Et voilà notre héros à la poursuite d'un chebec turc chargé de prisonniers à l'abordage duquel il se lança tout seul et bon premier, sans attendre les ordres, en se balançant l'épée entre les dents à un filin qui le déposa sur le pont. Là, il fit un tel carnage que l'ennemi épouvanté choisit la solution de se faire sauter. Charles-Jean sauta de concert et fut projeté dans les airs comme un boulet de canon mais, grâce à sa lourde cuirasse, il décrivit une gracieuse parabole avant de disparaître dans les flots bleus à bonne distance du lieu du combat… On le croyait mort et l'on s'apprêtait à lui rendre les honneurs funèbres quand on le vit reparaître : un pêcheur l’avait récupéré et le ramenait, mais l’île entière cria au miracle et le Grand Maître, Raphaël Cotoner, laissant de côté les règles de l’Ordre, arma chevalier ce parpaillot si évidemment béni de Dieu. Une faveur qui demeurerait unique dans l’histoire de Malte !

Celle-ci entretenant d’excellentes relations avec la Sérénissime République, Charles-Jean se retrouva un beau jour à Venise au moment du Carnaval. C’est là que l’amour l’attendait sous le masque d'une ravissante Anglaise, épouse d’ambassadeur : la comtesse de Southampton. Ce fut la passion, si ardente même que Charles-Jean enleva sa belle avant de prendre le chemin de Paris. Naturellement, il ne pouvait être question d'étaler au grand jour l’aventure amoureuse d’un chevalier de Malte avec une lady, fût-elle duchesse. La belle endossa des habits masculins particulièrement seyants à une époque où dentelles et satins n’étaient pas l’apanage des dames. La silhouette fine de la jeune femme s’y prêtait d’ailleurs et le couple reçut à la Cour le meilleur accueil. Jusqu’à ce que Charles-Jean, invité à une chasse royale à Chambord, fût rattrapé dans la forêt par un serviteur venu lui annoncer que son page - le plus joli qu’on ait jamais vu à la cour de France selon la Palatine ! - était en train d’accoucher. Drame, scandale, séparation, rapatriement de la fugitive que l’on enferma à vie dans un couvent avec sa petite fille. Ni l’une ni l’autre n’en sortirent…

Cependant, le malencontreux amant avait pris lui aussi le chemin de l’Angleterre, dans l’espoir peut-être de réussir à retrouver sa maîtresse. Cela lui valut plusieurs duels avec la famille, dont il sortit indemne, et l’offre, par le roi Jacques II, d’un régiment pour aller combattre en Afrique du Nord où les Maures assiégeaient Tanger, tenue tant bien que mal par les Anglais. Notre héros fonça flamberge au vent, délivra la ville et reçut, en récompense, la propriété d’un régiment avec lequel, n’ayant plus rien à faire au Maroc, il s’en alla rejoindre, sous la bannière au lion de Venise, l’oncle « Conismarco » en Morée où la peste le faucha en 1686. Il venait d’avoir vingt-six ans…

Aurore n’oublierait jamais ce jour triste et gris où le lourd cercueil, porté par les soldats depuis la rivière où une barge l’avait amené et suivi des gens de la ville, était apparu dans la cour d’honneur et, au pas rythmé des hommes, avait été porté dans la chapelle tandis que battaient les tambours voilés de crêpe. Philippe était venu de Dresde où, depuis l’enfance, il avait été attaché à la personne du prince héritier de Saxe, Frédéric-Auguste, comme page et compagnon de jeux puis comme meilleur ami et compagnon de débauche.

Dès la prime adolescence, le jeune Frédéric-Auguste avait fait preuve d’un penchant nettement au-dessus de la moyenne pour les jolies filles et, de son côté, Philippe, de cinq ans son aîné, ne connaissait guère de cruelles. Le même goût pour les armes et les exercices violents les unissait aussi. A douze ans, le jeune géant qu’était le prince pliait une barre de fer entre ses mains et une pièce de monnaie entre ses doigts. Moins musclé physiquement, Philippe se rattrapait à cheval - c'était un vrai centaure ! - et, l’épée à la main, n’avait pas encore rencontré son vainqueur.

