Le lendemain, les deux sœurs quittaient Agathenburg après le départ de Michel Hildebrandt qui retournait à Hanovre rapatrier ses chariots et mettre ordre à ses affaires personnelles. Celui-là au moins repartait plein de joie : Mlle de Koenigsmark ne l’avait-elle pas engagé à son service en raison de son savoir et de la fidélité dont il avait toujours fait preuve envers Philippe ?
D’accord avec Mme de Loewenhaupt, la jeune fille ressentait le besoin, étant donné la situation, d’avoir auprès d’elle quelqu’un n’ignorant rien de ses difficultés. Une confiance qui avait touché d’autant plus le jeune Hanovrien qu’il était, depuis leur première rencontre, amoureux d’elle. Sans jamais oser, bien sûr, le lui montrer mais la pensée de vivre désormais dans son orbe l’emplissait d’un bonheur dont il s’efforçait de contenir l’exubérance à un moment où elle risquait d’être malvenue. Cependant, il ne rejoindrait pas dans l’immédiat son nouveau poste : Aurore l’avait prié de demeurer encore quelque temps à Hanovre afin d’observer comment les choses allaient se dérouler au palais : il était impensable que Sophie-Dorothée y restât enfermée jusqu’à la fin de ses jours ! Tôt ou tard, il faudrait bien que l’Electeur prenne une décision. A moins qu’il ne choisisse - et cela Aurore le redoutait - de laisser pourrir l’affaire jusqu’à ce que le silence l'étouffe. Un silence qu’une issue fatale pourrait rendre définitif. Il existait pour un potentat sans scrupules tant de moyens de faire disparaître une prisonnière encombrante ! Et pourquoi donc pas un prisonnier ?
Mais cette idée-là, Aurore la repoussait obstinément. Philippe était vivant ! Il fallait qu’il le soit ! Elle était persuadée que s’il lui arrivait un malheur, elle le ressentirait dans sa propre chair.
Sûre d’avoir là-bas un observateur plus que fiable, elle allait continuer à demander l’aide de ceux qui, dans toute l’Europe, pouvaient détenir une once d’influence sur les gens de Herrenhausen. Depuis Hambourg, les communications avec le monde entier devenaient plus faciles. La puissante cité qui, au XIIe siècle, avait fondé avec Brême et Lübeck - cette dernière étant l’initiatrice - la célèbre Hanse des marchands destinée à protéger leurs ports et leurs navires tout en contrôlant le lucratif transport maritime dans la mer du Nord et la Baltique. Elle conservait son statut de ville libre que respectait l’empereur. Le trafic y était intense même après les ravages laissés par la meurtrière guerre de Trente Ans, la prospérité évidente et les bâtiments publics fastueux. On y côtoyait des gens venus des quatre coins du monde1. Pas seulement des marchands mais aussi des artistes, des penseurs et des esprits comme l’étrange reine Christine de Suède qui avait séjourné là quelque temps.
Après la mort de leur père, les enfants Koenigsmark avaient été élevés en grande partie chez leur mère, Christine de Wrangel, dans la belle demeure donnant sur le Binnenalster, le lac intramuros que prolongeait, hors murailles, l’Aussenalster plus vaste encore et dont on pouvait franchir l’entrée par un pont. L’endroit planté d’arbres était magnifique et, en raison des nombreux canaux reliant la ville au port situé sur le profond estuaire de l’Elbe, Hambourg ne craignait pas de se déclarer la Venise du Nord. Une Venise de briques allant du rose au violet. Le gothique tardif de la cité antique se hérissait de clochers pointus et de tours que dominait, telle une souveraine, celle de la Sankt Michaeliskirche dont on disait qu’elle était la plus haute du monde. Ce qui avec ses 132 mètres était bien possible !
