- C’est beaucoup vous demander ou aurais-je tort ? fit-elle avec une infinie douceur. Mais vous ne manquez pas de vaillance et c’est une guerre comme une autre que nous entreprenons. Madame la duchesse - et c’est naturel ! - veut savoir quel rôle exact joue cette femme dans le malheur de sa fille et moi je suis de plus en plus persuadée qu’elle est au courant de ce qui s’est passé. Si, grâce à vous, mes doutes pouvaient se dissiper…

Uniquement conscient à cette minute de la main soyeuse posée sur lui, Nicolas leva sur la jeune fille un regard où elle lut que, pour elle, il accepterait de traverser l’enfer lui-même.

- En ce cas, je la tuerai ! J’en fais le serment !

- Je vous le défends !… En tout cas pas avant moi ! Je veux être présente !

- Quoi qu’il en soit, l’affaire est close, intervint Eléonore qui avait observé avec un vif intérêt la courte scène. Et, rassurez-vous, Asfeld ! Si vous deviez payer de votre personne, ce ne serait jamais qu’un mauvais moment à passer. En outre, il se peut que la chance soit avec vous et que votre mission soit brève. Alors vous reviendrez ! Ces gens veulent du théâtre, ils vont être servis…

Nicolas se leva, rectifia la position et, claquant des talons :

- Aux ordres de Votre Altesse Sérénissime ! Quand dois-je partir ?

- Dès qu’Ilse vous aura mis au courant de tout ce qui vous sera utile. Ah, j’allais oublier : possédez-vous un serviteur de confiance, quelqu’un d’absolument sûr ?

- Josef, mon valet qui est aussi mon frère de lait.

- Dans ce cas, emmenez-le et laissez-le à l’auberge la plus proche de « Monplaisir » où vous serez sans doute logé. Il est bon que l’on puisse nous donner des nouvelles… quelles qu’elles soient !

Sur ces fortes paroles qui ne péchaient pas par excès d’optimisme, elle congédia le jeune homme. Il salua profondément, non sans regarder Aurore comme s’il ne devait la revoir de sa vie, et rejoignit Ilse dans le cabinet d’écriture de la duchesse où ils allaient passer un long moment.

Eléonore de Celle attendit que la porte se fût refermée sur eux. Alors seulement, elle se tourna vers ses deux visiteuses…

Quelques jours plus tard un luxueux carrosse de voyage aux portières frappées des léopards d’or, du lion d’azur, des faucilles d’argent et de l’étoile d’or sur champ de gueules des ducs de Brunswick-Lunebourg franchissait la porterie du palais de Celle sous la protection d’une dizaine de cavaliers de la garde. Un instant encore, et il s’arrêtait brièvement devant la maison de la baronne Berckhoff : juste le temps pour celle-ci de se hisser à l’intérieur avec l’assistance de deux laquais. L’atmosphère légèrement brumeuse était très froide et justifiait un habillement quasi polaire : sur plusieurs épaisseurs de jupes, jupons, de vêtements de velours et d’écharpes de soie sans compter les coiffes qui lui entouraient entièrement la tête, la baronne portait une chaude mante noire à large capuchon entièrement doublée de petit-gris comme le grand manchon de velours où disparaissaient ses doigts gantés de mitaines de laine.

La duchesse Eléonore qui lui tendit la main pour l’aider à prendre place était emmitouflée comme elle ; la seule différence étant que sa mante était doublée de zibeline. Autrement, pour la forme et la couleur, les vêtements étaient identiques. En outre, une couverture de martre était posée sur ses genoux :

- Vous avez l’air gelée, ma pauvre Berckhoff ! fit-elle en riant quand sa dame d’honneur eut réussi à se caser auprès d’elle. Vous sentez-vous bien ?

- Assez bien, Madame, et j’en remercie Votre Altesse. Elle sait combien je suis frileuse, mais grâce à Dieu ma jambe va mieux !

- Vous n’aurez pas froid. Nous avons là des chaufferettes garnies de braises et sous cette bonne couverture nous nous réchaufferons mutuellement. Allez, cocher !

