Aurore n’eut garde de laisser passer l’occasion :
- On ne sait toujours pas ce qu’il est devenu ?
- Ma foi non. On a dit toutes sortes de choses : qu’il s’était battu en duel et qu’il avait été tué, puis qu’il avait été surpris avec sa princesse par le mari qui l’aurait étendu raide mort. Comme si c’était possible : il avait une tête de plus que « Groin de cochon » et savait manier les armes. Mais, n’importe comment, il aurait fallu l’enterrer et il y avait l’envoyé du prince de Saxe qui faisait un bruit de tous les diables en réclamant au moins son corps. Finalement, on l’a officiellement déclaré « disparu ». Il se serait enfui avec une de ses maîtresses. Alors que la Platen le surveillait comme l’avare sa cassette !… Et puis maintenant ce drame : le divorce avec deux petits enfants qui n’ont pas vu leur mère depuis des mois ! On l’a renvoyée chez elle à ce qu’il paraît et moi je l’ai vue partir. Si on peut appeler ça voir : un carrosse aux mantelets baissés entouré de vingt cavaliers armés jusqu’aux dents. Alors, vous savez, ce genre d’atmosphère n’est guère propice aux divertissements…
- Va pour le château, mais le peuple pourrait vouloir se distraire ? Vous ne jouez plus rien ici ?
- Le peuple ? Si vous voulez que je vous dise tout, il a peur. Il ne sait pas pourquoi au juste mais il a peur ! Sur l’ordre de l’Electrice, on a bien essayé de jouer une espèce de « mystère » pour Noël avec les quelques comédiens amateurs qu’on a au pays parce que les troupes itinérantes nous évitent. Cette représentation s’appelait La Tentation d’Adam et Eve ou le Paradis perdu. D’ordinaire ça plaît assez à cause de… parce qu’on coud les héros de l’histoire dans une toile couleur de chair avec une petite ceinture en feuilles de figuier et que le public espère toujours que la toile va craquer. Il y a aussi des anges et des diables qui dansent en chantant - je devrais dire il y avait parce que le pasteur Schlumpf a défendu qu’on les fasse danser ensemble, ce qui a posé un problème. Enfin mon beau-père, qui jouait le Père éternel avec une immense perruque et une barbe de fleuve, n’a pas retrouvé son costume. Il a joué en robe de chambre à ramages. Vous imaginez ?
- Oh oui ! fit Aurore qui ne pouvait s’empêcher de rire tout en dégrafant son manteau qu’elle jeta sur une chaise. Ce faisant, elle dénoua le ruban noir, sans doute relâché, qui nouait ses cheveux sur sa nuque et d’un mouvement spontané secoua la tête pour les libérer. Elle comprit qu’elle avait commis une imprudence en voyant s’arrondir les yeux de Hilda, brusquement figée sur place :
- Mon Dieu ! fit celle-ci en joignant les mains. Vous êtes Mademoiselle la comtesse de…
Vivement, celle d’Aurore s’appliqua sur sa bouche :
- Pour l’amour du Ciel, taisez-vous ! Vous pourriez nous perdre tous !
Mais, habituée à faire face aux situations les plus diverses, Hilda Stohlen se remettait vite :
- N’ayez crainte ! chuchota-t-elle en faisant asseoir la jeune fille sur un escabeau pour achever de dénouer ses cheveux et les brosser. Seriez-vous le diable en personne envoyé par Mme la baronne, que cette maison vous serait grande ouverte ! Or, vous n’êtes pas le diable mais quelqu’un que je suis très heureuse de revoir. Mais nous parlerons plus tard. Pour l’instant, vous allez vous coucher et je vais donner une autre chambre à votre compagnon puisque la moitié de la maison est vide. A moins que vous ne préfériez…
- Non ! Nous sommes seulement compagnons de voyage. La duchesse Eléonore l’a chargé de veiller sur moi… et bien que je n’aie rien à lui reprocher, je préfère dormir seule.
D’un seul coup, Hilda déborda d’une activité dont on aurait pu croire incapable cette petite femme rousse et replète qui, ayant joué jadis les coquettes, ne se déplaçait qu’avec une certaine lenteur et un balancement des hanches incompatible avec toute agitation. En un tournemain, elle eut mis des draps au lit, ajouté des bûches dans la cheminée, apporté un pot d’eau chaude, cherché une chemise de nuit en toile assez fine et fait lever Aurore pour l’aider à se déshabiller, tout cela sans dire un mot. Ce ne fut que quand sa visiteuse grimpa sur les trois matelas empilés qu’elle reprit son discours :
- Voilà ! Je vais dire que vous êtes… souffrant et que je me charge entièrement de vous. La servante ne mettra pas les pieds ici. Tout à l’heure je vous apporterai une soupe bien chaude, des saucisses…
- Pas de saucisses s’il vous plaît ! La soupe suffira. En outre une malade doit manger légèrement. Mais un verre de vin me ferait plaisir !
