- C’est moi qui vous entendrai, mon garçon, et pas plus tard que demain ! Je verrai ensuite à vous faire détacher à mon service personnel. En attendant, continuez donc votre histoire, comtesse ! On en était au moment où vous rentriez chez les Stohlen pour leur faire vos adieux… et pas d’émotion superflue, je vous prie !
- Aux ordres de Votre Altesse. C’est justement là qu’intervint l’épisode du chant…
Et Aurore, prise par le jeu d’ailleurs, raconta comment s’était passée leur soirée sans omettre le moindre détail. Les deux femmes l’écoutèrent avec une attention passionnée mais, quand elle eut fini, la duchesse parut tomber dans une profonde rêverie. Accoudée à son fauteuil, le menton reposant sur la paume de sa main où scintillaient des améthystes et des diamants, elle fixait les flammes comme si elle en attendait une réponse. Les autres, osant à peine respirer, se gardèrent prudemment de la troubler. Cela dura si longtemps qu’Aurore, exténuée, faillit s’endormir. Un coup de coude de Charlotte Berckhoff l’en sauva au moment même où la duchesse revenait sur terre et s’adressait à elle :
- Que comptez-vous faire, à présent, comtesse Aurore ?
- Rentrer à Hambourg, s’il plaît à Votre Altesse.
- Je ne suis pas certaine, justement, que cela me plaise. Qu’y ferez-vous ?
- Discuter de ces choses avec ma sœur, Mme de Loewenhaupt, après quoi, je compte en appeler au nouveau prince-électeur de Saxe qui est le meilleur ami de mon frère pour le mettre au courant de ce que nous venons de voir.
- Qu’espérez-vous ? Qu’il déclare la guerre à Ernest-Auguste, aille assiéger Hanovre et passe à la question ceux qui ont trempé dans cette vilaine affaire ? Vous risquez de rester longtemps sans nouvelles car cela prendra un bon moment. Je pense qu’il devrait y avoir mieux à faire… Ma bonne Berckhoff, verriez-vous un inconvénient à garder Mlle de Koenigsmark près de vous pendant quelques jours ?
- Absolument pas ! Au contraire, répondit celle-ci avec un sourire à l’adresse de la jeune fille. A quoi pensez-vous, Madame la duchesse ?
- Je vous le dirai demain ! Venez au château après ma toilette et amenez cette jeune dame, en vêtements féminins s’il vous plaît ! Je vous fais confiance pour y remédier. Elle passera pour celle de vos femmes qui veille sur vous jusqu’à ce que votre jambe soit guérie. Un léger grimage suffira : peu de gens la connaissent ici. Sinon pas du tout, et mon époux ne sera pas rentré. Quant à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers Asfeld, vous rentrez à vos quartiers mais attendez-vous à être appelé chez moi à tout instant. Si vous étiez de garde ce serait une bonne chose.
- C’est que je ne sais plus guère où en sont les tours de garde. Absent, Monseigneur a dû emmener du monde…
- Sans doute, sans doute ! C’est ce que nous verrons !
Elle repartit comme elle était venue, dans une sorte de tourbillon en rassemblant ses velours, ses fourrures et ses coiffes de dentelle, disparaissant aussi subitement qu’un fantôme mais laissant derrière elle un intense parfum de rose et de jasmin…
Aurore n’avait même pas eu le temps d’une révérence.
- Qu’a-t-elle dans l’idée ? demanda-t-elle.
- Avec elle on ne peut jamais savoir, fit la baronne en allant prendre le bras de son invitée. En attendant, venez dormir ! Vous en avez le plus grand besoin !
CHAPITRE VII
LA PRISONNIÈRE D’AHLDEN
Ce fut sans aucun plaisir qu’Aurore pénétra le lendemain dans la chambre de la duchesse. Elle en avait gardé un trop mauvais souvenir ! Pourtant l’atmosphère n’était plus la même. Le ballet des chambrières venait de s’achever autour d’Eléonore qui, assise à sa table de toilette s’examinait avec attention dans le miroir, prête à une immédiate critique mais non, tout était parfait. Autour de la « fontanges » de rubans violets et de dentelle empesée, les beaux cheveux argentés s’ordonnaient admirablement, laissant couler avec grâce deux longues boucles le long du cou.
- Alors, ma bonne Berckhoff ! Vous nous revenez ? s’exclama-t-elle en voyant paraître les deux femmes dont l’une s’appuyait d’une main sur une canne et de l’autre à l’épaule de sa compagne. Comment va cette jambe ?
- Comme Votre Altesse peut le voir. Il me faut encore du secours. Surtout avec tous ces escaliers ! soupira-t-elle.
