C'étaient ces deux entités impénétrables : forêts et marais, qui s'étaient opposées aux bannières gonflées des hordes arabes, en l'an 732, aux chevauchées de l'Anglais famélique, durant la Guerre de Cent Ans.

Terre hérissée de donjons noirs construits par des magiciennes ou des chevaliers, et d'abbayes exorcisées : Ligugé, Airvault, Nieul, Maillezais...

Terre des guerres religieuses. Le champ maudit de La Châtaigneraie n'était pas loin, où les troupes catholiques avaient égorgé en 1562 une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants assemblés pour le prêche, et l'on se souvenait encore du côté de Parthenay, du reître protestant Puyvault qui se faisait des fricassées d'oreilles de moines.

Terre des révoltes aussi et des brigandages, Bruscambille, et sous Richelieu, les « Va-nu-pieds » qui massacrèrent les collecteurs d'impôts, et sous Mazarin les gens du marais que les soldats du roi avaient pourchassés en vain, « filant comme anguille dans les chenaux ».

Lorsque Angélique était enfant, elle était sûre que tous ceux qui venaient d'ailleurs étaient des étrangers, presque des ennemis. Elle éprouvait à leur égard une méfiance soupçonneuse. Elle redoutait ce qu'ils pouvaient apporter et qui dérangerait l'ordonnance secrète, savoureuse, connue d'elle seule et des siens, du pays de son enfance.

Aujourd'hui le même sentiment s'imposait. L'horizon-étendu sous ses yeux ne pouvait la trahir au point de laisser passer les envoyés du roi de France chargés de l'arrêter.

Les soldats qui montaient la garde au pied du château, râpant distraitement une carotte de tabac afin de bourrer leur pipe, étaient peu nombreux. Le Poitou se chargerait de les escamoter lorsque le signal en serait donné, ainsi que ceux qui, par escouades, allaient tourmenter les protestants. Déjà on en retrouvait poignardés dans les fossés, et les femmes des villages de Morvay et de Melles, plutôt que de se laisser traîner à la messe, les avaient accueillis avec des cendres et de la poussière. Aveuglés, ils avaient dû battre en retraite et revenir piteusement à leur cantonnement au Plessis.

Le duc Samuel de la Morinière et ses deux frères Hugues et Lancelot, grands seigneurs huguenots, s'étaient réfugiés dans les grottes du gué de Santis, après avoir tué le lieutenant de dragons qui prétendait occuper leur demeure.

Ainsi commençaient à s'illustrer les conclusions inévitables des récits de la nourrice Fantine : « Les gens d'armes faisant grand dommage, les habitants du pays se réfugièrent dans les bois », ou bien : « Le pauvre chevalier voulant se soustraire à la vengeance du Roi, se retira dans les marais, où il vécut deux années en se nourrissant d'anguilles et de sarcelles... »

Le soir tombant, l'appel d'un cor voguerait à travers le bocage. Ce ne serait pas pour la fin d'une chasse, mais pour l'échange de messages mystérieux entre le huguenot traqué et ses coreligionnaires. L'un d'eux, le baron Isaac de Rambourg, habitait sur la hauteur un vieux château délabré, non loin du Plessis, et son donjon noir se profilait contre !e ciel rouge. Une trompe lointaine répondait à ses appels, très loin, et parfois l'on entendait jurer en bas Montadour, inquiet. Depuis que ce damné patriarche hérétique, La Morinière, avait pris le bois, les conversions se faisaient plus rares. Il y avait gros à parier que, malgré les temples fermés et scellés, ces papillons de nuit de malheur se glissaient le soir sous les ramures pour aller chanter leurs cantiques en des lieux inaccessibles.

Pour les surprendre il voulait entraîner ses hommes dans la forêt. Mais les hommes avaient peur des sombres dédales. C'est en vain qu'on essayait d'acheter des braconniers catholiques pour servir de guides.

Une vision hantait Angélique : qu'un cavalier n'apparût au grand galop, ne frappât à la porte du château, et que ce fût le Roi. Et qu'il ne la prît dans ses bras pour lui murmurer ce qu'il n'écrivit jamais qu'à une seule femme : « Mon inoubliable... »

Dieu merci, le temps n'était plus où le roi de France pouvait se jeter sur un cheval et galoper à franc étrier pour rejoindre sa bien-aimée, comme il l’avait fait jadis lorsqu'il était amoureux de Marie Mancini.

Prisonnier lui aussi de sa splendeur, il lui fallait attendre qu’elle se soumît et il cherchait en vain auprès de M. de Breuteuil, une raison d'espérer.

– Viendra-t-elle, monsieur ?

Le courtisan s'inclinait, dissimulant un sourire narquois.

