- Mais enfin comment est-il mort ? Dites-le, par tous les diables !

Son dernier mot lui valut un regard horrifié et la femme se signa précipitamment :

- Il a été assassiné !… Là, devant sa porte ! On l’a trouvé hier matin dans la neige, un grand couteau planté dans le dos, juste en travers du seuil. Même que son corps empêchait de fermer la porte… Vous vous sentez mal, jeune homme ? ajouta-t-elle à l’intention d’Aurore. Les jambes fauchées par ce nouveau coup du sort, elle s’était assise sur le montoir à chevaux.

En dépit du froid, la petite scène que jouaient depuis un instant les trois personnages avait éveillé les curiosités. Des gens, rapidement couverts de ce qui leur était tombé sous la main, s’approchaient, mais quelqu’un fut plus rapide qu’eux : le pasteur de l’église voisine. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre ce qui venait d’arriver et il opposa aussitôt sa haute silhouette aux curieux :

- Je vous en conjure, mes frères ! Rentrez chez vous ! Si ces jeunes gens sont de la famille du mort, il ne faut pas que votre indiscrétion ajoute à leur chagrin. Je vais m’en occuper. Quant à vous, allez prier ! Cela sera meilleur pour tout le monde !

Sa voix profonde comme un bourdon de cathédrale, le feu impérieux de ses yeux lui conféraient sans doute une grande influence. Le flot s’arrêta net puis reflua lentement. A regret visiblement, mais il reflua. Telle une meute à l’ordre d’un piqueur. Celui-ci se tourna vers les deux étrangers :

- Je suis le pasteur Cramer, dit-il. Seriez-vous de la famille ? Il me semblait pourtant que le malheureux n’en avait plus.

- Seulement des amis, répondit Asfeld pour laisser à Aurore le temps de se remettre. Nous venons de Hambourg et nous ne sommes que de passage dans cette ville, mon jeune cousin et moi, et l’idée nous est venue de saluer Herr Hildebrandt avec qui nous avons lié connaissance au cours d’un de ses séjours à l’hôtel Wrangel. Or nous tombons sur cette catastrophe à laquelle nous ne comprenons rien et qui nous atterre.

- Comment vous appelez-vous ?

- Je suis Nicolas Asfeld et voici Hugo Mellendorf, répondit-il, avalant volontairement les particules. Auriez-vous la bonté, Monsieur le pasteur, de nous dire pour quelle raison on a tué ce malheureux Michel et aussi ce que l’on a fait de son cadavre ? Les gens de M. le bourgmestre s’en sont chargés je pense…

- Non. C’est moi. Il est dans la crypte de l’église et en souvenir de ses parents qui étaient les meilleurs gens du monde, je compte m’occuper de ses funérailles…

- Mais enfin, coupa Aurore, n’y aura-t-il pas enquête de la police ducale ? Il faut savoir qui l’a tué…

- Le palais a déclaré qu’il laissait ce soin à la police urbaine…

- Ce qui signifie que l’assassin peut dormir tranquille, fit la jeune fille avec une colère dont elle ne fut pas maîtresse… Oh, c’est indigne, indigne ! Ce garçon a-t-il cessé d’être sujet de l’Electeur parce que…

La main de Nicolas lui serra discrètement le bras pour lui faire comprendre qu'elle en disait trop et en même temps il demandait :

- Pouvons-nous le voir afin de nous recueillir ?

- Bien sûr ! Suivez-moi !

Laissant la femme Acker assez perplexe rejoindre des commères que son intervention avait tenues à l'écart mais qui étaient toujours présentes, le pasteur dirigea les deux jeunes gens vers l’église dont, en sortant, il avait pris soin de fermer la porte. Rien dans son visage ne permettait de deviner ce qu’il pensait, mais quand il les eut fait entrer sous la voûte gothique où il faisait plus froid encore qu’à l’extérieur, il referma à deux tours de clé avant de les guider vers l’étroit escalier descendant à droite de l’autel. L’église était sombre mais la crypte l’était davantage en dépit des deux bougies allumées de part et d’autre d’un cercueil en bois rustique posé sur des tréteaux. Un cercueil dans lequel reposait Michel Hildebrandt, les mains croisées sur sa poitrine.

A cette vue, Aurore tenta de retenir un sanglot mais la main de Cramer se posa sur son épaule tandis qu’il murmurait :

- Ne craignez pas de donner libre cours à votre chagrin, Mademoiselle de Koenigsmark ! Vous êtes ici dans la maison de Dieu mais aussi d’un ami…

CHAPITRE VI

ÉTRANGE INCOGNITO !

