- Exactement !
- Je n’en doute pas. A combien se montait la somme que Lastrop vous a refusée ?
- Dix thalers… mais ce n’est pas ce qui importe ! Je ne les lui avais demandés que pour voir ce qu’il dirait. J’ai vu… et comme je savais où était cette lettre, je l’ai prise et me voici… tout à votre service, gracieuse demoiselle !
Aurore ne put s’empêcher de rire :
- A mon service ?? Mais je n’ai guère besoin d’un comptable, Herr Müller !
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’espère seulement que, lorsque vous aurez réussi à faire rendre gorge à ce voleur, vous vous souviendrez de moi…
- Sans aucun doute… mais qu’allez-vous faire dorénavant puisque vous avez perdu votre place ?
- Un bon comptable n’est pas en peine d’en trouver une autre à Hambourg. Je demanderai seulement à Mademoiselle la comtesse de me garder le secret.
- Cela va de soi. En attendant…
Le laissant seul un moment, elle alla dans sa chambre, prit dix thalers dans la cassette où elle gardait son argent et revint les mettre dans la main du jeune homme mais à sa stupéfaction, il les refusa :
- Mademoiselle la comtesse est trop généreuse… mais je n’en ai pas besoin.
- Cependant… votre grand-père ?
- Se porte à merveille ! Je voulais seulement un prétexte pour quitter cet homme qui est le plus malhonnête que je connaisse. Je suis déjà engagé à la banque Pretzen, à Lübeck. C’est là que Mademoiselle la comtesse me trouvera quand…
Il retrouvait sa timidité et se tortillait en pétrissant son chapeau, ne sachant visiblement comment prendre congé. Cela fit sourire Aurore qui, spontanément lui tendit la main :
- Soyez certain que je ne vous oublierai pas, Herr Müller… et que vous avez droit à mon entière gratitude !
Devenu ponceau, il s’inclina sur cette main qu’il osa à peine toucher et sortit à reculons en manquant de se prendre les pieds dans le tapis. Restée seule, Aurore lut pour la troisième fois mais plus lentement l’étrange papier qui lui posait une foule de points d’interrogation. Son authenticité était incontestable. Seul Philippe pouvait en être l’auteur mais encore une fois, d’où avait-il tiré cette somme fabuleuse dont bien peu de princes allemands pouvaient se vanter de posséder l’équivalent. Et ces bijoux ? D’où Philippe qui n’en portait jamais les sortait-il ? La présence parmi eux du rubis offert par le doge les accréditait. Aurore savait qu’il avait fait partie de l’héritage recueilli à Venise après la mort de l’oncle. Elle savait aussi qu’après avoir songé à le faire monter sur la garde de son épée de parade, Philippe y avait renoncé afin de ne pas indisposer l’Electeur Ernest-Auguste dont il connaissait la cupidité, car c’était vraiment une très belle pierre. N’ayant rien à cacher à sa jeune sœur, Philippe lui avait même montré la cachette, dans une boiserie de sa chambre, où il le conservait, dans le but qu’elle sût où le trouver en cas de malheur. Et à présent la jeune fille se reprochait de n’y avoir plus pensé quand la nouvelle de la catastrophe lui était tombée dessus. Le choc avait été si violent qu’elle en était encore étourdie. Cependant, il fallait songer à se faire restituer ce véritable trésor : il permettrait d’acheter nombre de complicités lorsque l’on aurait enfin découvert l’endroit où Philippe était tenu captif, car elle en était sûre maintenant : on l’avait jeté au fond d’une quelconque forteresse. Quelqu’un avait eu connaissance de cette fortune qu’il avait réunie secrètement. Peut-être pour fuir loin de Hanovre avec Sophie-Dorothée ? Après tout, les bijoux auraient pu être ceux de la princesse ? Toujours est-il que ce quelqu’un, ignorant ce que Philippe avait pu faire de ces richesses, avait dû choisir de l’incarcérer pour le faire parler plutôt que de le tuer bêtement.
Au retour d’Amélie d’une visite à l’église voisine - beaucoup plus pieuse que sa sœur, elle s’y rendait souvent dans l’espoir d’obtenir du Très Haut le secours que refusaient les hommes - Aurore lui montra la lettre. Son aînée en conçut une joie telle qu’elle la jugea excessive :
- Dieu soit loué mille et mille fois qui apporte à mes prières une si magnifique réponse ! s’écria-t-elle en esquissant un mouvement pour se jeter à genoux et rendre grâces mais Aurore la retint :
- Un peu de calme, veux-tu ? Nous louerons le Seigneur autant que tu voudras quand ces biens nous auront été rendus. Ce qui n’est pas évident. Si le jeune Müller n’avait pas subtilisé le message, nous serions dans la plus totale ignorance. Or, nous sommes ici depuis plusieurs jours et notre retour n’est pas passé inaperçu. D’où vient alors que ce Lastrop ne nous ait pas rendu visite ?
