Tandis que Peter emmenait Nicolas pour lui faire essayer des costumes de théâtre, elle prit Hilda à part :

- Ce que je vais vous demander est de la folie mais je voudrais moi aussi pénétrer dans le palais.

La comédienne la dévisagea avec inquiétude puis ses traits s’adoucirent :

- On va y penser mais il va falloir d’abord trouver un pseudonyme pour votre compagnon. Nous pourrions dire, par exemple, que nous l’avons rencontré à l’auberge Kasten où il faisait étape, avec son valet, en se rendant chez le grand-duc de Bade. Notre duc à nous déteste trop ce dernier pour lui demander des renseignements. Ensuite, il faudra filer dès l’aube demain matin.

- Nous ne demandons que cela. Nous venions même vous dire adieu afin de quitter Hanovre avant la nuit. Le secrétaire de mon frère a été assassiné et moi j’ai été reconnue par le pasteur qui s’est chargé de l’enterrer. Le sol devient brûlant mais…

- … mais vous voudriez assister à la soirée. On va essayer d’arranger cela… C’est dommage tout de même d’être obligée de vous cacher. Votre présence eût assuré le succès du concert.

Il n’était pas rare, en effet, que, dans les cours européennes, certains hauts personnages se donnent le plaisir de mettre la main à la pâte et de participer à un ballet, un opéra ou un concert… En France, par exemple, et en particulier dans les premières années de son règne, Louis XIV avait une passion pour la danse et se montrait dans des ballets fastueux. En temps normal, il aurait été naturel pour Aurore de se faire entendre ou de danser quelques pas de ballet, mais ce soir l’initiative de Nicolas allait les faire évoluer sur un terrain singulièrement glissant. Cependant elle n’avait pas peur. Ce qu'elle éprouvait, c’était une sorte d’attente. Parce qu’il allait se passer quelque chose : son subconscient le lui soufflait…

La nuit venue, affublée d’une ample perruque blonde et d’une moustache assortie, vêtue d’un costume rouge et bleu semblable à celui des musiciens de la Cour et une guitare sur le dos, elle pénétrait à la suite de Stohlen et de Nicolas, masqué de blanc et superbement accommodé de satin bleu et de rubans d’argent, dans le palais de la Leine qu’elle connaissait si bien. Il était déjà tard et le festin était commencé depuis un moment. On avait même dû boire pas mal si l’on en jugeait les bruits provenant de la salle d’honneur où s’entassait une centaine de personnes parlant toutes à la fois et dont certaines criaient, proposant des « Santé ! », ce qui faisait que l’on n’entendait pratiquement pas les musiciens chargés de la musique de fond.

Stohlen les mena jusqu’à une pièce à l’écart où ceux qui devaient distraire les convives d’un souper quelconque déposaient leurs affaires et attendaient qu’on les appelle. Ce soir elle était vide et leur guide les fit asseoir en disant qu’il allait voir où l’on en était. Il revint d’ailleurs presque aussitôt, armé d’un plateau sur lequel il y avait deux gobelets et un pot de vin dont Aurore se servit immédiatement une bonne rasade. Ce n’était pas elle qui devait chanter mais elle se sentait la bouche aussi sèche que si elle venait de traverser un désert.

- Vous avez peur ? s’inquiéta Nicolas.

- Pas vous ?

- Pas vraiment. Il y a peu de risque que l’on connaisse ma figure ici et, sous ce masque, il y en aura encore moins. J’espère que vous ne m’en voulez pas ?

- De nous avoir embarqués dans cette galère alors que nous aurions pu prendre la poudre d’escampette au plus vite ? Non. Je me demande si le Ciel ne vous a pas inspiré. Mais dites-moi : avez-vous d’autres talents en réserve ?

- Non, rassurez-vous ! Je danse mal et je ne sais pas tourner le madrigal. Quant au chant, je le dois à ma mère. Mon père a été longtemps ambassadeur à Florence où j’ai passé plusieurs années. Elle s’y est prise d’engouement pour l’opéra et, quand elle s’est aperçue que j’avais une voix, elle m’a fait donner des leçons. Pour son seul plaisir. Ce qui exaspérait mon père mais elle fait de lui ce qu’elle veut. Elle est encore très belle, vous savez, de ce côté je ne lui ressemble pas !

- Cela vaut mieux, je pense. Votre père n’aurait peut-être pas aimé ce que vous ferez ce soir. Connaît-on votre talent à Celle ?