- Vous l’aurez ! Je vais revenir dans un moment avec ce qu’il faut. En attendant, je vous enferme et je garde la clé sur moi. Lottie est une brave fille mais elle aime un peu trop les beaux garçons… Je vais lui confier votre garde du corps…
- Si elle aime les beaux garçons, elle sera déçue ?
- Ah ? Vous trouvez ? A moi il me paraît plutôt séduisant ! On voit immédiatement que c’est un homme, un vrai…
- Ce qui n’est pas mon cas, évidemment, sourit la jeune fille qui redevint grave pour soupirer :
- Merci de ce que vous faites ! Du fond du cœur !
- Ce n’est rien ! Voyez-vous… j’aimais beaucoup le comte Philippe, qui bavardait toujours avec moi quand il venait au théâtre… Il m’a même envoyé des fleurs. Et vous avez ses yeux…
Ne jugeant pas utile d’expliquer davantage, elle sortit sans oublier de refermer soigneusement derrière elle, laissant Aurore essayer de remettre de l’ordre dans ses esprits. Tout avait été si vite ! Livrée à elle-même, à présent, elle se demandait si justement ce n’était pas trop rapide et si elle pouvait faire entière confiance à son hôtesse. Qu’elle eût aimé Philippe n’était pas surprenant. N’était-il pas l’homme le plus séduisant qu’il y eût au monde ? Restait à savoir si Hilda Stohlen avait dit la vérité sur leurs relations. Et si les choses avaient été différentes de ce que la comédienne avait raconté ? Si une brève aventure qui aurait mal tourné n’aurait pas inspiré à cette femme quelque ressentiment ? Elle semblait tellement heureuse d’avoir la sœur sous son toit ! Un peu trop peut-être ? Et puis il y avait cette porte fermée à clé. N’eût-il pas été suffisant d’interdire à la servante de troubler le repos du jeune voyageur ?
Arrivée là de ses cogitations, Aurore sauta à bas du lit et, sur ses pieds nus, courut à l’unique fenêtre. Couverte de buée, elle ne permettait de voir que la vague silhouette d’un arbre derrière lequel il y avait une maison dont le toit, comme les branches, était couvert de neige. En outre on était au second étage et si les murs du logis étaient peints ainsi que nombre de maisons en Allemagne du Nord, il n’y avait guère de saillies permettant l’escalade ou la descente… Y en eût-il eu, d’ailleurs, qu'elles n’eussent apporté à Aurore qu’une aide morale. Hilda avait emporté ses vêtements pour les faire sécher et elle se voyait mal s’enfuyant par les rues, pieds nus et en chemise de nuit. Au fond, à y réfléchir c’était idiot ! Charlotte Berckhoff ne lui avait-elle pas dit qu’elle pouvait faire entière confiance au couple Stohlen ? Les braves gens existaient à Hanovre comme partout ailleurs et les gens des palais ou autres châteaux ne déteignaient pas fatalement sur leurs sujets.
Elle venait de réintégrer son lit quand Hilda revint avec un plateau chargé d’un couvert, d’une soupière, de petits pains ronds réchauffés au four, d’un peu de beurre, de confiture de prunes et d’un pichet de vin dont elle versa un fond de verre avant de le tendre à sa pensionnaire :
- Goûtez ! fit-elle. Je n’ai malheureusement pas de vins français, mais celui-là vient de Heidelberg et n’est pas mauvais.
Il était même excellent et le moral d’Aurore s’en trouva remonté. Elle attaqua sa collation dont elle ne laissa pas une miette, après quoi elle se laissa glisser sous les couvertures avec une vraie sensation de bien-être. Hilda poussa l’attention jusqu’à la border, mais ne s’en alla pas pour autant.
- J’imagine, commença-t-elle après un moment d’hésitation, que vous n’allez pas nous rester longtemps puisque nous ne logeons pas la moindre troupe de théâtre ces temps-ci et que, par définition, celui que vous cherchez n’y est pas.
- C’est la version officielle, répondit Aurore après une brève hésitation, mais maintenant que vous savez qui je suis, cela n’a plus beaucoup d’importance. L’idée était de Mme Berckhoff lorsqu’il s’est agi de nous trouver un logis plus sûr qu’une auberge. Connaissez-vous Michel Hildebrandt ?