L’hôtel Wrangel était l’un des plus vastes et des plus riches du quai. Les deux filles de Christine aimaient à y revenir parce qu'elles s’y sentaient chez elles davantage que dans l’immense Agathenburg dédié à la gloire militaire des Koenigsmark. C’était une demeure aux dimensions plus féminines où elles retrouvaient maints souvenirs d’une mère qui la leur avait donnée dans ses dispositions testamentaires. Christine y avait vécu jusqu’à son mariage et n’avait pas hésité à l’extraire formellement de l’héritage où, généralement, le fils aîné ramassait tout. Sage entre les sages, la filleule d’une reine qui l’était moins pensait mettre ainsi ses filles à l’abri des catastrophes financières inhérentes au jeu et aux dilapidations des hommes : au moins elles auraient un toit…
Aurore y pensait en retrouvant sa chambre ouverte par ses deux fenêtres sur l’eau calme du Binnenalster. L’annonce de l’état des finances de Philippe l’avait secouée. Cela signifiait qu’il ne restait pas grand-chose de l’énorme fortune bâtie par le grand-père, le maréchal Jean-Christophe, et l’oncle « Conismarco » dont le jeune homme était devenu l’unique dépositaire par la force des choses. Elle se demandait même, au cas où elle eût accepté de donner sa main à l’un de ceux qui l’avaient demandée, s’il serait encore possible de lui constituer une dot. Par chance le mariage ne la tentait pas, ne l’avait jamais tentée. Sans nul doute parce que aucun de ses soupirants ne supportait la comparaison avec Philippe. En lui était la perfection et, avec son image au fond des yeux, au fond du cœur, elle se savait incapable de s’émouvoir pour un autre. A moins qu’il ne fût prince régnant, et là ce ne serait pas l’amour qui parlerait en elle, mais l’orgueil du sang. Un souverain ou rien ! Telle était sa devise. Or il y avait fort à craindre à présent que le fléau de la balance ne descendît sur « rien » ! Amélie au moins s’était mariée à temps !
Aurore n’en éprouvait aucune amertume. Revoir ce frère trop aimé et le revoir vivant était désormais le but unique de sa vie.
Tandis qu’Ulrica et une chambrière commençaient à défaire ses coffres et ranger ses affaires, elle ouvrit l’une des fenêtres et s’y accouda. La tempête avait lavé le ciel, ne laissant derrière elle que de petits nuages blancs, voletant comme des plumes contre l’azur léger que rayait déjà un vol d’hirondelles en route vers le sud. Aurore respira avec délices l’air chargé d’iode et de sel dont sa langue chercha le goût sur ses lèvres. La mer était doublement proche à Hambourg, ouverte à la fois sur la Baltique et sur celle du Nord, et elle l’avait toujours aimée.
- Vous allez prendre froid, fit derrière elle la voix bougonne d’Ulrica. En même temps, elle sentit sur ses épaules la douceur d’une écharpe duveteuse qu’elle resserra machinalement autour d’elle, et sourit :
- Merci ! Tu as raison. A cause de cette belle lumière je ne m’en rendais pas compte.
- C’est quand il est trop tard qu’on s’en aperçoit ! Et cette année l’hiver sera précoce.
La maison, avec ses grands poêles de faïence blanche, ne le craignait pas mais il n’en allait pas de même dans les prisons dont certaines tuaient aussi sûrement que la hache du bourreau, quoique plus lentement et donc de façon plus cruelle. La jeune fille repoussa avec horreur l’image de Philippe enchaîné au fond d’une fosse humide dont l’eau finirait par geler, sans lumière et sans espoir. L’évocation fut cependant la plus forte et lui arracha un sanglot.
- Allons, ne vous mettez pas martel en tête ! fit Ulrica, plus fine que son aspect rugueux ne le laissait supposer et qui, parfois, faisait preuve d’une curieuse clairvoyance. Le comte Philippe est un jeune homme vigoureux et il aime trop la vie. Où qu’il soit il luttera de toutes ses forces pour s’en sortir. C’est « une Koenigsmark2 » de la meilleure trempe !
Elle avait dit ce qu’il fallait. Aurore vint l’embrasser :
- Fasse le Ciel que tu aies raison ! Si seulement nous pouvions apprendre où il est retenu !
- Pour faire évader quelqu’un il faut de l’argent. Et si j’ai bien compris il ne nous en reste guère.
- Il en restera toujours assez ! Dussé-je vendre tout ce que je possède et jusqu’à ma dernière paire de souliers !
Le ton était farouche, pourtant la nourrice se mit à rire :
- Vous auriez bonne mine ! Et je ne crois pas que Monsieur Philippe aimerait vous voir pieds nus et en haillons ! Il est tellement fier de votre beauté et de votre élégance !
Même dans une ville aussi animée que Hambourg, le retour des deux sœurs n’était pas passé inaperçu. D’anciens amis se manifestèrent. Moins peut-être qu’avant le drame mais pas beaucoup. Hambourg, fière de son statut de ville libre, n’avait de comptes à rendre à personne, fût-ce à l’empereur qui se gardait prudemment de contrarier ses édiles : elle était beaucoup trop riche pour cela !