- Seule, la baronne Berckhoff… et elle me garde le secret. C’est mieux pour ma réputation. Chez nous, vous le savez, on apprécie surtout les militaires. Ce que je suis des pieds à la tête et, pour le moment, votre serviteur.

« Ô combien précieux ! » pensa Aurore en se gardant de donner son sentiment sur le sujet. D’ailleurs Peter Stohlen revenait. Le duc de Hesse-Cassel, qui ne semblait pas s’amuser énormément, réclamait le chanteur qu’on lui avait promis. Nicolas assura son masque, prit la guitare et le suivit. Aurore se glissa derrière lui mais s’arrêta à l’entrée de la salle, mêlée aux serviteurs et aux curieux qui s’y massaient.

Une bouffée d’odeurs désagréables lui sauta au visage : viandes, choux, gibiers, vin, bière, pâtisseries, sauces, poissons, la totalité de ce dont regorgeaient les cuisines du palais se mélangeait avec les parfums des soupeurs, hommes ou femmes, pour former des relents pénibles. Les dalles étaient souillées de flaques de vin ou de bière, jonchées d’os ou même de morceaux de viande que se disputaient les chiens. Pourtant le coup d’œil était magnifique sous les hauts plafonds à caissons dorés et enluminés. L’immense table en U, telle qu’on la concevait au Moyen Âge, était cernée par une fresque de personnages chatoyants, scintillants, d’où partaient des rires, et des chansons à boire. Les musiciens de la Cour se tenaient au milieu de cette belle salle, Renaissance comme le palais, que réchauffaient de belles tapisseries et deux vastes cheminées où flambaient des troncs d’arbre.

Un silence se fit à l’entrée de Nicolas que le maître des cérémonies conduisait par la main. Le Hessois eut l’air enchanté et prit un petit face-à-main d’or pendu sur sa poitrine par une chaîne pour détailler l’arrivant. D’où elle était, Aurore l’entendit proclamer avec un gros rire qu’il était bien bâti et qu’il fallait voir si le ramage correspondait au plumage. Ce qui parut le comble de la drôlerie et déchaîna une tempête de rires courtisans assaisonnée de plaisanteries de mauvais goût tandis que Nicolas allait prendre sa place au milieu des musiciens.

En dépit de l’échantillon qu’il en avait donné précédemment, Aurore n’arrivait pas à chasser son inquiétude. Selon elle, il était à peu près impossible de s’improviser chanteur de théâtre et elle ferma les yeux quand les violons préludèrent. Il est vrai que les convives faisaient un tel bruit que, au fond, si Nicolas n’était pas à la hauteur cela n’aurait pas beaucoup d’importance. D’autant qu’une bonne moitié était déjà ivre. Mais à peine eut-il lancé les premières notes que l’invité d’honneur hurlait un « taisez-vous tous ! » tonitruant qui généra un silence immédiat et rouvrit les yeux de la jeune fille. Elle put alors détailler les personnages de la table d’honneur figés dans une immobilité quasi minérale. L’Electeur Ernest-Auguste avec son visage poupin vermillonné par les libations et ses yeux larmoyants. Sa femme Sophie dont les grandes joues plates s’empourpraient à la moindre colère, maniant furieusement son éventail d’ivoire pour pallier son mécontentement de s’être entendu intimer l’ordre de se taire. Georges-Louis, plus « Groin de cochon » que jamais, qui dodelinait de la tête comme un qui lutte contre le sommeil, sa main rivée au bras d’une géante blonde, rose et molle qui était sa Mélusine.

Le regard d’Aurore ne fit qu’effleurer l’invité qui, renversé dans son fauteuil, semblait sur le point de se pâmer, cherchant la Platen qu’elle n’eut pas de peine à trouver : vêtue et empanachée d’écarlate « comme le bourreau », elle tenait la gauche de l’invité, en symétrie avec la princesse-électrice dont les bleus évanescents couverts de perles contrastaient violemment avec son rouge. Cruelle, Aurore nota les ravages que la débauche imprimait sur ce visage arrogant. Celle que l’on disait « la plus belle femme d’Europe » avec une évidente flagornerie vieillissait mal et plâtrait à présent d’une couche de blanc épaisse d’un pied des traits en voie d’affaissement qui n’en tiraient aucune amélioration. Le menton avait doublé de volume et, sur les yeux couleur d’émeraude, les paupières se plissaient. Seule la gorge découverte à la limite de la décence semblait encore belle et ferme bien que les baleines du corset y fussent sans doute pour quelque chose. Celle-là ruisselait de diamants et de rubis dont les scintillements brouillaient la vue… mais, soudain, Aurore eut un hoquet et perdit ce plaisir essentiellement féminin qu'elle éprouvait à détailler la favorite vieillissante : une chaîne de pierres précieuses sertissait le décolleté, se rejoignant entre les seins rebondis sur un splendide joyau que la sœur de Philippe reconnut avec une fureur qu’elle eut peine à contenir : c’était, monté en broche et entouré de diamants, le rubis « Naxos » avec lequel cette misérable femme osait se pavaner !