Trop choquée par ce qu'elle voyait, Aurore ne s’étonna même pas d’avoir été reconnue. Un prie-Dieu était disposé devant le jeune mort. Elle s’y laissa tomber plus qu’elle ne s’agenouilla et, le visage enfoui dans ses mains, essaya de prier. C’était déjà difficile de mettre deux idées sensées bout à bout, alors trouver les mots capables d’attirer sur elle la clémence du Ciel ! En plein désarroi, elle ne savait que répéter :

- Pourquoi, mon Dieu ! Mais pourquoi ?…

Tout en versant des larmes abondantes, elle osait à peine regarder ce visage à jamais immobile, hier encore plein de vie et de projets. Elle revoyait le sourire qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle souhaitait le garder auprès d’elle, et c’était un crève-cœur de plus parce qu’il ne faisait aucun doute que ce pauvre garçon était mort pour elle…

Elle aurait pu rester là des heures si la main du pasteur ne s’était posée sur son épaule :

- Venez ! Vous avez besoin de réconfort et aussi de parler. Allons chez moi !

Elle accepta d’un hochement de tête et se releva :

- Quand comptez-vous l’enterrer ?

- Demain auprès de ses parents. Ce soir au prône j’inviterai les fidèles à venir prier pour lui.

- Nous y serons aussi.

- Sûrement pas ! J’espère même que vous allez quitter cette ville au plus vite…

Sans lui répondre, Aurore fit le tour des candélabres et, se penchant sur le corps, posa un instant ses lèvres sur le front du jeune homme pour un dernier adieu. Il lui sembla alors qu’une ombre de sourire passait sur ce visage auquel la mort avait apporté une sérénité qu’elle ne lui avait jamais connue. Puis, sans attendre les autres, elle remonta l’escalier.

La maison du pasteur Cramer, voisine de l’église, n’offrait aucun signe particulier. Austère et peu meublée, comme il convenait à un ministre célibataire, elle était d’une propreté irréprochable par les soins d’une gouvernante déjà âgée dont la vêture réussissait à être encore plus sévère que celle d’une religieuse catholique : rien que du noir avec juste un mince liséré blanc autour de la coiffe et du col remontant jusqu’au menton. Sans demander l’avis du pasteur, elle ouvrit, devant les étrangers, un petit parloir éclairé par une seule fenêtre faisant face à une grande croix de bois où trois bancs et une demi-douzaine d’escabeaux composaient tout le mobilier. Aurore choisit l’un de ceux-ci cependant que les deux hommes restaient debout, et la jeune fille ne put s’empêcher de se demander à quelle sorte de réconfort Cramer avait fait allusion : il n’y avait même pas de feu dans la cheminée !

Il dut deviner ce qu’elle pensait car, avant que la femme n’eût refermé la porte, il lui proposa un peu de lait chaud. Qu’elle refusa. Elle avait hâte à présent de retourner chez Stohlen. Aussi questionna-t-elle : pourquoi son hôte semblait-il si pressé de les voir quitter la ville ?

- Simplement parce que vous êtes en danger, fit-il avec un haussement d’épaules. Comme tout ce qui touche ou a touché de près comme de loin à votre frère. Michel Hildebrandt vient de vous en apporter la preuve tragique. Après avoir déménagé la demeure du comte, il n’aurait jamais dû revenir.

- Je ne vois pas pourquoi. Il était du pays, il y possédait un peu de bien et c’était grâce à ses compétences, à son honnêteté et à la sympathie qu’il inspirait que mon frère l’avait engagé en tant que secrétaire. Celui-ci ayant… disparu, il était normal qu’ayant accompli son devoir envers nous, il revienne à son foyer.

- Vous devriez m’accorder autant de confiance que Michel m’en gardait. Je n’ignorais pas qu’il souhaitait quitter définitivement Hanovre pour s’attacher à votre maison. Il n’était là que pour essayer d’en apprendre davantage sur l’absence d’un maître qu’il refusait de croire définitive…

- Comme moi-même, Monsieur le pasteur.

- Je ne peux pas vous le reprocher… encore que je craigne fort que vous n’entreteniez une illusion. Chacun ici est persuadé qu’il ne reviendra plus…

- Que c’est commode ! Cela a permis la hâte indécente avec laquelle on a mis à sac sa maison avant de la vendre avec ses chevaux et je n’arrive pas à comprendre par quel tour de force Michel Hildebrandt a réussi à sauver ses effets personnels.

