- Madame, Madame !… Vous m’épouvantez ! Qu’est-il arrivé ?

- Le duc et moi sommes rentrés de Hanovre il y a une heure.

- Vous y êtes allés ?

- En hâte. Il nous fallait voir ces misérables sceller le sort de ma fille… Puis, tournant la tête vers Aurore : « Ah, vous êtes là, comtesse ? Merci d’être venue mais j’ai failli ne pas vous reconnaître, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.

- Il m’a semblé qu’il me serait plus facile d’être utile à Votre Altesse sous ce costume qu’encombrée de jupons. A présent, si elle consentait à me dire ce qu’elle attend de moi…

- A dire vrai, je ne le sais trop pour le moment. Ce que j’ai vu et entendu là-bas m’a bouleversée et je me demande quelle aide je pourrais apporter à ma fille…

Elle raconta alors comment les Hanovre venaient de réunir une Haute Cour consistoriale composée de quatre ecclésiastiques et de quatre laïcs sous la présidence du conseiller privé von Busch. Ils avaient invité les Celle à y assister.

- J’ai la conviction que ces hommes étaient de braves gens empêtrés de ce qu’on leur demandait mais attentifs à respecter scrupuleusement le serment d’impartialité et de justice qu’on leur avait fait prêter. Ils savaient qu’ils allaient avoir à examiner puis à prononcer une séparation « équitable » entre Georges-Louis et son épouse. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’en réalité, ils devaient juger une épouse adultère, déjà privée de liberté et à qui il s’agissait doter quelque chance que ce soit de retrouver un jour un mode d’existence au moins acceptable. Ils n’eurent même pas le choix de la sentence !

- La princesse a été interrogée ? demanda Mme Berckhoff.

- Oui. Elle est apparue comme le fantôme du désespoir, entièrement habillée de noir, si pâle qu’elle m’a épouvantée. Elle semblait absente et aussi peu concernée que possible par ce qui se déroulait autour d’elle. Pourtant, alors qu’il était question à l’origine de prononcer sur une mésentente dans le couple héritier, elle a été immédiatement accusée… et convaincue d’adultère avec le défunt comte Philippe-Christophe de Koenigsmark…

Le cri d’Aurore lui coupa la parole :

- Le défunt ?… Il est donc mort ? Où ? Quand ? Comment ?

- Le comte de Platen, premier ministre, qui représentait l’époux outragé, ne l’a pas dit. Il a éludé les questions que posait à ce sujet le président Busch mais il suffisait de regarder le visage de ma pauvre enfant pour sentir qu’on l’en a persuadée. D’où ce deuil sévère qu’elle avait choisi.

- Mais enfin, reprit la baronne, comment Mgr le duc et vous-même, Madame, avez-vous permis que la princesse soit traitée de la sorte ? Ce devait être insupportable…

- Aussi ne l’ai-je pas supporté et j’ai protesté hautement, mais mon époux a exigé que je me taise… Je me suis alors aperçue qu’il épousait entièrement le ressentiment des Hanovre. Platen a produit les lettres de Sophie-Dorothée trouvées chez Koenigsmark et malheureusement il n’y était pas seulement question de son amour. Vous souvenez-vous, ma bonne Berckhoff, de ce séjour qu’elle fit ici après que son mari l’eut à moitié assommée ?

- Dans quel état ! Nous l’avons soignée et réconfortée de notre mieux mais ce ne fut pas facile.

- Vous n’avez pas oublié non plus cette violente dispute qui l’a opposée à son père parce qu’il refusait de lui donner de l’argent. Elle se plaignait d’être quasiment réduite à la mendicité quand elle avait apporté une dot importante. Alors que les favorites croulaient sous les bijoux et le faste, on lui avait pris une partie des siens pour en parer la grosse Mélusine. Elle disait que ce qui venait de se passer faisait déborder le vase. Elle ne voulait plus user ses jours à trotter indéfiniment derrière l’Electrice Sophie sa belle-mère dont le passe-temps favori consistait à arpenter pendant des heures et à vive allure les allées de Herrenhausen et de ses environs. Elle voulait être hautement reconnue et non traitée de petit « tas de boue » - vous savez que le grand tas de boue c’est moi - et, puisque l’on en était là, obtenir de vivre séparée de son époux dans une résidence personnelle avec un statut adéquat.

- Cela m’aurait semblé sage.

