Juliette Benzoni

Aurore

PREMIÈRE PARTIE

LE MYSTÈRE DE HERRENHAUSEN

1694

CHAPITRE I

PARCE QUE NOUS SOMMES LES KOENIGSMARK…

« … Il y a trois jours, mon maître est sorti le soir vers dix heures et il n’a pas reparu. »

Vingt mots ! Pas un de plus et cependant Aurore de Koenigsmark les relisait pour la quatrième ou cinquième fois dans l’espoir absurde d'en extraire un sens caché, un début d’explication, mais non ! Bien loin d'expliquer, l'unique phrase confiée à la rapidité des chevaux de poste exsudait un affolement proche de la terreur qui se communiqua à la jeune fille. Elle connaissait trop Hildebrandt, le secrétaire de son frère Philippe, jeune homme sage et pondéré s'il en fut, pour l’imaginer griffonnant hâtivement sur un coin de table, l’oreille au guet, et se précipitant vers la maison de poste avant de…

Avant de quoi, au fait ? S’enfuir, être poursuivi, arrêté ? Le papier légèrement froissé trahissait une nervosité tout à fait inhabituelle. Il fallait que le scripteur redoutât pour son maître un sort pénible que sa fidélité lui faisait pressentir. Trois jours ? Trois jours sans être revenu chez lui, ne fût-ce que pour se changer, cela ne ressemblait vraiment pas à Philippe.

Aurore tendait la main vers le cordon de sonnette pour appeler Ulrica, sa femme de chambre, et commander ses bagages quand une porte s’ouvrit sous la main de sa sœur aînée, Amélie-Wilhelmine, mariée depuis cinq ans au comte Frédéric de Loewenhaupt, capitaine des gardes du duc-électeur de Saxe : un homme grave, pompeux, ennuyeux et qui, malheureusement, commençait à déteindre sur elle…

Non qu'Amélie eût jamais fait montre d’un naturel primesautier ou de la moindre originalité. C’était une blonde fille taillée pour porter la cuirasse des walkyries et qui, à trente-trois ans, posait sur aîtres et gens un regard bleu plein de certitudes. Cependant, ses autres sens lui permettaient de percevoir les subtils changements d’une atmosphère et, en pénétrant dans le salon de musique où la harpe d’Aurore avait cessé de soupirer depuis un moment, elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas :

- Mon Dieu ! s’écria-t-elle en considérant le visage si pâle de sa sœur. Tu es à faire peur alors que, ce matin, je t’ai entendue chanter dans le jardin. Aurais-tu reçu une mauvaise nouvelle ?

Pour unique réponse, celle-ci lui tendit le billet ouvert :

- Lis plutôt !

Ce fut vite fait. Sur le moment, Amélie ne trouva rien à dire, se contentant de se laisser tomber dans un fauteuil avec un grand froissement de taffetas prune afin de relire plus commodément le court texte :

- Cela ressemble à un appel au secours, murmura-t-elle… et si je n'étais certaine que Hildebrandt l'a signé j'aurais peine à le croire. C'est, après mon cher époux, le garçon le plus sage et le moins émotif que je connaisse. Il a dû écrire ce billet dans la hâte… peut-être sous la pression d'une menace. Qu'allons-nous faire ?

- Toi je ne sais pas mais moi je pars sur l'heure pour Hanovre ! répondit Aurore en se saisissant du cordon de sonnette en tapisserie qu'elle secoua à plusieurs reprises.

- Seule ? s’effraya son aînée.

- J’emmène Ulrica, naturellement, et, si tu acceptes de me prêter ton cocher, Gottlieb, il y en aura bien un de nous trois qui reviendra vivant !

- Ce n'est pas le moment de plaisanter… et je vais avec toi !

- Enceinte de six mois ? Tu n'y penses pas, protesta Aurore avec un coup d'œil au ventre arrondi de sa sœur qui remontait la taille de sa robe sous la poitrine. Et par cette chaleur ! En outre, ton époux annonce son retour : il ne comprendrait pas ton absence… Fais préparer notre bagage, Ulrica, ajouta-t-elle à l'attention de la femme qui venait d'entrer et qui attendait après une brève révérence. Nous allons à Hanovre !

Refusant de remarquer l'expression effrayée de son ancienne nourrice comme le geste de refus qu'elle avait ébauché, Aurore alla s’accouder à l'une des fenêtres d'où l'on découvrait les remparts de Stade, la campagne et le cours de la Schwinge, la rivière de son enfance. La journée avait été chaude, l’air sentait le foin dont les paysans achevaient la récolte. Un vent léger faisait monter la poussière que le soleil irisait. Tout était paisible, quotidien, rassurant, pourtant la jeune fille, en contemplant son pays, sentait son cœur se serrer comme si une ombre menaçante s’élevait sournoisement à l’horizon… Une ombre dont elle craignait fort que son frère adoré n'en eût été la victime.