Un instant interdite, Amélie ne tarda guère à trouver une réponse :
- Il doit penser que nous n’avons pas besoin d’argent. Philippe ne mentionne-t-il pas qu’il doit tenir dix mille thalers à notre disposition au cas où nous serions dans la gêne ? Comme nous le sommes, la seule chose à faire est d’aller lui rendre visite. Ce que nous ferons dès demain…
C’était dit d’un ton si posé qu’Aurore ne put s’empêcher de rire :
- Ma parole, tu as raison !… Cependant, remettons aussi à demain les louanges au Seigneur. Il ne faut pas oublier que le jeune Müller tient son patron pour une franche canaille… ou peu s’en faut ! Nous verrons ce qu’il en est.
Le banquier habitait sur l’un des canaux menant au port une belle maison gothique en briques rouge foncé à laquelle des pignons à redents donnaient une vague allure de tour crénelée. L’activité se situait au rez-de-chaussée mais c’était une activité mesurée, calme, comme il convenait à un établissement bien ordonné. Le maître lui-même tenait ses assises dans une pièce du premier étage où menait un escalier en bois sombre, lourd et ornementé comme les meubles Renaissance dont l’un, un coffre imposant à grosses ferrures, s’appuyait à une ancienne tapisserie dans les tons verdâtres.
Lastrop ressemblait à sa maison : c’était un homme lent et lourd. Lorsqu’il quitta sa table à écrire pour venir au-devant de ses visiteuses, celles-ci eurent l’impression qu’une des armoires murales venait de se mettre en marche. Entre l’épaisse perruque brune à la frisure serrée - qui ne trompait personne à cause des poils gris qui en dépassaient - et l’habit de même couleur à boutons d’argent éclairé d’un rabat blanc, le visage soigneusement rasé était large, rouge, luisant comme une pomme d’api longuement astiquée, jovial au demeurant mais sous l’arcade basse et touffue l’œil enfoncé était celui d’un renard à l’affût.
Il se dépensa en mille civilités pour recevoir les nobles dames qui voulaient bien honorer son modeste établissement et se déclara d’emblée tout prêt à les servir en toutes choses avant même de leur avoir offert des sièges. Tant de révérence mit Aurore sur ses gardes : elle n’aimait pas que l’on en fît trop. Cependant elle se garda de le montrer et en s’installant dans le fauteuil raide tendu de cuir repoussé, elle lui offrit un sourire aimable :
- Nous ne vous dérangerons pas longtemps, Herr Lastrop, dit-elle. Mme de Loewenhaupt et moi-même venons simplement vous demander de nous remettre les vingt mille thalers que notre frère, le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, vous a confiés en précisant qu’ils devaient être tenus à notre disposition.
Les épais sourcils remontèrent d’un seul coup pour laisser voir deux prunelles noires empreintes de la plus entière stupéfaction.
- Vingt mille thalers ? A moi confiés par M. le comte ? Et à quelle occasion ?
Sans se démonter, la jeune fille prit le portefeuille qu’Amélie tenait entre ses mains, en sortit la lettre qu’elle déplia avec soin sans la donner :
- Nous tenons ici copie d’une lettre aux termes de laquelle notre frère vous annonce le départ d’un important envoi de… quatre cent mille thalers plus une somme équivalente en bijoux divers…
Elle n’alla pas plus loin : le banquier sautait en l’air :
- Quatre cent mille thalers ?… Et encore autant ?… Mais c’est de la folie, brama Lastrop devenu apoplectique. D’où tenez-vous cela ?
- Je viens de vous le dire. Au cours de son dernier courrier, notre frère nous a fait parvenir copie, de sa main - en fait c’était l’authentique ! -, de ce message qui accompagnait son envoi. Lisez plutôt ! ajouta-t-elle en offrant le papier.