- A moi aussi, mais vous connaissez l’avarice de son père. A l’entendre, elle n’avait qu’à s’arranger pour se faire restituer une partie de sa dot. Lui ne donnerait pas un kreutzer de plus… et elle est partie là-dessus ! Par malheur, les maudites lettres disaient bien autre chose ! Ce qu’elle voulait, c’était fuir en France en compagnie de son amant revenu exprès pour la chercher. En outre, elle ne se privait pas d’y railler les mœurs de son beau-père avec la Platen et de s’y plaindre de son père comme de son époux, traitant l’un de « vieux tyran » et l’autre de bourreau. De cet instant mon époux est devenu son ennemi, plus acharné peut-être que l’Electeur Ernest-Auguste. Et je l’avoue, je l’ai rendu furieux en essayant de prendre la défense de mon enfant.

« - S’il me vient aux oreilles que vous tentez de l’aider en quoi que ce soit, m’a-t-il dit, vous aurez le choix entre repartir pour la France et rejoindre cette fille dénaturée dans le logis qu’on lui destine ! »

- Et c’est cela le plus odieux, soupira la duchesse à présent en larmes. Le divorce est prononcé avec interdiction de se remarier alors que Georges-Louis pourra reconvoler quand il voudra. Les enfants sont enlevés à leur mère qui ne les reverra plus. Enfin, puisqu’elle tenait tellement à quitter Hanovre, elle vivra désormais sur notre territoire de Celle mais sous surveillance étroite et dans un lieu dont elle n’aura le droit de sortir que pour une promenade quotidienne et sous bonne escorte. Naturellement, elle n’a le droit de recevoir personne. Sauf son père… et moi à condition qu’il y consente, et quiconque tentera de l’approcher le paiera de sa tête !

Un pesant silence envahit la pièce. La duchesse Eléonore sanglotait sans plus de retenue et ses deux compagnes semblaient frappées par la foudre. On n’entendait que le crépitement du feu et les pleurs de cette mère écrasée de douleur.

Aurore et la baronne réagirent au même instant. Pendant que la seconde à genoux devant sa maîtresse lui parlait doucement en essuyant ses larmes, la première osa demander :

- Sait-on quel est ce lieu ?

- Ahlden !

- Oh non !

Le cri de protestation, c 'était la baronne qui l’avait poussé. Ses mains se joignirent devant sa bouche et comme Aurore tournait vers elle un regard interrogateur, elle expliqua :

- C’est aux confins du duché l’endroit le plus déshérité des landes de Lunebourg. Une forteresse des bords de l’Aller régnant sur une terre noire faite de graviers jamais séchés. Rien n’y pousse sinon de maigres champs de sarrasin. Des murs rébarbatifs avoisinant un village minable où vivent quelques paysans rudes dont certains ont travaillé dans les mines de sel… Oh, mon Dieu ! Il n’est pas possible qu’on l’envoie dans un tel lieu !

La duchesse tira son mouchoir, se moucha, ce qui étancha un peu ses larmes, puis fit entendre un ricanement encore plus triste :

- C’est tellement possible que mon époux vient d’ériger ce désert en duché ! Car ne vous y trompez pas, ce n’est pas une prisonnière que l’on y expédie mais une suzeraine ! Elle y aura des serviteurs, une garde de quarante soldats, et l’on va aménager les lieux autant que faire se pourra ! Pas de paille humide des cachots ! Pas de fers ! Des tapis, des meubles et des vêtements conformes à son nouveau rang ! Ce serait risible si ce n’était si tragique ! Ma pauvre petite ! Si le chagrin ne la tue pas, Ahlden s’en chargera… Donnez-moi à boire, Berckhoff !… Quelque chose de fort !

Elle avait pâli tout à coup et, les yeux fermés, se laissait aller contre le dossier de son fauteuil… La baronne remplit vivement un verre d’eau-de-vie et le lui porta :

- Vous êtes souffrante, Madame ! Tout cela est trop pour vous !…

- Ce n’est rien !… Mes nerfs je pense. Cela va passer.

Elle but une gorgée prudemment, puis vida le verre d’un seul coup et se redressa :

- Je dois rentrer à présent.

Son malaise qui la laissait décolorée et légèrement tremblante lui avait fait oublier Aurore. Celle-ci se rapprocha en la voyant se lever :

- Votre Altesse a-t-elle oublié qu’elle m’a fait venir de Hambourg ? Elle doit avoir une raison ?