Cette idée affreuse lui mit les larmes aux yeux. Philippe ! Si beau, si brave, si plein de fougue, si amoureux de la vie… si amoureux de sa princesse ! Pouvait-il vraiment avoir cessé d’exister pour n’être plus qu’une image gravée dans son cœur ? A la douleur qui la transperça, Aurore prit conscience qu’elle attendait le pire et qu’elle le redoutait depuis longtemps ! Parce que rien de bon ne pouvait venir de cette abominable cour de Hanovre sur laquelle régnaient un débauché et une harpie !

La main d’Amélie posée sur son épaule la tira de son amère rêverie :

- La nuit va bientôt tomber, tu partiras demain à l’aube. Ce sera plus sage…

- Tu veux que je reste ici à me ronger les sangs tandis que mon frère…

- Il est aussi le mien et je l’aime. Mais j’ai grand peur que quelques heures de plus ou de moins ne changent rien pour lui…

La jeune fille eut un cri :

- Tu le crois mort ?

- Ou jeté dans le cul-de-basse-fosse d’une forteresse inconnue où il n'aura à attendre de secours que de Dieu s'il consent à tourner son regard vers lui. Viens plutôt avec moi à la chapelle car avant toutes choses, il faut prier !

Sans répondre, Aurore glissa son bras sous celui de sa sœur pour descendre dans la cour du château et la traverser. Le soleil encore haut blessa les yeux rougis de la jeune fille et les larmes coulaient encore sans qu'elle en eût conscience, mais sa chaleur sur ses épaules lui fit du bien, chassant le froid qui l’envahissait depuis qu'elle avait lu le message de Hildebrandt… Elle le retrouva en franchissant le seuil du sanctuaire protestant qu’avait construit son grand-père Jean-Christophe, en même temps que cet énorme château d'Agathenburg, pour abriter sa sépulture et celle de ses enfants, une quarantaine d’années auparavant. Il en était d’ailleurs l’ornement principal, son tombeau occupant l’espace plus que l’autel - simple table de pierre - et la chaire à prêcher de bois noir.

Qu’il accaparât l’attention presque à égalité avec le Créateur avait toujours paru normal à sa jeune descendante. N’était-il pas le grand homme de la famille, le fondateur de l’énorme fortune des Koenigsmark jusqu’à lui relativement modeste : celle de nobles suédois subsistant de façon convenable dans leur château de Koechnitz1? La guerre où il excella fit de lui une sorte de légende. A la tête de troupes suédoises, il ravagea la Saxe et la Bohême et, en 1648, pilla Prague sans oublier au passage de se servir abondamment. Mais il était assez astucieux pour ne pas garder tout pour lui et envoya à sa souveraine, la fameuse Christine de Suède, une partie de ses rapines dont le Codex argenteus d'Ulphilas. Ce qui lui valut le titre de comte, de maréchal-gouverneur de Bremen et Verden. C’est alors qu'il s’installa à Stade, environ à mi-chemin de Bremen et de Hambourg, et, en l'honneur de sa femme, construisit Agathenburg où il mena grand train sous la double auréole de guerrier invincible et d’ami éclairé des sciences et belles-lettres. Ce qui était pour le moins inattendu pour ce semi-barbare ressemblant davantage à Attila qu’à saint Augustin… On ne l’en vénérait pas moins. Né avec le siècle, il avait soixante-trois ans quand son corps fut rapatrié de Stockholm où il était mort brusquement au cours d’un voyage et prit place dans la chapelle. Il n’y resta pas longtemps seul. Sa femme l’y suivit peu après et, en moins de vingt-cinq ans, ses trois fils et le premier de ses petits-fils l’y rejoignirent.

Trois fils qui ne déméritèrent en rien. L’aîné, Conrad-Christophe, n’avait pas trente ans quand il tomba glorieusement au siège de Bonn, en 1673. Il avait tout de même eu le temps de faire quatre enfants à son épouse Christine de Wrangel, fille du célèbre maréchal et d’une princesse palatine.

Le deuxième n’eut pas le temps de faire parler de lui - il mourut bêtement d’une chute de cheval durant un engagement, mais le troisième, Othon-Wilhelm, allait trouver le moyen d’égaler et même de dépasser son cher papa dans son goût de l’aventure et des démolitions de chefs-d’œuvre. Son géniteur avait à moitié détruit et soigneusement pillé Prague, la Cité d’or, lui s’offrit le Parthénon ! Qui dit mieux ?