Deux jours après leur arrivée, un jeune homme à la mise modeste mais soignée vint, le chapeau sous le bras, demander si la comtesse de Koenigsmark accepterait de lui accorder un moment d’entretien pour une affaire de la plus haute importance. Le valet qui lui ouvrit alla en référer à Potter qui vint en personne voir de quoi il retournait et demanda à l’arrivant pourquoi il n’avait pas donné son nom.
- Parce que je n’ai pas l’honneur d’être connu d’une si haute dame. Je suis comptable à la banque Lastrop… et j’ai des choses à dire, affirma-t-il avec une poussée d’énergie destinée à masquer son manque d’assurance.
- C’est bon ! Suivez-moi !
Ils trouvèrent Aurore assise dans un salon donnant sur le petit jardin - une charmille autour d’une fontaine avec deux bancs de pierre - qui tenait l’arrière de la maison. Elle lisait un livre, ou plutôt elle tenait un livre ouvert retourné sur ses genoux et rêvassait mais offrit un sourire au jeune homme, visiblement très ému, que Potter introduisait en lâchant du bout des lèvres un nom tellement commun que c’en était presque une gageure :
- M. Hans Müller demande à parler à Mademoiselle.
Ce genre de préambule n’était pas de nature à rassurer le garçon. Il se confondit en salutations accompagnées d’un bredouillement quasi inintelligible. Apitoyée, Aurore lui indiqua un tabouret afin qu’il retrouve une assise au propre comme au figuré, puis demanda avec douceur :
- Qu’avez-vous à me dire ?
Heureux soudain de se voir traiter si gracieusement, il se sentit plus à l’aise :
- Mademoiselle la comtesse, j’ai à vous révéler une chose d’importance. Voilà : je suis comptable à la banque Lastrop et le… hasard m’a permis de découvrir un document qui devrait intéresser…
Tout en parlant, il extrayait du fond de son chapeau, qu’il avait tenu jusque-là plaqué contre sa poitrine, une lettre qu’il déplia soigneusement avant de l’offrir :
- Tenez ! L’auteur en est M. le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, frère de Votre Seigneurie et…
Aurore ne l’écoutait plus… Elle venait de reconnaître l’écriture… et l’orthographe hautement fantaisiste de son frère. C’était un signe distinctif de tous les guerriers de la famille : bien qu’ils aimassent écrire ils n’avaient jamais perdu de temps aux raffinements superflus de l’orthographe dès l’instant où l’on se faisait clairement comprendre ! Mais à mesure qu’elle lisait, l’étonnement d’Aurore se changeait en stupeur : la lettre annonçait au banquier Lastrop l’envoi imminent d’une somme de quatre cent mille thalers3 ainsi que des bijoux d’une grande valeur au nombre desquels était le rubis « Naxos » dont la forme rappelait celle de l’île du même nom. Cette magnifique pierre prise aux Turcs avait été offerte à « Conismarco » peu avant sa mort en Grèce par le nouveau et illustre doge de Venise, Francesco Morosini, le « Péloponnésiarque », sous lequel il servait. En récompense du sang versé au service de Venise. La lettre précisait que Lastrop devait garder ces biens en dépôt après s’être remboursé des dettes contractées par Philippe et mis à part deux sommes de dix mille thalers pour ses sœurs au cas où elles se trouveraient démunies.
La jeune fille lut et relut l’incroyable épître. Où donc son frère avait-il pu trouver une somme pareille alors qu’on le disait ruiné ? Elle releva sur le jeune homme un regard plein d’interrogation :
- Comment se fait-il que vous m’apportiez ceci ? Ne serait-ce pas plutôt M. Lastrop qui… » et comme Müller se contentait de triturer son chapeau en gardant les yeux attachés au tapis, elle ajouta : « Ignorerait-il votre démarche ? »
Soudain, le timide jeune homme se transforma en furie. Dressé sur ses pieds et l’œil flamboyant, il clama :
- Oh ! Lui il l’ignore, mais je compte sur Mademoiselle la comtesse pour lui faire rendre gorge ! C’est un monstre, un véritable monstre que cet homme… et aussi un voleur ! Et un homme sans cœur ni entrailles ! Comme je lui demandais de m’avancer quelques thalers pour venir en aide à mon grand-père malade, il m’a jeté à la porte en disant qu’il tenait pas bureau de charité. Alors…
- Alors vous avez pensé, avec juste raison d’ailleurs, qu’en m’apportant ce document - qui est d’une grande importance pour notre famille, je ne le nie pas ! - vous trouveriez chez moi plus de compréhension ?
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