– Sire, Mme du Plessis est encore fort abattue par les terribles fatigues de son voyage.

– N'aurait-elle pu vous confier un message ? Nourrit-elle encore envers notre personne une aveugle rancœur ?...

– Hélas, Sire, je le crains

Le Roi retenait un soupir et son regard se perdait dans les lointains miroitants de la grande galerie.

La verrait-il un jour s'avancer, brisée, repentante ?

Il doutait. Un pressentiment lui renvoyait l'image d'une belle enchaînée, au sommet d'une tour, gardée par des arbres noirs et des eaux dormantes.

Chapitre 6

Angélique courait sous les arbres. Elle avait ôté ses souliers et ses bas, et, à ses pieds nus, la mousse était bonne. Il lui arrivait de s'arrêter et d'écouter, avec une expression attentive et exaltée. Dans un éclair elle reconnaissait le chemin à suivre, s'élançait de nouveau. Ivresse de la liberté ! Elle riait tout bas. C’avait été si facile de descendre dans le cellier du château et de retrouver entre les barriques de vin, la petite porte donnant sur le souterrain que toute demeure seigneuriale se doit de garder dans ses entrailles.

Le souterrain du Plessis n'avait rien de commun avec l'étonnant passage de l'hôtel du Beautreillis à Paris qui, partant d'un puits, pouvait mener par son chemin voûté relié aux égouts, l'antique Lutèce jusqu'aux faubourgs de Vincennes. Au Plessis ce n'était qu'un trou puant et humide où elle avait dû se traîner à quatre pattes. En émergeant dans les taillis, elle avait aperçu entre les branches le château et les soldats en casaque rouge faisant leur ronde. Elle était cependant à l'abri de leurs regards, et les sentinelles ne pouvaient se douter que celle qu'ils avaient la charge de surveiller se trouvait à quelques pas d'eux les guettant, puis s'éloignant doucement en écartant les ramures entrelacées du hallier.

Hors de ce fouillis pressé d'arbrisseaux et de buissons, framboisiers, églantiers qui formaient la lisière de la forêt, celle-ci s'ordonnait, devenait vaste et verte cathédrale aux piliers de chênes et de châtaigniers.

Les battements du cœur d'Angélique s'atténuèrent et, ravie de sa réussite, elle se mit à courir en bondissant. Elle retrouvait ses forces. Le dur apprentissage de la marche qu'elle avait fait sur les pistes du Maroc lui faisait trouver enfantin d'escalader les rochers moussus ou de descendre d'abrupts sentiers vers des ruisseaux encombrés de feuilles noires. La forêt tantôt se ravinait pour communiquer avec une vallée, tantôt s'élevait pour atteindre un plateau, à la courte végétation de bruyères. Angélique se mouvait avec sûreté à travers ce morcellement de clarté et d'ombre, de sécheresse et d'humidité, de relents pourris venus des profondeurs des ravines et de vibrants parfums presque méridionaux qu'on respirait sur les hauteurs, là où l'ossature même du pays perçait en rocs aigus une terre mince, toute roussie de fleurs.

Angélique s'arrêta une fois encore. La Pierre aux Fées était là dans sa clairière aux chênes druidiques, un dolmen immense, à la très longue table allongée sur quatre portants que les siècles avaient profondément enfoncés dans le sol.

Elle le contourna pour s'orienter. Maintenant elle était sûre de ne plus s'égarer. Cette portion de la forêt, avec la Pierre aux Fées, la Combe aux Loups, la Fontaine de Troussepoil, le carrefour des Trois Hiboux où se dresse une lanterne des morts, avait été, dans son enfance, le théâtre de ses exploits. En tendant l'oreille elle pouvait distinguer, portés par le vent, les coups sourds des bûcherons qui, venant du hameau de Gerbier, s'installaient l'été avec leurs longues haches parmi les arbres, et il y avait aussi, vers l'est, des charbonniers dans leurs huttes noircies, et chez lesquels elle allait parfois manger du fromage et chercher de longs morceaux de charbon de bois pour Gontran.

Mais elle y abordait par les chemins venus de Monteloup. Les sentiers menant vers le Plessis lui étaient moins familiers, bien que souventes fois elle fût allée rôder près du domaine de rêve, cherchant à apercevoir le château blanc et son étang dont elle était aujourd'hui maîtresse.