Elle sut tout de suite qu’il l’avait reconnu parce qu’en le lisant elle le vit pâlir - ce dont elle aurait cru incapable cette face rubiconde ! - et qu’en le tenant la main tremblait légèrement. Elle surprit aussi le rapide regard qu’il glissa vers le fond de la pièce où était une armoire armée de pentures de fer. Cependant il se reprit vite et, au bout de quelques secondes, rendit le papier à sa visiteuse :
- Je n’ai jamais reçu cette lettre, affirma-t-il en appuyant sur chaque mot. Et moins encore cet envoi inouï. Il s’agit là d’un vrai trésor qui ne saurait passer inaperçu et soyez persuadée que si je l’avais reçu je le saurais, conclut-il avec un petit rire qui se voulait spirituel.
Amélie qui n’avait pas encore ouvert la bouche prit la parole sur le ton froid qui lui était habituel :
- Ainsi, vous n’avez jamais reçu cette lettre ?
- Non, Madame la comtesse, cent fois non !
- Fort bien ! Venez, ma sœur, nous partons… Non, ne nous raccompagnez pas ! ajouta-t-elle en voyant le banquier se lever… Nous connaissons le chemin !
Elle sortit dignement, suivie d’Aurore, mais, arrivée à l’escalier, elle revint précipitamment sur ses pas. Ainsi qu’elle l’avait supposé, Lastrop avait ouvert l’armoire et y fourrageait fébrilement. En la revoyant, il devint écarlate :
- Vous… vous avez oublié quelque chose ?
- Nous avons oublié de vous dire que nous vous tenons pour un menteur. La lettre n’est pas une copie : elle vient de cet endroit où quelqu’un vous l’a volée avant de nous la remettre ! Dans ces conditions, peut-être pouvons-nous aussi vous considérer comme un voleur… avec la suite qui peut en découler ?… Je vous souhaite une bonne santé, Herr Lastrop !
Et, toujours aussi majestueuses, les deux sœurs regagnèrent leur voiture pour rentrer chez elles. Elles n’y étaient pas depuis un quart d’heure que le banquier s’y présentait.
- Là ! triompha Amélie. Je te l’avais dit, qu’il n’en resterait pas où nous l’avons laissé. Voyons à présent ce qu’il a dans son sac à malice !
Elles le rejoignirent dans le salon où elles avaient ordonné qu’il fût introduit. Il y faisait les cent pas et prit à peine le temps d’un salut avant d’aborder le sujet brûlant :
- Il faut que nous parlions ! s’écria-t-il d’entrée. Je veux bien admettre avoir menti mais je refuse de passer pour un voleur.
- Ce qui signifie ? dit, sans le regarder, Aurore qui faisait toute une affaire de détacher son éventail de sa ceinture orfévrée.
- Que j’ai reçu la lettre mais elle seulement. Jamais, sur mon honneur, le chargement mirifique qu'elle annonçait. D’ailleurs, comme vous l’avez sans doute remarqué, elle est datée du 29 juin dernier et…
- Et ?
- Si j’en crois ce que j’ai entendu dire c’est le surlendemain que M. le comte a disparu. Peut-être n’a-t-il pas eu assez de temps pour achever ses préparatifs d’expédition ?
- Où le prenez-vous ? laissa tomber Aurore. N’écrit-il pas qu’il « envoie » ? Donc l’argent et les bijoux sont partis avec la lettre…
- C’est impossible ! Savez-vous quel poids représentent quatre cent mille thalers d’argent ? Sans compter les bijoux. On ne saurait mettre une telle masse dans un portefeuille confié à un messager. Impossible ! Beaucoup trop spectaculaire pour un homme revenu clandestinement à Hanovre et sans doute surveillé. Beaucoup trop dangereux !…
- Où voulez-vous en venir ?
- A ce que j’ai dit en entrant, Mademoiselle la comtesse : la lettre m’est effectivement parvenue… mais c’est tout ! Sur le salut de mon âme, je vous jure que cette fortune n’est jamais arrivée jusqu’à moi.
Lastrop semblait sincère. Les deux sœur échangèrent un regard. Aurore demanda :
- Qu’a-t-il pu arriver selon vous ? Je connais mon frère : s’il écrit qu’il envoie c’est que la chose est accomplie. Sinon il aurait écrit « je vais envoyer », ou « j’enverrai demain, ou ce soir… ». Le chargement a dû partir en même temps que la lettre. Qui vous l’a apportée ?
- Le messager normal des postes. Et si vous me permettez de donner un avis, plusieurs éventualités se présentent : ou bien la personne qui accompagnait cette fortune a jugé préférable de la garder pour elle…
- Mon frère n’aurait jamais rien confié d’aussi important à quelqu’un dont il n’aurait pas été absolument sûr ! coupa Aurore.
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