férule.
– Comme vous me connaissez bien, Molines ! fit-elle, devinant ses pensées avec une certitude qui le fit tressaillir.
« Dieu sait quel pouvoir extra-lucide elle a acquis dans ces contrées sauvages et mystérieuses », se dit-il, de plus en plus inquiet.
– ... C'est vrai, je n'aurais pas dû partir. Alors tout aurait été plus simple et j'aurais continué de vivre à la Cour un bandeau sur les yeux. La Cour ! Vivre à la Cour ?... L'on fait tout ce qu'on veut, a la Cour, excepté de vivre. Peut-être suis-je en train de vieillir mais je ne pourrais plus me contenter de ces hochets brillants qui font s'agiter tant de marionnettes. Ah ! posséder un tabouret devant le Roi... Quel sommet ! Être assise à la table de la Reine pour y battre les cartes, quelle jouissance !... Passions stériles, si pauvres et qui finissent pourtant par vous envahir et vous étouffer comme des serpents, le jeu, le vin, la parure, les honneurs... Il n'y a que la danse, peut-être, que j'aimais et !a beauté des jardins, mais payées par trop de servitudes : les lâches compromis, la convoitise des imbéciles auxquels on finit par abandonner sa chair... par ennui, les sourires qu'il faut dispenser à des chancres repoussants, plus repoussants d'être devinés au fond des yeux qui vous entourent que sur les faces des lépreux que j'ai vus en Orient... Croyez-vous vraiment, monsieur Molines, que j'aurais gagné ma vie au prix de tant de douleurs, que j'aurais mérité le miracle de rester en vie, pour me laisser asservir à nouveau si bassement ? Non ! Non ! Alors le désert ne m'aurait rien appris...
Et la considérant, meurtrie encore avec les traces de son martyre posées comme un voile sur sa beauté pour n'en laisser apparaître que les traits purifiés, le dur Molines se sentait envahi à la fois par le respect et le découragement. Le raisonnement d'Angélique, malgré ses épreuves, demeurait infaillible, mais l'on pouvait déplorer qu'elle l'appliquât désormais à poser sur les turpitudes de l'époque un regard intransigeant. Molines ne put retenir un soupir. Dans la lutte qu'il menait il essayait moins de la convaincre que de la sauver.
Une catastrophe sans précédent était là, imminente, au cours de laquelle il verrait s'effondrer tout ce qui avait composé la réussite de sa vie. Non seulement sa fortune qui, espérait-il, avait des sources assez compliquées pour qu'il en pût sauver toujours quelque chose, mais d'autres éléments, qui lui tenaient plus à cœur : l'éclat et la grandeur des Plessis-Bellière, la richesse de sa province, l'assise, chaque année plus étendue, des Réformés à laquelle la terre devait ses paysans les plus travailleurs et les plus capables.
Angélique, par l'influence qu'elle avait prise sur le Roi tout-puissant, représentait le fragile pivot sur lequel reposait l'équilibre des forces patiemment édifiées et que sa désaffection pouvait faire basculer sur le versant de la ruine.
– Vos fils ? dit-il.
La jeune femme se crispa et elle tourna vers la fenêtre ce regard qu'elle avait souvent et qui semblait puiser dans la vision de la forêt une aide et une réponse à ses craintes. Ses paupières ombrées battaient nerveusement, tandis que ses pensées repoussaient, non sans effort, l'argument de Molines.
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