- Vous n’êtes pas dans une église catholique où l’on fait payer les prières et un apparat hors de saison, fit-il avec un mépris qui empourpra les joues de la jeune fille :

- Vous auriez pu accepter… ne serait-ce que pour secourir des pauvres gens en son nom ? Ou, cette église, qui est la mienne, se contente-t-elle de leur offrir des prières pour apaiser leurs maux ? Quoi qu’il en soit, je vous salue, Monsieur le pasteur.

- Vous allez suivre mon conseil et rentrer chez vous ?

- Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre…

- C’est la sagesse. Que Dieu vous accompagne !

En se retrouvant dans la rue, Aurore et son compagnon marchèrent pendant un moment sans parler. Ce fut seulement quand on franchit le pont sur la Leine qu’Asfeld émit comme s’il se parlait à lui-même :

- Je commence à me demander s’il n’y a pas un espion dissimulé derrière chaque coin de rue ?

- Pourquoi dites-vous cela ?

- J’explique. Vous êtes ici sous un faux nom, sous des habits de garçon et une apparence qui est loin d’être la vôtre. Si je vous rencontrais quelque part, telle que vous voilà, je ne pense pas que je vous reconnaîtrais. Or, où que vous alliez, il y a quelqu’un qui n’hésite pas à vous appeler Mlle de Koenigsmark. Passe encore pour Hilda Stohlen qui était plus ou moins éprise de votre frère, qui connaît parfaitement la Cour et vous a vue lors de votre séjour à Hanovre. Mais ce ministre d’une église écartée du centre de la ville ? Vous l’aviez déjà rencontré ?

- Non, j’en suis sûre ! Il a une physionomie, une allure que l’on n’oublie pas et, croyez-le, je possède une excellente mémoire, en particulier des visages. Or, il s’est déclaré mon ami. Un ami qui sait des choses et qui refuse dans mon intérêt, comme il se doit, de les partager avec moi…

- Il a tout de même dit que Mlle de Knesebeck a été envoyée dans le Harz, que la princesse Sophie-Dorothée « règne » désormais sur un désert. D’où sort-il ces informations ? Je n’ai vu aucune proclamation placardée sur les murs et il n’est pas d’usage que l’Electeur de Hanovre fasse appel aux services d’un crieur public. Alors ?

- Alors, le mystère reste entier et j’y inclus la mort de Michel Hildebrandt. Il est revenu ici depuis plusieurs semaines, n’a pas répondu à mes lettres, et il est assassiné le jour de notre arrivée… Qu’est-ce que ça signifie ?

- J’aimerais le savoir. L’hypothèse la plus vraisemblable est que vous êtes constamment surveillée. Peut-être même depuis Hambourg.

- Ce qui supposerait une sorte de réseau plutôt coûteux. Et aux ordres de qui ? Dans l’état actuel des choses nous n’avons nul moyen de le savoir encore que je pencherais volontiers pour Ernest-Auguste et ses Platen, mari et femme. Ceux-là ont les moyens alors que nous n’en avons guère. Que conseillez-vous ?

- D’aller raconter ce que nous venons d’apprendre à Son Altesse la duchesse de Celle… et de ne pas nous éterniser dans ce lieu où l’on dirait bien qu’il pourrait pleuvoir des poignards. Et je n’ai qu’un seul dos à mettre entre eux et vous !… Auriez-vous envie d’acheter des tissus ?

Aurore venait, en effet, de s’arrêter devant la boutique d’un drapier, mais c’était pour dévisager son « garde du corps » avec un œil neuf. Elle l’avait pris jusque-là pour un benêt, regrettablement amoureux d’elle sans doute et doté d’un grand courage, mais incapable d’aligner bout à bout trois idées intelligentes. Et voilà qu’elle se surprenait à causer avec lui comme avec un ami dont les avis méritaient au moins l’examen et qui, en outre, n’était pas dépourvu d’humour. En vérité c’était à n’y pas croire.

- Aurais-je dit une stupidité ? s’inquiéta-t-il.

Elle eut un petit rire moqueur :

- Absolument pas ! Je viens seulement de comprendre que je vous avais mal jugé. C’est donc moi qui suis stupide : vous êtes quelqu’un de bien en réalité… et j’ai l’impression que nous allons être amis !

- Je… oh, merci !

Il devint soudain rouge vif et, sous ce regard amusé qui le détaillait, il se remettait à bredouiller. Aurore, alors, glissa son bras sous le sien pour reprendre le chemin comme feraient deux camarades :

- Pour en revenir à notre problème : nous allons suivre l’avis du pasteur Cramer et prendre la route du retour. Quitte à tenter plus tard une autre expérience !