Le choc fut si violent qu’Aurore dut se retirer dans le vestibule de la salle pour y chercher l’appui d’une banquette où elle se laissa tomber tandis que l’effort produit pour se maîtriser la faisait blêmir et lui mettait la sueur au front. L’un des serveurs qui s’étaient rassemblés à la porte s’en aperçut :

- On dirait que tu n’es pas à ton aise, mon garçon ? Tu es le valet du chanteur ?

- Son… son accompagnateur habituel. Ne t’inquiète pas !… Ce n’est rien. La chaleur peut-être ?

- Ici, dans les courants d’air ? En plus tu es tout blanc… Attends ! Je vais te chercher un remontant.

Ce brave homme revint au bout d’un instant avec un gobelet de vin qu’il voulut mettre dans les mains d’Aurore mais celles-ci tremblaient tellement qu’il y renonça et la fit boire lui-même.

- Là !… Doucement !… Ça va te requinquer. C’est de la malvoisie…

En effet, Aurore se sentit mieux rapidement. La chaleur du vin chassa la vague de froid qui l’avait envahie. En remerciant le garçon, elle s’étonna qu’il ait pu lui donner un vin de cette qualité…

- Dans cette maison, quand il y a un festin, on peut se servir comme on veut. Le majordome s’enivre encore plus vite que Son Altesse. Tiens, je te laisse le reste ! Il faut que je retourne à mon service… On dirait que ton maître a du succès.

En effet, un tonnerre d’applaudissements saluait la fin de l’air que Nicolas dut bisser et même trisser avant qu’on lui permette de chanter une autre mélodie. C’était un vrai triomphe mais, justement, c’était trop pour Aurore. Elle n’avait qu’une envie : se réfugier dans un coin tranquille, obscur et silencieux de préférence, pour y prendre un peu de repos et mettre de l’ordre dans ses idées. Loin de la Platen, surtout ! La haine que cette ignoble femme lui inspirait l’aveuglait et la rendait sourde au point de perturber son esprit toujours si clair. Une seule pensée surnageait : inutile de chercher ce qu’avait pu devenir l’envoi de Philippe à Lastrop : la Platen avait fait main basse dessus… Restait à savoir comment ?

Décidée à rentrer chez les Stohlen, elle chercha celui qui l’avait secourue pour qu’il prévienne Nicolas, ne le trouva pas et confia son message à l’un des musiciens qui, profitant d’un moment où le chanteur s’accompagnait lui-même à la guitare, s’était esquivé pour satisfaire un besoin urgent.

Elle atteignait l’escalier d’honneur où s’alignaient des hallebardiers monumentaux quand le serviteur qu'elle avait cherché la rejoignit et la prit par le bras.

- Pas par-là ! fit-il. Tu n’as droit qu’à l’escalier de service que je vais te montrer…

Quand ils ne furent plus à portée d’oreilles étrangères, il changea subitement de ton :

- Veuillez me pardonner d’avoir osé vous tutoyer, Mademoiselle la comtesse, mais je ne pouvais pas faire autrement. Si vous voulez rentrer, je vais vous accompagner. Vous risquez de mauvaises rencontres cette nuit… les autres aussi d’ailleurs !

Elle se figea sur place et le regarda avec accablement. Encore un ! Alors qu’elle se croyait si parfaitement grimée ! Mais elle était trop lasse pour prendre la peine de nier :

- Comment m’avez-vous reconnue ? soupira-t-elle.

Il se mit à rire et glissa un objet dans sa main :

- Quand on arrive avec une moustache, il vaut toujours mieux l’avoir encore à la sortie… avec le respect que je dois à Mademoiselle ! En outre, j’étais l’un des valets de pied de M. le comte : Donner ! Joachim Donner !… encore tout à votre service…

Cette fois elle le regarda et, en effet, se souvint de ce visage plein et avenant, de ce sourire paisible qu'elle n’eut aucune peine à habiller aux couleurs d’autrefois.