- Joachim Donner !… Oh oui, je me souviens ! Vous étiez de ceux dont mon frère réclamait le plus souvent les services. Quand je suis revenue à Hanovre, après avoir appris sa disparition, je me suis rendue directement à sa demeure et je n’ai plus rencontré âme qui vive. Qu’étiez-vous devenus, vous, ses serviteurs ?

- Deux jours après son départ on nous a fait savoir qu’il s’absentait pour longtemps, que la maison serait fermée et que nous devions rentrer au palais dont, soit dit en passant, la plupart d’entre nous avaient été détachés.

- Et vous n’en avez pas été surpris ?

- Si, naturellement… et désolés aussi. Nous étions bien chez M. le comte. Ce qui n’est vraiment pas le cas ici ou à Herrenhausen. En dépit de ses coups de gueule c’était un plaisir de le servir… et davantage encore Mademoiselle !

- Aucun de vous n’est allé chez Mme de Platen ?

- Deux, mais, outre qu’ils ne venaient pas des palais, j’ai toujours été persuadé qu’ils sortaient de chez elle et qu’ils étaient là pour surveiller notre maître.

- Je me demande s’il existe un endroit à Hanovre où elle n’a pas d’espions…

- Pas seulement à Hanovre. L’époux de la dame est premier ministre, ce qui lui permet d’élargir ses vues.

Sortis du Leineschloss par une petite porte, on fut rapidement devant la maison Stohlen où Hilda devait veiller si l’on en jugeait par les deux fenêtres éclairées. Aurore se tourna vers Joachim et, d’un geste spontané, lui tendit une main que, confus, il osa à peine toucher :

- Merci de m’avoir ramenée à bon port, Donner ! Puis-je vous demander de me rendre encore un service ?

- Ce que Mademoiselle voudra. C’est au sien que j’aimerais revenir !

- Il pourrait se faire. J’habite l’hôtel Wrangel à Hambourg… Et au sujet de ce service, je voudrais que vous veilliez sur mon pseudo-maître. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera rentré…

- Je ferai de mon mieux mais, si Mademoiselle la comtesse le permet, je ne serai tranquille, moi, que lorsqu’elle aura quitté cette ville !

- Demain matin si tout va bien. Moi aussi j’ai hâte de partir.

Elle retint de justesse le « quoique » qui lui venait. Ce garçon lui était sympathique et elle savait que Philippe le voyait ainsi, mais la prudence conseillait de ne pas trop se livrer. Pour le moment il en savait assez et elle le laissa s’enfoncer dans la rue obscure. Quant à ce qu’elle avait failli confier imprudemment, c’était son envie soudaine d’aller rôder autour de « Monplaisir », la riche demeure des Platen à mi-chemin entre le Leineschloss et Herrenhausen, mais cela ne l’aurait avancée à rien. En dépit du fait que les maîtres étaient absents, la maison devait être étroitement gardée. Surtout si elle recelait le trésor que Lastrop n’avait jamais vu arriver. Ce qui, après ce qu’elle venait de voir, ne faisait plus le moindre doute pour Aurore.

Ainsi qu’elle le pensait, elle trouva Hilda assise près de sa cheminée, en robe de chambre et bonnet de laine, en train de boire du lait chaud additionné de rhum :

- En voulez-vous ? proposa-t-elle. Il fait un froid d’enfer cette nuit.

- Volontiers ! accepta Aurore en tirant un fauteuil pour se rapprocher du feu vers lequel elle tendit ses mains glacées. J’ai eu une sorte de malaise ce soir et j’ai préféré revenir. Nicolas n’avait d’ailleurs pas besoin de moi et s’accompagne parfaitement lui-même à la guitare.

- Et… cela a marché ?

- Un vrai triomphe ! Qui, je l’espère, ne va pas s’éterniser parce que je voudrais repartir au petit matin.

- Si j’étais vous je n’y compterais pas trop ! Si votre ami a soulevé l’enthousiasme du prince de Hesse, il va vouloir se l’attacher.

- Il ne peut pas demander ça. Ce serait faire injure à son hôte que vouloir lui prendre un chanteur entendu chez lui…

- C’est juste ! Mais Son Altesse l’Electrice Sophie pourrait aussi vouloir le garder ?

- Ce qui serait pire ! Seigneur Dieu ! Je n’aurais jamais imaginé que ce garçon pouvait soulever les foules. Où est-il allé chercher une voix pareille ?

Hilda se mit à rire :

- C’est ce qu’on appelle un don de Dieu et Dieu distribue ses dons comme bon lui semble, vous savez que ses voies sont impénétrables.

