- En ce cas il ne reste plus qu’une seule réponse : les dangers des mauvais chemins. L’homme a été attaqué, dévalisé et peut-être tué. Pour ma part, si une nouvelle m’en revenait, soyez certaines, Madame et Mademoiselle la comtesse, que je vous le ferais savoir aussitôt !
Il se retira peu après, laissant les deux femmes dans une grande perplexité. Quelque chose n’allait pas dans cette histoire et ce quelque chose était Michel Hildebrandt. Si une personne possédait la confiance de Philippe c’était lui. Or il n’avait jamais fait allusion à ce trésor tellement inattendu. Au contraire, il n’avait pas caché l’état délabré de la fortune de son maître :
- Serait-il moins honnête que nous ne l’avons cru jusqu’à présent ? souffla Amélie sans prononcer de nom mais la pensée d’Aurore cheminait dans le même sens et elle n’eut pas besoin de traduction :
- C’est impossible ! fit-elle avec humeur. Philippe l’aime beaucoup et ne pourrait s’être trompé à ce point sur un être qui vit auprès de lui depuis des années ! Et toi et moi l’avons toujours apprécié. Alors de deux choses l’une : ou Philippe pour une raison ou pour une autre a choisi quelqu’un d’autre pour acheminer son trésor jusqu’à Hambourg, ou il en a chargé son secrétaire et je le proclame dans ce cas le plus fantastique comédien de ce temps ! Ou alors c’est nous qui sommes idiotes !
Amélie haussa des épaules désabusées :
- Qui peut savoir l’effet produit sur un jeune homme honnête par la vue d’une telle fortune ? Te rends-tu compte de ce que représentent quatre cent mille thalers et un coffre de joyaux ?
- Oh, très bien ! On peut même se laisser tenter pour moins que ça ! Mais vois-tu, jusqu’à preuve du contraire, j’aurais plutôt tendance à garder ma confiance à Hildebrandt. En revanche, et même s’il en a juré sur sa vie, je ne suis pas encore certaine que nous devions croire aveuglément ce qu’a dit Lastrop… C’est un banquier… et pas vraiment sympathique.
- C’est vrai aussi. Que faisons-nous ?
- Toi rien pour le moment. Quant à moi je vais écrire à Hildebrandt en lui demandant de revenir aussi vite que possible. Et fais-moi confiance pour lui arracher la vérité. S’il y en a une !
Un moment plus tard, la lettre sous le sceau des Loewenhaupt était portée par un valet à la maison de poste.
Et les jours se remirent à couler sous un ciel d’automne qui n’avait jamais autant pleuré. Un ciel gris et bas, pesant comme un pont écroulé, succédait inexorablement à des tempêtes charriant de si noirs nuages que l’on finissait par ne plus distinguer le jour de la nuit. Mais le plus pénible était le silence. Au bout d’un mois, non seulement le secrétaire n’avait pas reparu mais le message d’Aurore n’avait reçu aucune réponse et, dans la belle demeure sur le Binnenalster, l’espoir diminuait encore plus vite que la lumière. On n’avait plus de nouvelles de personne. Pas même de Loewenhaupt qui, parti on ne savait où, ne jugeait pas utile d’écrire. A Hambourg, le trafic habituel marchait au ralenti et rares étaient les bateaux qui se risquaient à redescendre l’estuaire de l’Elbe ou celui de la Trave jusqu’à Lübeck marquant l’ouverture sur la Baltique. Enfermée dans ses murailles, repliée sur ses richesses, la vieille cité hanséatique semblait faire le gros dos sous les coups de boutoir des vents furieux. On se serait cru au cœur de l’hiver alors qu’on n’en était pas encore là…
Sans nouvelles des siens, Amélie priait de plus en plus, et Aurore de moins en moins. La plus jeune enrageait de cette captivité forcée à quoi l’obligeaient les éléments en furie. Il y avait maintenant deux mois qu’elle avait prié Hildebrandt de la rejoindre, et il n’avait même pas envoyé un mot d’explication ou d’excuses. Ce silence générait le doute : se pouvait-il que le fidèle secrétaire, incapable de résister à l’attrait d’une fortune rapide, eût été impliqué dans la disparition du trésor ? C’était difficile à croire mais à mesure que passaient les jours sans apporter de réponse, le soupçon se renforçait, d’autant plus qu’en dépit du temps épouvantable des coursiers parvenaient toujours à relier le puissant port aux autres Etats d’Allemagne.