Si elle pensait aux funérailles de son frère aîné, c’était pourtant l’image de Philippe qui s'imposait à Aurore. En dépit de sa vêture de deuil, il lui était apparu plus beau que jamais. Plus sombre aussi, et son cœur s’était serré parce que la mort de Charles-Jean ne suffisait pas à expliquer l’aura de douleur qui émanait de lui. Il était attaché à son frère sans doute, mais c’était le sort des hommes de guerre de mourir au combat et de mourir jeunes. Etait-il à ce point sensible au fait que le défunt eût péri de l’immonde peste et non sous la lame étincelante d’un yatagan turc ? Ou alors…

Les honneurs rendus et le banquet funèbre achevé, elle l’avait entraîné au jardin dans le petit belvédère au-dessus de la rivière où ils aimaient jouer quand ils étaient enfants, et là, elle l’avait interrogé :

- Nous pleurons tous mais ton chagrin semble venir de plus loin.

- Que veux-tu dire ?

- Que tu sembles encore plus malheureux qu’à ton retour de Celle, il y a quatre ans, que l’on ne t’a pas vu depuis ; que tu avais alors l’air de porter sur tes épaules toute la douleur du monde et qu’enfin tu ne sembles pas aller mieux… Au contraire ! Est-ce un nouveau chagrin d’amour, en dépit de ce que l’on rapporte de tes succès auprès des belles Saxonnes ?

Haussant ses larges épaules, Philippe tourna carrément le dos à sa sœur mais elle le connaissait trop pour se laisser prendre à une dérobade qu'elle jugea enfantine :

- Cela signifie que tu… l’aimes toujours ? chuchota-t-elle sans oser prononcer de nom.

Brusquement, Philippe se retourna, dardant sur elle la flamme bleue de son regard furieux. C’était bien dans la manière qu'il partageait avec tous le mâles Koenigsmark passés et présents, de réagir par la colère quand ils se sentaient découverts :

- Oui, figure-toi ! Je l’aime toujours en dépit des autres qui ne sont rien auprès d’elle. Des corps ! Uniquement des corps auxquels je demande un peu d’apaisement à ma passion sans jamais réussir à effacer son image… Et j’en deviens fou parce qu’à présent je sais qu’elle est malheureuse !

Et sans vouloir s’expliquer davantage Philippe avait pris sa course à travers le jardin, laissant Aurore à ses réflexions…

« Elle » ! Autrement dit Sophie-Dorothée de Celle dont Philippe, un moment, avait espéré faire sa fiancée !

En ce temps-là - cinq ans plus tôt ! - le jeune Koenigsmark alors âgé de seize ans s’était rendu à Celle sur le conseil de l’Electeur de Saxe afin d’y tenter sa chance en vue d’un mariage qui lui permettrait d’accéder à la souveraineté de l’un des Etats dont se composait l’Allemagne à cette époque.

Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, tenait sa cour dans cette ville charmante et n’avait qu’une fille. Bâtarde d’ailleurs mais reconnue et même légitimée depuis qu’il avait décidé d'épouser sa mère, une ravissante huguenote française, Eléonore d’Olbreuse, qu’il avait connue à Breda, en Hollande, où se réfugiaient nombre de protestants français. Dont le marquis d'Olbreuse et ses enfants. Ils y avaient été accueillis par la princesse de Tarente auprès de qui Eléonore était devenue fille d’honneur tandis que son père s’engageait dans l’armée du prince d’Orange. D’abord mariée morganatiquement, Eléonore avait fini par devenir bel et bien duchesse de Celle, faisant ainsi de sa fille l’une des plus riches héritières d’Allemagne. La loi salique, en effet, n’existait pas outre-Rhin. Celui qui l’épouserait partagerait avec elle la souveraineté du duché…

En espérant devenir celui-là, le jeune comte de Koenigsmark ne faisait pas preuve d’outrecuidance. Il était de bonne race, auréolé en outre par la gloire recueillie par les siens et leur fortune, il était un prétendant des plus sortables. Très vite, la réalisation de ce projet devint le plus cher de ses désirs parce que, au premier regard, il était tombé amoureux de Sophie-Dorothée. Il sut qu’aucune autre jamais ne l’effacerait, qu'elle était unique et que s’il ne l’obtenait pas, c’en serait fait pour lui de tout espoir de bonheur.

De son côté, la jeune fille fut victime du même coup de foudre : si fier, si beau, si insolent, il incarna aussitôt ses rêves les plus romantiques. Elle le jugea inoubliable et sut qu’il n’y aurait pas de bonheur possible pour elle si elle ne l’épousait pas.

Les premiers jours de Philippe à Celle furent un enchantement : le duc Georges-Guillaume et surtout la duchesse Eléonore réservèrent un accueil flatteur au neveu de « Conismarco » dont les exploits retentissaient dans l’Europe entière et que l’on disait fabuleusement riche. Ce qui avait son prix aux yeux de Georges-Guillaume, quelque peu porté sur l’avarice. Très vite on parla mariage pour la plus grande félicité des amoureux, mais… il n’est pas rare qu’il y ait un « mais » dans une histoire trop idyllique.