- Son nom me dit quelque chose mais j’avoue que je le situe mal.
- Il était le secrétaire de mon frère jusqu’à la disparition de celui-ci et s’était engagé à devenir le mien dès qu’il aurait mis ordre à ses affaires en Hanovre. Or, je n’ai plus de nouvelles de lui…
- Et c’est lui que vous cherchez. Est-ce qu’il n’habitait pas la maison de M. le comte ?
- Si. Bien sûr. Du moins jusqu’à sa disparition, mais il était d’ici et avait hérité de ses parents un bien dans Sankt Klemens Strasse, près de l’église, et c’est là qu’il a dû retourner.
- Voulez-vous que j’envoie mon époux demander après lui ?
- Non, merci. A cette heure tardive, cela pourrait éveiller des curiosités. J’irai dès le matin avec Nicolas.
Le jour suivant, aussi gris que le précédent, les trouva en effet aux abords de l’église, flânant le nez en l’air avec l’allure tranquille d’étrangers qui visitent une ville inconnue. Aurore eut vite repéré la maison Hildebrandt, facile à reconnaître avec ses murs jaunes sur l’un desquels on avait peint une sorte d’ange pourvu d’ailes beaucoup trop petites pour sa taille.
- S’il arrive à voler avec ça il n’ira pas loin, remarqua Asfeld entre ses dents. Ce qui lui valut un coup d’œil surpris : Aurore n’aurait jamais imaginé que son compagnon pût avoir si peu que ce soit le sens de l’humour. Cela méritait d’être encouragé et elle lui sourit :
- En tout cas, je me demande s’il y a quelqu’un là-dedans. Les volets sont fermés.
- Il est encore tôt et votre « secrétaire » ne se lève peut-être pas de bonne heure ? Je vais sonner.
Joignant le geste à la parole, il empoigna la chaîne suspendue près de la porte et l’agita vigoureusement à plusieurs reprises, mais sans faire surgir le moindre signe de vie.
- On dirait qu’il n’y a personne, remarqua-t-il en déclenchant un nouveau carillon qui, cette fois, fit apparaître à la fenêtre d’un logis voisin une tête d’homme coiffée d’un bonnet qui tonna :
- Qu’est-ce que vous avez à faire ce tintamarre du diable ? Vous n’avez pas encore compris qu’il n’y a personne ?
- Je m’en rends compte, fit Nicolas sans se démonter, mais je suis venu de loin pour rencontrer M. Hildebrandt et vous me voyez fort contrarié de son absence. Sauriez-vous par hasard où il est ?
L’homme au bonnet grommela des mots intraduisibles et referma sa fenêtre… qui se rouvrit presque aussitôt pour livrer passage à un visage de femme. Elle cria :
- Patientez un moment ! Je descends !
Un instant plus tard, enveloppée d’un vaste châle et chaussée de sabots, une dame replète dont le capuchon recouvrait un chignon de nattes en cheveux gris surmonté d’un affiquet de ruban noir les rejoignait, arborant une mine compatissante qui fit froncer les sourcils d’Aurore.
- Vous cherchez ce pauvre M. Hildebrandt ? demanda-t-elle en frottant l’une contre l’autre ses mains à demi couvertes de mitaines de laine noire. Vous étiez de ses amis peut-être ?
- Pourquoi « étiez » ? gronda Aurore qui n’aimait pas plus l’air confit de la bonne femme que la rudesse de son époux. Lui est-il arrivé quelque chose ?
- Ça on peut le dire ! Pauvre jeune homme ! Toujours si poli ! On ne le voyait pas souvent, surtout après la mort de ses pauvre parents qui étaient bien les voisins les plus paisibles et les plus obligeants qui soient. Nous en parlons souvent, Herr Acker et moi. Herr Acker est mon mari et il ne faut pas lui en vouloir s’il se montre parfois un peu grincheux. Ce sont ses rhumatismes, vous savez et avec ce temps…
Le discours risquait de durer, Nicolas y mit fin sans trop de douceur :
- Pardon, madame mais si nous compatissons aux douleurs de monsieur votre époux, c’est de Michel Hildebrandt que nous sommes en peine. Que lui est-il arrivé, s’il vous plaît ?
- Il est mort, mon pauvre monsieur…
- Mort ? lâchèrent simultanément Aurore et Asfeld. Mais comment ?
- Oh, bien vilainement ! Il ne méritait pas ça mais vous savez…
Refrénant difficilement l’envie de prendre cette femme aux épaules pour la secouer comme un prunier, Aurore s’écria :
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