- Que ne vous faites-vous porter par des laquais ? Ils sont là pour cela, que diantre ! Tenez, asseyez-vous et, vous, petite, restez à ses côtés. Puis d’un geste qui englobait la coiffeuse et les autres : « Merci, c’est impeccable. Je n’ai plus besoin de vous !… A l’exception d’Ilse toutefois ! »
Une jolie fille blonde se détacha du groupe et revint se tenir modestement à la tête du lit dont elle arrangea les oreillers, assez loin pour n’être pas gênante si la duchesse baissait le ton, mais celle-ci ne dit rien avant que les portes ne fussent refermées. Encore se leva-t-elle pour s’assurer en personne qu’aucune oreille indiscrète ne tramait autour de sa chambre. Après quoi, prenant la soubrette par la main, elle revint s’asseoir devant son miroir de Venise.
- Voici Ilse Fizen, présenta-t-elle. Vous l’avez déjà vue ici, baronne, bien qu’elle n’y soit pas depuis longtemps.
- Votre Altesse l’a recueillie l’automne dernier, où elle l’avait trouvée exténuée et blessée au cours d’une chasse ?
Vue de près, la jeune fille était moins belle qu’Aurore ne l’avait cru tout d’abord. La silhouette était charmante, la chevelure blonde semblait magnifique sous le bonnet de mousseline blanche orné de rubans roses et les yeux, grands et agréablement fendus, d’un bleu très doux. Malheureusement une balafre qui allait du coin de la bouche à la tempe gauche abîmait l’un des profils de cette jeune fille qui pouvait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans, tirant vers le bas le coin d’un œil. Elle semblait douce et timide, ce qui fit comprendre à Aurore qu’elle avait devant elle une victime.
- Ilse est hanovrienne, poursuivit la duchesse. Elle était la fille unique d’un garde-chasse de l’Electeur qui venait d’être tué par un sanglier. Comme elle était devenue orpheline et sans ressources, la Platen l’a prise en tant que femme de chambre. Un caprice qui lui était passé par la tête ! Jusqu’au jour où l’Electeur Ernest-Auguste a remarqué sa beauté et fait auprès d’elle des travaux d’approche. La Platen, alors, est entrée dans une fureur dont elle seule a le talent : elle devint monstrueuse. C’est sa cravache qui a défiguré Ilse mais le corps porte d’autres cicatrices car elle l’avait d’abord obligée à se déshabiller. Ensuite, l’un des valets-à-tout-faire qu’elle doit payer grassement a emporté Ilse à demi morte jusqu’à la frontière du duché. Il l’y a abandonnée dans les broussailles. Où nous l’avons trouvée. Quand elle a été guérie, je l’ai gardée près de moi.
- A l’entière satisfaction de Votre Altesse il me semble, précisa Mme Berckhoff tandis que la jeune fille pliait vivement le genou pour baiser la main d’Eléonore. Celle-ci lui sourit :
- C’est bien, ma fille ! A présent, va dans l’antichambre. Le lieutenant d’Asfeld doit y attendre mes ordres. Amène-le-moi !
Quand Ilse eut disparu aussi légère qu’une ombre, la duchesse reprit :
- Elle n’était malheureusement plus à Hanovre au moment de la disparition du comte Philippe, ce que nous pouvons déplorer. Cependant, elle n’en est pas moins précieuse parce qu’elle est intelligente et observatrice. J’ai acquis la certitude que nulle ne connaît aussi bien qu’elle les habitudes de la Platen, ses serviteurs ainsi que la configuration intérieure de ce « Monplaisir » dont elle est si fière et où elle joue à la sultane. Ilse a tout visité, tout examiné et, surtout, elle possède une mémoire prodigieuse… Ah ! Les voici ! ajouta-t-elle quand la jeune fille revint accompagnée de Nicolas
Réintégré dans son uniforme vert doré sur tranche et sa raideur militaire, Asfeld avait belle allure. Aurore n’en regretta pas moins, en son for intérieur, le chanteur aux rubans de satin bleu sous son masque blanc. Ce n’était sans doute qu’une apparence, mais combien plus attirante que la réalité ! Au garde-à-vous devant la duchesse qu’il venait de saluer, il attendait qu'elle lui adresse la parole. Celle-ci eut un petit rire moqueur :
- Repos, lieutenant ! Posez votre chapeau et votre épée sur ce coffre et asseyez-vous ! Il y a là un tabouret.
- Votre Altesse ! protesta-t-il, choqué.
- Eh quoi ? Je suis votre souveraine, il me semble ? Alors je vous dis de vous asseoir. Ce n’est pas à l’officier que je m’adresse mais à cet artiste qui, avant-hier, soulevait l’enthousiasme de cette méprisable cour de Hanovre… J’entends que vous le fassiez revivre !