Ce « mais » prit la forme revêche du comte Bernstorff, premier ministre de Celle, qui ne voulait pas de cette union et ne perdit pas une minute pour lui opposer la politique, ce monstre capable de broyer les rêves et les vies. Celle de Bernstorff se présenta sous l’aspect d’une affaire de famille.

Le duc de Celle avait un frère cadet, ancien évêque luthérien devenu duc de Hanovre et qui par un mariage intéressant avait obtenu de l’empereur le titre d’Electeur. Il avait, en effet, épousé une petite-fille du défunt roi d’Angleterre Jacques Ier, ce qui lui permettait de prendre rang dans la succession à ce trône prestigieux. En outre, tant que Sophie-Dorothée n’avait pas été légitimée, il était l’héritier tout naturel de son aîné. Aussi, après la reconnaissance officielle de la jeune fille, n’eut-il qu’une idée : obtenir sa main pour son fils Georges. L’affaire Koenigsmark détruisait ce beau plan. Conclusion : il fallait éliminer Koenigsmark. Bernstorff, entièrement acquis au Hanovrien, y employa son génie malfaisant : connaissant bien son maître, il fit établir un état de la fortune exacte des Koenigsmark et découvrit avec délectation qu’elle n'était plus ce qu'elle avait été. Et de loin ! Victoire complète ! Restait la seconde partie du projet : se débarrasser d’un prétendant devenu encombrant. En douceur si possible afin de ne pas incommoder les puissants princes de Saxe, ni Venise, ni la France, que les Koenigsmark avaient servis avec honneur. Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, et son acolyte usèrent alors d’un moyen infâme : les jeunes gens reçurent l’un de l’autre, et au même moment, une de ces lettres de rupture suffisamment cruelles pour être inexpiables. Et toutes deux l’œuvre d’un faussaire talentueux. Le résultat fut ce que l’on espérait : trop fier pour s’abaisser à demander une explication, Philippe sauta à cheval et regagna Dresde au plus vite cependant que, blessée au fond de l’âme, Sophie-Dorothée tombait malade, victime d’une fièvre cérébrale qui la mit un instant aux portes du tombeau. Les soins de sa mère, qui n'avait rien compris parce que l’on s'était prudemment gardé de la mettre dans la confidence, l’en tirèrent de justesse, mais ensuite, la duchesse Eléonore, qui croyait de bonne foi à la perfidie de Philippe et souhaitait que sa fille l’oublie, apporta son aide à son mari pour convaincre la pauvre petite à peine convalescente de se laisser marier. Quelques semaines plus tard, elle épousait Georges de Hanovre, son cousin germain…

Quand les sœurs de Philippe quittèrent le temple familial, Amélie, les yeux secs, marchait d’un pas assuré, les mains nouées sur son giron, humant l’air plus frais du soir tombant. Aurore, elle, marchait comme une somnambule, le visage noyé de larmes incessantes qu'elle essuyait de temps a autre d’un geste machinal. Cela finit par agacer son aînée qui vint la prendre par le bras :

- Pourquoi pleurer autant ? La prière ne t'a donc pas réconfortée ?

- Je n'ai pas pu prier : j'ai trop de craintes. Pendant tout ce temps, je revoyais ce jour affreux où nous est revenu le corps de Charles-Jean et je me demandais si on nous rendrait celui de Philippe.

- Pourquoi veux-tu absolument qu'il soit mort ? Je reconnais que le billet de Hildebrandt est inquiétant parce qu'il est lui-même inquiet, mais d'autres hypothèses peuvent être envisagées. Notre frère a peut-être eu un accident ? Fait une chute de cheval quelque part dans la campagne… ou alors on l'a emprisonné, que sais-je ? Au contraire de toi j'ai prié et j'en ai retiré une sorte de confiance…

Laissant enfin sécher ses larmes, Aurore regarda sa sœur avec stupeur :

- Confiance ? En quoi mon Dieu ? Cette cour de Hanovre est un cloaque gouverné par des barbares et des harpies !

- C'est pourquoi il n'aurait jamais dû y accepter un commandement après l'humiliant naufrage de son mariage à Celle !

- Accepter ? Allons, Amélie ne te fais pas plus naïve que tu n'es ! Tu sais, comme je sais, comme nous savons tous que cette charge de colonel des hussards de Hanovre c’est, sur sa demande, la Saxe qui la lui a fait offrir.