Cet Othon-Wilhelm avait commencé de façon relativement calme en devenant ambassadeur de Suède en Angleterre puis en France où Louis XIV l'autorisa à suivre ses armées en Hollande. Là il se distingua au siège de Maëstricht et de Seneffe. Si bien que le Roi-Soleil le nomma maréchal de camp. Dans ces temps guerriers il aurait pu continuer en France une brillante carrière, mais son roi Charles XI le rappela en Suède, l’envoya combattre en Allemagne avec, en récompense, le titre de duc de Poméranie. S'estime-t-il satisfait ? Que nenni ! Après en avoir décousu avec les Turcs en Hongrie il découvrit, la paix survenue, qu'il y avait encore à faire du côté des Ottomans et offrit ses services au doge de Venise qui les accepta avec enthousiasme et lui donna le commandement suprême de ses troupes. Succès complet ! Après un débarquement victorieux à Corinthe, le voici qui assiège Athènes. Sans trop inquiéter l'adversaire d'ailleurs. Confiants en leur force, les « Infidèles » s'étaient retranchés sur l'Acropole où ils avaient entassé leurs munitions dans le Parthénon, encore intact et transformé provisoirement en mosquée. C'était sans doute un sacrilège mais Othon-Wilhelm n'hésita pas à faire plus fort : il dirigea le feu de ses canons sur le temple d'Athéna, et tout sauta : turbans et sublimes marbres fraternellement mêlés.

Encouragé par une si belle prouesse, notre homme se lança sur l'île de Nègrepont2 et assiégea Modon où les gens du Sultan s'étaient retranchés. Mais les dieux de la Grèce décrétant sans doute qu'il était temps d'arrêter le massacre, il mourut en 1688 de la peste qui sévissait périodiquement. Venise, reconnaissante, lui éleva un monument à l’Arsenal en italianisant son nom, et l’on peut toujours y admirer « Conismarco, semper victori ». Son corps, lui, avait rejoint Agathenburg où l’avait précédé son neveu Charles-Jean - troisième phénomène guerrier de la famille venu en Morée et emporté lui aussi par la peste, mais à vingt-six ans. Vingt-six années qu’il avait réussi à remplir à ras bord.

Celui-là était le frère d’Aurore, d’Amélie et de Philippe. Il était né en 1660, il se situait dans la lignée familiale entre Amélie, l’aînée, et Philippe né en 1665. Aurore apparue en 1668 étant la petite dernière…

Alors que sa sœur droite comme un i priait devant l’autel, c’était devant la tombe de Charles-Jean qu’Aurore s’agenouilla. Elle l’avait aimé. Pas autant que Philippe, tellement proche d’elle, mais comme un personnage de légende. Plus vieux qu’elle de huit ans, il était déjà chez les hommes quand elle vint au monde et faisait sentir cette distance aux deux plus petits pleins d’admiration. Curieusement, ils se ressemblaient physiquement ! Bruns aux yeux bleus tous les trois alors qu’Amélie représentait seule la blondeur de leur père. L’influence maternelle se faisait davantage sentir chez ces trois-là qui se démarquaient nettement de la rudesse des anciens Koenigsmark. Plus cultivés, plus affinés, plus policés, mais possédant tous la même bravoure, les garçons allaient rester fidèles à la vocation guerrière des ancêtres sans devenir pour autant des reîtres. Quant à Aurore, elle était la beauté féminine de la famille, ses frères se révélant eux aussi de redoutables séducteurs.

Les exploits de Charles-Jean avaient fait les délices de ses deux cadets. Il avait commencé sa carrière en rejoignant l’oncle « Conismarco » à la cour de Louis XIV, alors occupé à achever le fabuleux Versailles qui commençait à éblouir l'Europe. Il y mena joyeuse vie jusqu'à ce qu’il sente subitement l’intense besoin d’un idéal. Et ce protestant s’en alla offrir ses services et son épée aux chevaliers de Malte. Il rêvait de combattre les Barbaresques entre la mer bleue et l’éclatant soleil de la Méditerranée. Evidemment, il ne pouvait être question de l’inclure dans l’Ordre. Ce qui d’abord le déçut. Sans doute voyait-il dans les chevaliers à la croix rouge une sorte de Légion étrangère au service de Dieu ! Il n’en fut pas moins admis à combattre sur l’un des vaisseaux de l’Ordre. Il y avait en effet du grain à moudre et on ne refusait pas une si vaillante épée.