Habitué à recevoir des commandements aussi divers que variés, Asfeld ne broncha pas, se contentant de demander :
- A quelle occasion, s’il plaît à Votre Altesse ?
- Vous le verrez. En tout cas, pas ici : vous retournez chez mon beau-frère de Hanovre !
Le jeune homme était à peine assis. Il se retrouva debout :
- Votre Altesse ! C’est impossible !
- Impossible n’est pas français et vous n’imaginez pas à quel point je me sens française en ce moment. Je répète donc : vous retournez à Hanovre mais pas au Leineschloss. Vous irez directement chez la comtesse de Platen !
- Moi ? Chez cette…
- Mégère, putain, guenipe, ribaude, succube… je vous offre un large éventail d’épithètes. Cependant vous irez et elle vous accueillera à bras ouverts, croyez-moi ! Nulle femme au monde n’est aussi sottement vaniteuse que cette garce. Vous m’avez bien dit qu’à la fin du concert, elle s’était presque battue pour vous avec Hesse-Cassel et son vieil amant Ernest-Auguste, et même que celui-ci avait imposé sa façon de voir avec un vigoureux coup de poing ?
- C’est vrai mais…
- Donc j’ai raison. Vous allez chez elle, vous la charmez et surtout, vous vous arrangez pour fouiller à fond sa maison…
- Si Votre Altesse permet que je l’interrompe, coupa Aurore, M. d’Asfeld était avec moi quand il s’est produit devant l’Electeur et chez la Platen, je risque d’être reconnue…
- Aussi n’irez-vous pas. J’ai besoin de vous… ailleurs ! Revenons à vous, lieutenant ! Mlle de Koenigsmark ne vous l’a peut-être pas dit mais, au cours de votre concert elle a remarqué au cou de la femme un très beau rubis jadis offert à son oncle par le doge de Venise. Cela prouverait qu’elle a réussi à s’approprier un envoi important en argent et en joyaux envoyé au banquier Lastrop à Hambourg à la veille de la disparition du comte. La plupart des bijoux appartenaient sûrement à ma fille.
- Et Votre Altesse veut que je… vole ce rubis ?
- Pourquoi pas, mais ce n’est pas le plus important. Je veux que vous examiniez la cassette, les papiers, le maximum de ce qui touche à cette femme. Je veux aussi, ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Aurore, que vous essayiez d’apprendre si elle est impliquée dans la disparition du comte Philippe. Naturellement vous y allez seul - votre « accompagnateur » sera tombé malade - mais, avant de partir, vous allez passer de longues heures en compagnie d’Ilse, la femme de chambre qui vient de vous introduire et que la Platen a chassée et meurtrie naguère. Elle vous expliquera ce que vous devez savoir sur le château de Monplaisir : la disposition des pièces, des meubles et principalement l’endroit où elle cache ses secrets… en admettant que la dame ne vous les confie pas sur l’oreiller !
- Sur l’oreiller ? Votre Altesse ne veut pas…
- Que vous deveniez son amant ? Il est plus que probable qu’elle vous lancera le mouchoir. Vous êtes jeune, agréablement bâti et pas plus laid qu’un autre. Surtout sous le masque puisque vous passez pour défiguré. Sans compter votre voix. C’est plus qu’il n’en faut pour éveiller la convoitise de cette vieille gaupe ! On raconte que même ses valets passent dans son lit.
- Mais je ne pourrai jamais, protesta le malheureux. Votre Altesse doit savoir que pour accomplir certains… gestes, il est nécessaire à un homme d’avoir un minimum de…
- D’appétit ? fit la duchesse narquoise. Arrangez-vous pour en avoir ! Soûlez-vous ou prenez un aphrodisiaque quelconque mais agissez en sorte de la satisfaire !
- Si je peux me permettre, flûta Charlotte Berckhoff, certains bruits me sont revenus des quatre vents car la réputation de cette dame n’est plus à faire. Elle disposerait de plus de moyens d’obtenir satisfaction qu’une bacchante ou une servante de Vénus…
Aurore, de son côté, ne dit rien. Elle regardait Nicolas avec une sincère compassion et une légère appréhension. Il était visiblement désespéré de débattre d’un tel sujet en sa présence. D’ailleurs, il n’osa pas la regarder et cela la toucha davantage que les regards énamourés dont il la couvait quand il s’imaginait qu’elle ne le voyait pas. Il n’en avait pas moins été pour elle un excellent compagnon en tous points digne de confiance et elle comprit qu’il lui fallait l’aider ne serait-ce qu’un peu. Elle se leva pour aller poser une main sur son épaule. Qu’elle sentit trembler sous le drap d’uniforme :
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