- Et si vous me laissiez la tenter seul, cette autre expérience ? Depuis que nous avons quitté l’église et chaque fois que quelqu’un vous regarde je m’attends à le voir se précipiter sur vous en vous appelant…

- Ça suffit ! Ne vous en chargez pas vous-même ! Mais, dites-moi, il ne vous paraît pas que cette ville est en train de s’agiter ?

Il était incontestable que, depuis leur sortie de Sankt Klemens, la respiration de Hanovre avait pris un rythme croissant à mesure que l’on avançait vers le centre… Des formations militaires allaient prendre position à droite ou à gauche sous le commandement d’un officier ; on se hâtait de décorer les maisons des artères principales au moyen de bannières corporatives ou de tapisseries pendues aux fenêtres. Au marché, les ménagères avaient cessé de flâner cependant que des groupes d’hommes se réunissaient, souvent la pipe à la bouche, pour débattre entre eux d’un sujet apparemment passionnant.

- On dirait qu’ils attendent quelque chose ? remarqua Nicolas. Un hôte qui vient seulement de s’annoncer peut-être car cela sent l’urgence…

Aurore voulait interroger l’un des discoureurs mais Nicolas s’y opposa :

- Je suis persuadé que les Stohlen sont au courant…

Il avait raison. Lorsqu’ils arrivèrent au théâtre, ils trouvèrent Peter Stohlen dans le vestibule en conversation animée avec le chambellan du palais, personnage fort déplaisant dont Aurore gardait un souvenir exécrable à cause de sa déplorable manie, lors des bals à la Cour, de lancer des fruits confits dans le décolleté des plus jolies femmes pour avoir le plaisir d’aller les y rechercher. Cette fine plaisanterie faisait beaucoup rire l’Electeur Ernest-Auguste auquel, bien sûr, il offrait le privilège d’officier en personne. Aurore y avait eu droit et lui en gardait rancune. Aussi choisit-elle de s’abriter derrière son compagnon pour traverser ledit vestibule. D’ailleurs l’entretien s’achevait. Si l’on pouvait appeler ainsi la série d’ordres péremptoires déversée sur la tête du malheureux Stohlen, au bord des larmes, dont la partie, en ce duo, consistait à émettre de timides objections que l’autre n’écoutait même pas.

Finalement, le haut personnage abandonna sa victime et sortit en lui lançant une dernière flèche du Parthe :

- Faites en sorte que ce soit prêt à l’heure dite ! Et s’il vous manque des danseuses, allez en chercher dans les bordels. Les filles sont souvent affriolantes et seront ravies de se montrer à la Cour…

Quand il fut parti, Stohlen trouva juste la force de s’asseoir sur les marches menant à la salle et de tirer son mouchoir pour éponger son front trempé de sueur en dépit de la température glaciale.

- Que vous arrive-t-il ? demanda Nicolas. Vous avez l’air accablé.

L’autre leva sur lui des yeux noyés :

- Il y a de quoi. L’Electeur de Hesse-Cassel, notre voisin, se rend à Hambourg et il a envoyé ce matin un coureur demander à notre prince l’hospitalité pour la nuit… en toute simplicité ! Mais on sait ce que ça veut dire ! S’il n’est pas reçu avec tous les honneurs dus à son rang, il trouvera le moyen de se fâcher et comme il cousine avec Son Altesse l’Electrice… Vous avez dû remarquer que la ville s’affaire déjà à se parer en dépit du temps qu’il fait.

- Je ne comprends pas, remarqua Aurore. Un cousin fait partie de la famille, il me semble ? Or, avec ce qui vient de se passer ici, il devrait comprendre que ce n’est guère le moment de danser, de festoyer et de tirer des feux d’artifice ?

- Mais il ne s’est rien passé, mon jeune monsieur, intervint Hilda qui vint s’asseoir auprès de son époux en serrant un châle de laine autour de ses épaules. Rien ! Sinon quelque chose de très heureux pour l’Electrice Sophie ainsi que pour Mme de Platen. Le prince héritier vient de se séparer… en parfait accord, d’une épouse que la première a toujours traitée comme une fille de peu, et dont la seconde était férocement jalouse. Il convient donc, au contraire, de festoyer joyeusement avec le premier cousin venu afin qu’il puisse proclamer partout la félicité qui règne chez nous, conclut-elle avec amertume. Et nous, il nous faut participer de notre mieux à ces réjouissances…

- Tu ne devrais pas parler de la sorte, Hilda ! En attendant, je ne sais pas ce que nous allons faire. On m’ordonne de représenter pendant le festin dans la salle d’honneur le ballet Les Plaisirs d’Alexandre que nous avions donné avec la troupe venue d’Heidelberg. Quant à ce dont nous disposons, la moitié est au lit avec la gorge prise. Je ne suis pas Dieu, moi, et je ne peux pas changer en cinq minutes des moribonds en guillerets batteurs d’entrechats…