- C’est vrai ! J’avais oublié. Pardonnez-moi, comtesse ! C’est dû à l’angoisse qui m’étreint… dit-elle en se rasseyant. En outre, l’importance de certaine disparition s’est amoindrie devant le drame qui nous frappe. Lorsque nous avons fouillé les appartements de ma fille - de Son Altesse Sérénissime la princesse héritière électorale de Hanovre ! cracha-t-elle dans une soudaine poussée de fureur - on s’est aperçu qu’il manquait la part des bijoux qu’elle avait apportés en se mariant, qui lui étaient donc les plus chers, plus le collier de diamants offert par son époux à la naissance de son fils. On suppose qu’elle les a remis à votre frère puisque apparemment elle s’apprêtait à fuir avec lui. Je voulais vous demander de me les rendre afin que je puisse les lui restituer ou tout au moins les utiliser pour la sortir de ce… de cette impasse…

- Encore faudrait-il que je les aie ! Puis-je vous rappeler, Madame, que mon frère a disparu et qu’il serait mort de manière si mystérieuse que nul n’est capable de révéler ni où ni de quelle façon ? Son assassin ou celui qui l’a fait enlever devrait pouvoir répondre à votre question, émit la jeune fille avec amertume. Mais puis-je savoir comment Votre Altesse a eu connaissance de ces joyaux envolés ? Je croyais le silence absolu établi depuis le 1er juillet entre sa cour et celle de Hanovre, la princesse Sophie-Dorothée étant au secret !

L’hésitation de la duchesse fut sensible. Elle tourna la tête pour fixer son regard sur sa dame d’honneur comme pour lui demander son aide, mais celle-ci ne réagit pas… Elle se résigna :

- J’ai surpris une conversation entre le prince, mon époux, et notre chancelier Bernstorff. J’ai appris ainsi que celui-ci entretenait depuis longtemps des relations amicales avec le comte et la comtesse de Platen. Cette femme aurait été autorisée par l’Electeur Ernest-Auguste à faire fouiller l’appartement de sa belle-fille.

Une brusque colère enflamma Mlle de Koenigsmark :

- Les gens d’une putain reconnue autorisés à plonger leurs mains sales dans les affaires d’une princesse héritière ? Et le duc de Celle a admis cela ? Et Votre Altesse ne s’en est pas indignée ?

- Je n’étais pas censée entendre, je vous le répète. Quant à mon époux, seule l’indisposait, hélas, la disparition des joyaux.

- Auxquels en étaient joints d’autres, peut-être plus précieux encore, appartenant à ma famille comme le gros rubis « Naxos » offert par le doge de Venise, Francesco Morosini, qui venait d’être investi du pouvoir suprême alors qu’il commandait les troupes vénitiennes dans le Péloponnèse. La pierre a été remise à notre oncle, Othon-Wilhelm, dit « Conismarco », en remerciement des services éminents rendus par lui durant la campagne et du sang qu’il avait versé. Le joyau, sublime, provenait du trésor ottoman mais Morosini aimait comme un frère cet homme dont la vaillance égalait la sienne et c’est sa main auguste qui, un peu plus tard, lui a fermé les yeux au mépris de la contagion quand la peste l’a emporté devant Modon. Lui encore qui prit soin de ses biens et ordonna qu’ils fussent remis à mon frère, Philippe.

Le paisible et riche décor de la noble demeure s’effaça soudain à l’appel de cette voix orgueilleuse, laissant entrer la splendeur de la mer sous le soleil, le fracas des combats entre galères de pourpre et d’or dont les voiles et les flammes claquaient dans le vent…

Il y eut un silence, peuplé seulement par la respiration haletante d’Eléonore de Celle :

- Comment, murmura-t-elle enfin, pouvez-vous savoir que ce joyau avait rejoint ceux de ma fille ?

Aurore tira de son justaucorps la lettre de Philippe :

- J’ai reçu ceci… mais j’ajoute, afin que Votre Altesse ne se réjouisse pas trop vite, que le banquier Lastrop jure sur la Bible de ses pères n’avoir rien reçu d’autre que ce message. Le chargement ne lui est jamais parvenu.

La duchesse parcourut avidement le texte et s’exclama :

- Quatre cent mille thalers ? Mais c’est fou ! Je ne pense pas que notre trésorerie en possède la moitié et l’on disait le comte Philippe ruiné…

- Il voulait peut-être qu’on le croie. Mon sentiment est que l’héritage qu’il est allé chercher à Venise était vraiment très important…

- Et vous n’avez pas connaissance que ce que cette fortune est devenue ?