La veille de Noël, l’interminable ouragan se calma. Plus de vent, mais une neige douce qui se mit à tomber durant des heures, enveloppant choses et gens de son épais manteau pour la plus grande joie des enfants. Ce soir on pourrait aller en bandes par la ville en chantant les vieux noëls et recevoir en échange des gâteaux et des bonbons. Les voix enfantines avaient quelque chose de magique, de rafraîchissant, et Aurore, quand elle eut vu le petit groupe s’éloigner dans l’épaisse couche blanche avec ses galoches et ses vêtements de laine aux couleurs vives, sentit le calme lui revenir en même temps qu’une ferme décision :
- Je ne peux plus rester ici à me ronger les sangs ! Dès la fin des fêtes je repars. Seule !
Le mot arracha aussitôt à sa sœur un cri de protestation :
- Seule ? Sans Ulrica ni…
- Sans personne d’autre qu’un cheval ferré à glace… et un costume de cavalier. Le mutisme de Hildebrandt m’est insupportable et je veux retourner à Hanovre voir ce qu’il devient !
- Tu es folle ! On ne te laissera pas entrer dans la ville !
- En tant qu’Aurore de Koenigsmark, j’en suis persuadée, mais pourquoi refuserait-on disons… Hugo de Mellendorf, un jeune homme de bonne famille faisant le tour des principautés allemandes pour s’ouvrir l’esprit et se chercher peut-être un destin ?
- Trouve autre chose comme but ! Hanovre est bourrée de sergents recruteurs qui auront tôt fait de t’enrôler dans la première compagnie en formation.
- Jamais de la vie. Je suis noble et… et de santé fragile. Il faut qu’avant trois jours j’aie pu obtenir un passeport à ce nom.
- Sois un peu raisonnable et essaye de patienter…
- Je n’ai que trop patienté !
- Je voulais dire, laisse s’achever cette période. Après le 1er janvier les jours reprendront leur cours normal.
- Et le temps relativement doux peut redevenir exécrable !… Bon, c’est entendu nous finissons l’année ensemble puisque aussi bien personne n’est venu nous tenir compagnie ! ajouta-t-elle plus doucement en se penchant pour embrasser Amélie.
Loewenhaupt, en effet, ne s’était pas montré, mais d’autre part Amélie aurait pu se rendre à la Gardie, en Suède, afin de passer Noël avec ses fils. La profonde fatigue qu’elle tramait depuis ses relevailles et aussi le temps l’en avaient dissuadée, tout autant que son désir de rester auprès de sa sœur. Ce dont celle-ci ne pouvait se défendre d’être touchée. Mais elle n’eut pas à se préoccuper d’un faux passeport. Au matin du 1er janvier, un cavalier mettait pied à terre devant le portail de la maison, confiait son cheval à un valet d’écurie avec force recommandations et, pour finir, demandait à être reçu par Mlle la comtesse de Koenigsmark.
- Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.
- Je le dirai personnellement à la comtesse. Contentez-vous de préciser que je viens de Celle avec une mission particulière de Son Altesse Mme la duchesse.
Un instant plus tard, dans le salon, décoré de branches de sapin enguirlandées d’argent et de houx couvert de petites boules rouges, Nicolas d’Asfeld se matérialisait sous l’œil surpris d’Aurore et s’inclinait devant elle. Il était visiblement fatigué mais, au-dessus de ses habits mouillés et tachés de boue, son curieux visage asymétrique rayonnait d’une joie qui, pour être intérieure, ne l’apparentait pas moins à un bienheureux arrivant à la porte du paradis.
- Bonjour baron ! fit-elle tandis qu’il balayait le tapis des plumes découragées de son chapeau. Puis-je savoir ce qui me vaut un honneur aussi inattendu ? On me dit que la duchesse Eléonore vous envoie ? C’est fort étonnant si je m’en tiens à la façon dont elle m’a reçue à la fin de l’été dernier.
- En effet, Son Altesse m’envoie. fit-il tandis qu’un sourire radieux s’étalait sur son visage couturé.
Il n’en dit pas plus, continuant à regarder Aurore avec une sorte de béatitude qui ne tarda pas à lui taper sur les nerfs qu’elle avait plutôt sensibles ces derniers temps.
- Et… c’est tout ? Elle ne vous a confié aucune mission et vous êtes venu simplement me saluer ?
- Ouiiii… non !