Dieu dut le prendre en pitié car, l’instant suivant, le chambellan Rögen se matérialisait de nouveau, mais cette fois accompagné du secrétaire de l’Electrice. Les yeux pleins d’angoisse, les deux époux s’étaient relevés pour les saluer, s’attendant au pire. Or, il n’en fut rien :

- Il y a contrordre, annonça l’intendant. Son Altesse s’oppose à ce que l’on joue ce qu’elle appelle « une farce ridicule », et dit que l’hôte apprécie surtout la musique et, en particulier les chanteurs mâles. Un concert pendant le souper serait indiqué. A la suite de quoi l’on danserait. Grâce au Ciel, si nous n’avons pas de troupe théâtrale à demeure - ce à quoi il faudrait porter remède ! - les musiciens de la Cour sont fort convenables. Ils feront danser après le repas et peuvent accompagner un chanteur digne de ce nom. Votre rôle, Stohlen, se borne donc à nous en trouver un. Un bon, évidemment. Agréable à regarder s’il vous plaît. Le duc est difficile !

La petite flamme de retour à la vie qui s’était rallumée dans les yeux du pauvre Peter s’éteignit comme une chandelle sous un verre. Il essaya une échappatoire :

- Pourquoi « un » chanteur et pas un chœur ? Celui de la cathédrale est excellent !

- Sans doute, sans doute, mais il ne s’agit pas de faire entendre des chants religieux. Pendant un banquet ce serait choquant ! Comprenez-moi : il nous faut un jeune homme, bien fait, avec une belle voix, connaissant les opéras italiens que le duc adore. Orphée de Monteverdi, par exemple, ou La Pomme d’or de Cesti, ou encore les œuvres de ce Lulli qui fait les délices de la cour de France !

- Mais où voulez-vous que je trouve cet oiseau rare ? Nous avons quelques interprètes de chansons traditionnelles mais aucun n’est capable de chanter un opéra !

- Cherchez, mon ami, cherchez ! Après tout c’est votre rôle !

Et les deux hommes repartirent, satisfaits d’avoir rempli leur mission. Si la soirée était un four, ce ne serait pas leur faute. Le vestibule du théâtre retomba dans le silence des grandes tragédies. Au point qu’Aurore n’osait même pas annoncer son départ : elle avait l’impression d’abandonner un bateau en train de prendre l’eau. Elle échangea un coup d’œil avec Nicolas mais celui qu’il lui renvoya pétillait et soudain, elle entendit :

- Si vous avez dans vos tiroirs les partitions de l'Orphée ou de la Pomme, je peux peut-être vous aider.

- Vous ? s’étrangla Stohlen.

- Pourquoi non ?

Et, à la stupeur générale, il entonna a capella le grand air d’Orphée. Il possédait une voix à la fois puissante, souple et un peu basse, qui sidéra Aurore mais ramena à la vie le pauvre directeur du théâtre ducal.

- Nous sommes sauvés ! s’exclama-t-il dès la fin de la seconde strophe. Sauvés ! Mon cher Monsieur, je ne vous remercierai jamais assez ! Vous chanterez au palais ce soir !

- Oui, mais à une condition : je veux chanter masqué au cas où quelqu’un me reconnaîtrait. En outre, avec ces cicatrices, ma figure n’a rien de séduisant…

- L’idée est bonne : le masque suggère le mystère. Mais le duc vous demandera de l’enlever.

- Il suffira de prétendre qu’il cache une affreuse blessure…

- Je suis sûre que cela donnera du piquant… auprès des dames surtout ! remarqua Hilda. Eh bien, je crois que nous sommes tirés d’affaire ?…

- Et vous ? demanda Stohlen en s’adressant à Aurore. Est-ce que vous chantez ?

- Non. Je suis seulement assez musicien. Je joue de la harpe et de la guitare.

Elle mentait, car elle possédait une très jolie voix, mais par trop féminine pour s’accommoder de son costume masculin. En outre, on l’avait déjà suffisamment reconnue dans cette ville. S’afficher sous les illuminations du palais avec les regards de toute la Cour tournés vers elle serait tout simplement du suicide… Il avait suffi de la proposition tellement inattendue de cet animal d’Asfeld pour faire glisser une sueur froide, fort désagréable, le long de son dos et elle s’était demandé un instant s’il ne devenait pas fou : à peine une heure plus tôt, il prêchait la fuite dans les plus brefs délais… D’autre part, son goût secret de l’aventure s’en trouvait excité. Pénétrer dans ce maudit Leineschloss dont les murs devaient garder l’écho des sanglots de Sophie-Dorothée, c’était à la fois inattendu et passionnant. Elle avait soudain envie de voir ces visages détestés dans l’espoir d’y lire… quoi au fait ? une expression, une grimace, un regard…