Elle eut pour secouer sa jupe de futaine où s'accrochaient des brindilles le même geste qu'autrefois, à cette même place, elle lissa ses cheveux que le vent de la course avait dénoués et les épandit sur ses épaules, sourit de sentir qu'elle attachait toujours la même importance à ces rites que pour rien au monde elle n'eût manqués jadis, puis d'un pas précautionneux et comme ralenti elle quitta la clairière et commença à descendre un escalier taillé dans le roc, recouvert aujourd'hui par l'humus et l'argile. La visite qu'elle devait rendre nécessitait une certaine solennité. Angélique n'avait jamais pu poser ses pieds nus de sauvageonne sur ce même sentier sans être saisie d'une timidité peu en accord avec son caractère. Sa tante Pulchérie ne l'eût pas reconnue alors. Cette image parfaite de petite fille sage ce n'était qu'aux génies obscurs de la forêt qu'elle l'offrait.

Le sentier tombait vite parmi des profondeurs glauques. Des sources couraient au flanc de la montagne escortées de hautes digitales d'un rouge pourpre. Puis elles s'éteignirent à leur tour. De l'épais tapis de feuilles, tourné en boue, ne pouvaient éclore que des champignons dont les dômes visqueux, orange ou somptueusement violets, éclairaient le sous-bois comme d'inquiétantes lanternes d'un lieu de ténèbres. Tout était là : la peur, l'émoi sacré mêlé de dégoût, la curiosité et la certitude d'accéder à l'autre monde, celui des maléfices qui donne puissance et autorité. Angélique était maintenant obligée de se retenir aux arbres tant la pente était rude. Ses cheveux lui tombaient dans les yeux. Elle les écarta avec impatience. Elle ne se rappelait plus que ce lieu fût si loin et inaccessible ; puis elle soupira de soulagement en distinguant l'autre clarté naissante, celle que créait de l'autre côté de la falaise la lumière du soleil à travers la transparence verte des feuillages. Sa main tâtonna, cherchant à travers la mousse l'appui ferme du rocher et elle se laissa glisser en s'écorchant un peu sur une étroite plate-forme dominant quelque peu la rivière, dont on percevait le murmure.

Se retenant toujours, elle se pencha, souleva d'une main un rideau de lierre et découvrit l'ouverture de la grotte. Elle ne se souvenait plus du mot qu'il fallait prononcer alors ; elle chercha, mais en vain, à se souvenir. Cependant on bougeait à l'intérieur du rocher. Un pas traîna, une main décharnée glissa sur la paroi, et le visage d'une très vieille femme se devina à la lueur blême du clair-obscur.

Elle ressemblait à une nèfle racornie avec sa peau brune et ratatinée, mais une abondante chevelure d'un blanc de neige étirait ses touffes de mèches mortes autour d'elle.

Ses yeux clignotaient, examinant l'arrivante.

Angélique demanda en patois :

– Est-ce toi, la sorcière Mélusine ?

– C'est moi. Que veux-tu, gazoute ?

– Te remettre ceci.

Elle tendit à la vieille un paquet qui contenait du tabac à priser, un morceau de jambon, un petit sachet de sel, un autre de sucre, un morceau de saindoux et une bourse remplie de pièces d'or.

La vieille examina ces choses avec attention, puis tournant son dos rond de chat étique, elle rentra à l'intérieur de la grotte. Angélique la suivit. On aboutissait à une salle ronde, tapissée de sable, faiblement éclairée par une ouverture plus haute que cachaient des épines. Par là s'échappait la fumée d'un petit feu sur les braises duquel reposait un chaudron de fonte.

La jeune femme s'assit sur une pierre plate et attendit. Ainsi faisait-elle lorsqu'elle venait consulter jadis la sorcière Mélusine. Ce n'était pas la même qu'aujourd'hui. Elle était encore plus vieille et plus noire, et elle était morte pendue à la branche d'un chêne par des paysans qui l'accusaient d'avoir immolé leurs enfants. Quand on avait su qu'une nouvelle sorcière s'était glissée dans les grottes des Hauts-de-Mère, on l'avait appelée Mélusine par habitude.

D'où viennent les sorcières des forêts ? Quels chemins de malheur et de malédiction les conduisent vers les mêmes lieux, pour y faire alliance avec la lune, le chat-huant et les plantes ?... On disait que celle-là était la plus savante et la plus dangereuse qu'on eût connue dans la contrée. On racontait aussi qu'elle soignait la fièvre par du bouillon de vipère, la goutte par les sels de cloportes, et la surdité à l'aide d'huile de fourmis, qu'elle était également capable d'enfermer un démon des premières légions de Satan dans une noisette. Donner le fruit à croquer à son ennemi procurait la joie de le voir sauter jusqu'au plafond et il n'y avait guère qu'un pèlerinage au sanctuaire de N.-D. de la Pitié en Gâtines, dont le reliquaire renferme un cheveu et un ongle de la Vierge, pour vous débarrasser de tels sorts.