- Les créanciers ayant été payés, il était difficile de le lui interdire. D’autant qu’il l’a fait au grand jour, au vu et au su de tous, afin d’apporter quelque adoucissement à une famille en deuil…

La patience d’Aurore allait s’amenuisant. Elle n’était pas venue discourir sur les probabilités du sort de Philippe :

- Puisque tout le monde, et vous le premier, êtes persuadé de la fin tragique de mon frère, vous devez bien étayer cette conviction sur une base solide ?

- Comment l’entendez-vous ?

- Oh, c’est élémentaire. Il est mort dites-vous ? Ce qui veut donc dire qu’on l’a tué. Alors moi je veux savoir qui ? Vous devez bien avoir une idée là-dessus ?.. Et ne me parlez pas du comte de Lippe ? Ce n’était qu’un leurre. Alors qui ?

Le maigre visage strictement rasé se contracta un instant comme sous l’empire d’une douleur :

- En vérité, je n’ai aucune certitude. Rien que des doutes. D’ailleurs confirmés par la mort de Hildebrandt… Je suis persuadé que son assassin est le même que celui du comte Philippe.

- Son assassin ? Il en aurait fallu plus d’un pour ôter la vie à mon frère.

- Vous avez peut-être raison, si l’on considère qu’après la mort de ce pauvre garçon, sa maison a été pillée comme la vôtre. La méthode était la même, la main devait l’être aussi.

- Mais enfin, personne n’a rien vu ? lança Nicolas qui, à son tour, perdait patience.

- Peut-être, mais l’on se taira et si j’avais une certitude je la garderais pour moi. D’abord parce que mon ministère interdit la dénonciation…

- Vous préférez laisser courir les meurtriers ? ironisa Aurore avec amertume.

- Non, mais la disparition du comte Philippe est devenue un secret d’Etat. Par conséquent mortel. N’oubliez pas que la Saxe demande des comptes. Et tout ce qui peut rappeler son souvenir sur cette terre de Hanovre doit disparaître. C’est pourquoi je vous supplie de repartir sur-le-champ…

- Avec le respect que je vous dois, Monsieur le pasteur, laissez-moi vous dire que chacun est libre de sa destinée donc de risquer sa vie…

- La vôtre, oui. Pas celle des autres ! Je dois vous préciser que même l’aubergiste chez qui vous devez loger est en danger si quelqu’un vous reconnaît. Et je vous ai reconnue, comtesse Aurore ! Alors partez !… Je parle, croyez-le, dans l’intérêt des gens de ce pays autant que du vôtre !

- Je ne cherche pas mon intérêt, pasteur Cramer, mais la vérité. Puisque vous vous êtes annoncé, dès l’abord, comme un ami, prouvez-le !

- Mais je le prouve en vous implorant de vous en aller sans chercher plus avant : il n’y a déjà que trop de sang versé… sans compter les morts vivants.

- A qui faites-vous allusion ?

- A celle que l’on a affublée de ce titre dérisoire de duchesse d’Ahlden… et à Eléonore de Knesebeck qui ne reverra sans doute plus la couleur du ciel. Ces deux-là, j’en suis convaincu, savent la vérité… mais je ne vois pas comment vous pourriez la leur demander.

Aurore ne sut que répondre. Son regard bleu essayait de percer le secret de ce visage à ce point immobile que ce devait être le résultat d’un long entraînement. Il savait quelque chose… et peut-être encore plus qu’elle ne l’imaginait. Le sort de Sophie-Dorothée et celui de sa suivante n’étaient connus que depuis bien peu de temps. Or il semblait n’en rien ignorer… Pour s’en assurer, elle demanda comme par inadvertance :

- Pauvre Eléonore ! Je ne connais pas les prisons du Leineschloss mais en pleine ville, une aide pourrait lui venir…

- Elle n’y est pas. C’est dans une forteresse du Harz qu’elle a été transportée. Il faut prier pour elle !

Il était tombé dans le piège. Comment ce pasteur de quartier pouvait-il être au courant des décisions d’un tribunal secret qui n’avait siégé que quatre jours plus tôt ?… A moins qu’il n’en ait fait partie ? Mais il serait inutile de le lui faire remarquer. Elle se contenta de lui offrir un faible sourire en quittant son tabouret :

- Eh bien, il me reste à vous remercier, Monsieur le pasteur. A la fois de votre accueil et des soins que vous prenez de la dépouille mortelle d’un ami cher. Soins auxquels vous me permettrez de participer, ajouta-t-elle en tirant de sa bourse une pièce d’or… qu’il refusa :