- Tellement même que l’on a souvent du mal à le suivre ! Ce doit être ce que les Anglais appellent l’humour…

Incapables d’aller se coucher, les deux femmes restèrent à attendre et finirent par s’endormir dans leurs fauteuils respectifs.

Le retour en trombe de Nicolas et de Stohlen les réveilla en sursaut.

- Je désespérais de réussir à leur échapper, dit le premier. Je suis enroué tant ils m’ont fait chanter !… Grâce au Ciel, ils sont presque tous ivres à ne voir plus clair. Cela a été ma chance mais à présent, il faut filer d’ici… et en vitesse… Dépêchez-vous de vous préparer, comtesse ! Vous devez être lasse et je vous prie de m’en excuser…

- Mais enfin pourquoi cette hâte ? demanda Hilda

Ce fut son époux qui lui répondit :

- Ils étaient trois là-haut à se le disputer. L’Electeur, le Hessois et la Platen… encore que Monseigneur l’ait réduite au silence par un maître coup de poing qui l’a envoyée au pays des rêves… mais elle en sortira. Il faut se presser !

- Il n’est que cinq heures, objecta Aurore. Les portes de la villes sont closes…

- On peut en sortir par le parc de Herrenhausen. Je vais vous conduire !

- Vous risquez d’avoir des ennuis, objecta Aurore, et je ne voudrais pas payer si mal votre hospitalité et votre amitié !

- Ne vous tourmentez pas ! répondit Peter Stohlen gaiement. Celui qui risque d’en avoir, c’est Kasten l’aubergiste puisque j’ai dit que je vous avais trouvés chez lui.

- Il renverra chez vous, forcément.

- Ne vous tourmentez pas, vous dis-je ! Je sais d’avance ce que je raconterai. Ne perdez pas de temps ! Je descends préparer les chevaux et je vous attends à l’écurie…

Un quart d’heure plus tard, les deux voyageurs disparaissaient dans la profonde obscurité qu’engendre la dernière heure précédant le lever du jour. Ils purent s’engager dans l’allée des tilleuls menant au palais sans rencontrer âme qui vive. Ils tenaient leurs chevaux en bride en leur pinçant les naseaux pour les empêcher de hennir. Leur chance voulut qu’à ce moment il se mit à neiger.

- Voilà qui va effacer vos traces, constata Peter avec satisfaction. Allez, et que Dieu vous garde !

- Que surtout il vous garde tous les deux !

Après avoir embrassé le brave homme comme elle avait embrassé Hilda, Aurore enfourcha son cheval et rejoignit Asfeld qui avait pris le trot avant de passer au galop. La route était vide et filait à travers une campagne déjà blanche. La neige tombait à gros flocons mais doucement, comme si une main céleste éparpillait négligemment le contenu d’un gigantesque édredon de plume. Il faisait moins froid tout à coup.

Le jour se levait quand on aperçut la frontière. On n’avait rencontré personne depuis Hanovre, mais une sentinelle faisait les cent pas entre une cabane peinte aux couleurs de Hanovre et la barre de bois à contrepoids placée en travers du chemin. A vingt mètres de là, le même dispositif se retrouvait sous les couleurs des Brunswick-Lunebourg, ducs de Celle. Asfeld retint son cheval :

- Le saut d’obstacles vous fait-il peur, comtesse ?

- Absolument pas ! Et j’avouerais que j’aime assez ça !

- Alors, on y va !

Lançant sa monture au galop de charge, Nicolas tira de sa poche un papier d’où pendait un sceau au bout d’un ruban rouge et brailla en franchissant l’obstacle :

- Mission spéciale de Mgr le prince Electeur !

Il passa tel un éclair sous les yeux ensommeillés du factionnaire, immédiatement suivi par Aurore, et renouvela l’exploit en arrivant sur le poste frontière de Celle, mais en variant le texte. Cette fois, ce fut :

- Ordre de Son Altesse Mme la duchesse de Celle !

La phrase résonnait encore que les deux cavaliers avaient déjà pris leurs distances. Quant aux sentinelles, elles n’avaient pas compris ce qui leur arrivait. On fut à Celle juste avant la fermeture des portes et l’on gagna la maison de la baronne Berckhoff. Aurore, pour sa part, était rompue. Cette chevauchée forcenée après une nuit sans sommeil l’avait menée aux limites de sa résistance. Elle tomba dans les bras de la baronne accourue dans la cour à l’annonce de leur arrivée :

- Faites-moi l’aumône d’une soupe chaude et d’un lit, mon amie ! lui dit-elle. Il me semble que je ne tiens plus debout…

- Vous les aurez et plus si vous le désirez. Sans oublier le temps de vous reposer. Et vous, lieutenant, remontez-vous au château ou puis-je vous offrir à souper ?