Et, pliant le genou devant la jeune fille comme si elle était une souveraine, il lui remit une lettre dont elle fit sauter le cachet d’un doigt nerveux. Elle émanait en effet de la duchesse Eléonore et le texte en était court : après deux phrases excusant plus ou moins sa conduite lors de leur dernière rencontre, celle-ci priait instamment Mlle de Koenigsmark de bien vouloir suivre son messager « en y mettant le plus de discrétion possible afin d’examiner avec elle une affaire de la plus haute gravité ».
Songeuse, Aurore replia la missive et, cherchant des yeux le messager, vit qu’il était toujours à genoux :
- Que faites-vous là ? Relevez-vous, voyons ! Je ne suis pas le Saint-Sacrement !
- Pour moi vous êtes davantage ! fit-il avec âme mais en obéissant.
- Savez-vous ce que m’écrit la duchesse ?
- Que je dois vous conduire vers elle en prenant des précautions. Il est important que votre rencontre demeure secrète, récita-t-il. Si Son Altesse le duc en était avisé, les conséquences pourraient en être désagréables.
- Je veux bien le croire et souscris à l’avance. Encore faut-il que vous m’expliquiez ce qu’elle entend par l’« affaire » ? Il ne saurait être question, j’imagine, que je me rende à Celle dans mon carrosse armorié avec cocher et laquais et qu’en cet équipage je débarque dans la cour d’honneur du palais en robe de présentation ? Nous sommes d’accord ?
- Oh !… Entièrement !
- Alors que faisons-nous ? Et d’abord asseyez-vous, lieutenant ! Vous êtes trop grand !
Cette fois il obtempéra avec empressement, repliant son long corps sur un tabouret où il se tint assis modestement, les genoux pliés et en serrant son chapeau contre sa poitrine à la manière de Hans Müller. Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il expliqua :
- C’est chez la baronne Berckhoff que vous vous rencontrerez. Dans sa maison de ville. Il serait imprudent que vous veniez au palais et une auberge ne serait pas convenable. Il vous faut un équipage… modeste. Vous pourriez être, par exemple, une marchande à la toilette…
- Ce qui me donnerait le droit d’aller directement au palais ? Vous n’y connaissez rien, lieutenant !… Mais, j’y pense, vous a-t-on remis un passeport pour moi ?
- Naturellement. Le nom est en blanc afin que vous puissiez choisir ce qui vous plaira.
En même temps, il tirait de son dolman un rouleau de papier d’où pendait un sceau qu’il tendit à la jeune fille. Celle-ci le lut attentivement. Elle s’assit un instant devant son petit bureau, elle ajouta quelques mots avant de le rendre à l’officier :
- Voilà ! Je suis désormais Hugo de Mellendorf votre jeune cousin… ou celui de la baronne. Vous choisirez vous-même…
Il eut un haut-le-corps et tourna vers la jeune fille un regard indigné :
- Un garçon ? Vous voulez passer pour un garçon, vous ? Impossible !
- Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ?
- Mais… tout ! Vous ne donnerez le change à personne. Nulle n’est plus… féminine que vous !
- Vous désirez parier ? Où avez-vous pris logis ?
- Je… je n’ai pas encore choisi. Je pensais…
- Loger chez moi ? C’est cela qui ne serait pas convenable. Optez donc pour l’auberge Moser, face à l’hôtel de ville. Ce n’est pas loin et c’est une excellente maison. Je vous y rejoindrai demain matin à huit heures. Soyez prêt à partir. Moi je le serai.
Il ne put pas faire autrement que d’en passer par où le voulait Aurore. Celle-ci relisait d’ailleurs avec un sourire satisfait le passeport désormais inutilisable pour tout autre que Hugo de Mellendorf… Fort mécontent, Asfeld dut se contenter d’un simple geste - amical mais distrait ! - de la main en réponse à son profond salut.
Aurore, elle, était enchantée. Ce n’était pas la première fois qu’elle songeait à emprunter l’aspect d’un jeune homme afin de voyager plus commodément et plus légèrement : un simple portemanteau au lieu d’un coffre encombrant et un cheval - muet par définition ! - au lieu des ronchonnements perpétuels de cette chère Ulrica ! Quant à ce benêt qui allait l’escorter, elle était déjà sûre de son pouvoir sur lui. C’était incroyablement reposant pour l’esprit même si la route, en hiver, risquait de l’être moins mais c’était sans importance. Ce qui en avait, c’était l’appel inattendu de la duchesse de Celle. Que pouvait bien lui vouloir l’arrogante mère de Sophie-Dorothée ?
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