- Le souper sera bienvenu. Nous courons depuis Hanovre d’où il était urgent de sortir et nous n’avons fait halte qu’un moment dans une mauvaise auberge, le temps de faire reposer les chevaux et d’avaler une choucroute qui avait dû mariner dans du vitriol !

- Apportez-vous de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle en les accompagnant à la salle à manger où le couvert n’était mis que pour elle. Elle en commanda aussitôt deux autres et réclama du vin d’Espagne et des bretzels tandis qu’on allongerait le menu.

- Bonnes, non. Intéressantes, oui, répondit Nicolas qui avait retrouvé sa raideur militaire comme par magie. Mais n’en devons-nous pas la primeur à Son Altesse ?

- Je peux la faire prévenir si vous vous sentez le courage de répondre à ses questions. Elle est seule au palais. Le duc est parti pour trois jours chasser dans les marais de l’Aller.

- Que peut-il bien chasser là-bas et en plein hiver ? remarqua Nicolas.

- Peut-être des remords. C’est du moins ce que je veux espérer, répondit Charlotte Berckhoff. Les marais entourent Ahlden…

Un valet apportait une soupière d’argent et l’on se mit à table tandis que planait l’ombre désolée de la princesse captive au milieu de ces terres inhospitalières. Les grâces dites, chacun mangea en silence. La baronne avait envoyé prévenir la duchesse et l’on se borna, tout en absorbant un copieux repas, à vanter la chaleur de l’accueil reçu chez les Stohlen grâce à la baronne. Autrement dit, on parla surtout d’eux et de l’atmosphère qui régnait à Hanovre. On en était au dessert composé d’une compote de prunes et de craquelins quand la duchesse Eléonore entra en coup de vent. Elle avait dû sauter de son carrosse l’écho des roues ferrées à peine éteint. Elle ne s’encombra guère des politesses de l’arrivée.

- Alors ? fit-elle seulement en prenant place dans le fauteuil que lui avançait sa suivante. Qu’avez-vous appris ?

Ce fut Aurore qui ouvrit le feu :

- Que le secrétaire vient d’être assassiné et que, de toute évidence, les joyaux que sa lettre annonçait à Lastrop ont trouvé refuge chez la Platen. Ce qui donne à penser que l’argent y est aussi. Je pense qu’elle a eu connaissance par l’un de ses nombreux espions de ce que préparait mon frère et, s’il est parti de Hanovre, le chargement n’a pas dû aller loin.

De sous les paupières rétrécies d’Eléonore de Celle, un éclair de colère s’échappa :

- Comment pouvez-vous en être sûre ?

- Hier soir, à la fête donnée au Leineschloss pour le duc de Hesse-Cassel, le rubis « Naxos » brillait sur la gorge de cette femme. Et, croyez-moi, Madame, je le connais parfaitement, la dernière fois que je l’ai vu…

L’émotion nouait sa gorge et une larme lui monta aux yeux. Ce qui eut le don d’agacer la duchesse…

- Ah, vous n’allez pas vous mettre à pleurer ! Racontez, Asfeld !… A moins que vous ne soyez vous aussi atteint de sensiblerie ?

- Aux ordres de Votre Altesse !

Le récit gagna sans doute en clarté mais, dépouillé de sentiment, il ressemblait davantage à un rapport militaire qu’à la relation romantique d’une aventure dont le danger n’était pas exclu. Aurore ne put s’empêcher de le lui faire remarquer :

- Vous chantez comme un ange, mon ami, mais vous racontez comme une commission d’enquête.

Nicolas s’empourpra mais n’eut pas le temps de protester. La duchesse s’écriait :

- Il chante ? Voilà qui est nouveau ! Et il chante quoi ?

- L’opéra, Votre Altesse… la romance, les… les chants de guerre, émit le malheureux devenu ponceau.

- Et comment se fait-il que nous ne le sachions pas ? s’indigna Eléonore remontée sur son trône par le truchement du pluriel de majesté.

- Parce que je ne pensais pas que cela pût intéresser Votre Altesse. C’est un mince talent de société. Ma mère trouvait que j’avais une voix agréable et m’a fait donner des leçons. Je chante surtout pour mes camarades de régiment… et à l’église… avec les autres ! Si j’ai mentionné ce fait à Peter Stohlen, c’est uniquement pour le tirer d’embarras. Le pauvre ne savait plus que faire. Avec ces gens de Hanovre, il faudrait posséder une baguette magique pour les servir comme ils l’entendent…