Le marchepied fut relevé, la portière refermée et la voiture dont les mantelets étaient à moitié baissés reprit son chemin, franchissant la porte de la ville comme si elle se rendait à Hambourg puis obliquant rapidement à gauche pour rejoindre la route menant à Verden et à Brême. Ce voyage représentait une victoire de la duchesse et, confortablement enfoncée dans les coussins de velours, la tête appuyée au dossier, elle fermait les yeux pour mieux en goûter la saveur : elle avait réussi à arracher à son époux la permission de rendre visite à sa fille. Ce qui n’avait pas été sans peine…

Lorsqu’il était revenu, trois jours auparavant, de « chasser l’oie sauvage » dans les marais de l’Aller, le duc était de si mauvaise humeur que sa femme jugea prudent de ne pas ironiser sur la maigreur du tableau de chasse. Elle savait bien qu’il était allé là-bas pour une tout autre raison et en avait eu confirmation quand, le rejoignant au salon des Arts avant de passer à table, elle l’avait trouvé les mains au dos et la tête dans les épaules, tournant autour d’un guéridon tel un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle tandis que la Cour, visiblement inquiète, se massait à l’autre bout de l’élégante pièce, peu désireuse d’entamer un dialogue qu’elle sentait périlleux. Eléonore, elle, n’avait que faire de ces dialogues : elle connaissait à fond son Georges-Guillaume et, au fil des ans, avait appris à ne pas le redouter. Elle alla s’asseoir aux environs de la table en question :

- Eh bien, mon ami, vous êtes satisfait de votre petit voyage ? Les choses vont-elles à votre convenance ?

Il arrêta sa promenade devant elle et grogna :

- La chasse était bonne. Merci !

- Oh, ce n’est pas à cela que je faisais allusion, fit-elle, baissant tout de même la voix pour ne pas être entendue des autres. Je voulais savoir si vous êtes satisfait des conditions d’existence que votre abominable frère vous contraint de faire à notre fille, sur nos propres terres ?

- A votre place, Madame, j’éviterais un sujet dont vous savez qu’il me fâche.

- Il ne vous fâche pas, il tourmente votre conscience. Ce n’est pas pareil ! Cependant il y a de quoi ! Se faire le geôlier de son enfant pour complaire à un souverain étranger…

- Etranger ? Vous parlez de mon frère !

- C’est encore pire puisque vous le laissez agir chez vous à sa guise ! Non, mon seigneur époux, vous ne me ferez pas croire que cette situation vous met à l’aise et si vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes c’est que votre conscience vous tourmente.

- Laissez ma conscience où elle est et sachez qu’elle ne me fait aucun reproche. Et… là-bas, tout va au mieux !

- En vérité ?

- En vérité ! A présent passons à table !

- Une minute s’il vous plaît ! Vous dites que tout va pour le mieux, j’en suis enchantée, mais je le serais davantage si je pouvais m’en assurer par moi-même.

Il s’apprêtait à filer vers la salle à manger dont deux laquais venaient d’ouvrir les doubles portes mais s’arrêta et tourna vers elle un regard noir :

- Il ne saurait en être question ! Allons, venez !

- Je ne bougerai d’ici que satisfaite. C’est dire que nous allons causer. Aussi faites-moi donc le plaisir d’envoyer ces gens souper ailleurs ! Cela leur laissera le choix entre jeûner ou aller à l’auberge.

- Mais l’étiquette…

- Vous me faites rire avec votre étiquette. Nous ne sommes pas à Versailles où elle régente des êtres civilisés. Ce qui n’est pas le cas chez nous. Allons, mon ami, ajouta-t-elle avec une grâce soudaine, il vous est tellement pénible de souper en tête à tête avec moi ? Puis comme il hésitait encore : « Décidez-vous ou je m’en charge personnellement ! »

Il s’exécuta de mauvaise grâce et offrit sa main à son épouse pour la conduire à la table ducale autour de laquelle plusieurs autres gravitaient qui allaient rester vides…

- J’ai toujours apprécié l’intimité ! fit Eléonore en dépliant sa serviette tandis que son regard ironique faisait le tour de l’immense salle aux boiseries dorées, aux plafonds peints de personnages mythologiques et où il n’y avait plus qu’eux, le maître d’hôtel et un nombre restreint de serviteurs. Pour se donner du courage, Georges-Guillaume engloutit d’un trait une chope de bière dont le contenu devait approcher celui d’une bouteille. Sa femme le laissa faire puis observa :

- Vous n’êtes pas raisonnable : vous allez encore vous plaindre de ballonnements. Votre santé m’est chère, vous le savez !

- Tant que ça ? grogna le duc. Je me demande vraiment pourquoi ?

- Un reste de tendresse sans doute et aussi le souci de mon avenir. Si vous n’étiez plus là, votre frère se ferait une joie de mettre la main sur vos terres puisqu’en enfermant notre seule enfant avec interdiction de se remarier, il l’a rayée du même coup de la succession. Dieu seul sait, d’ailleurs, quelle longévité on lui accorderait ! C’est la raison pour laquelle je veux la voir…

- Et moi je ne le veux pas !

- Pourquoi ? Craignez-vous à ce point mes reproches quand j’aurai constaté quelles conditions de vie sont les siennes ?

- Elle n’a pas à se plaindre. Ne pouvez-vous me croire sur parole ?

- Non, parce que depuis ce jugement inique, elle a cessé de trouver grâce aux yeux de son père. Il lui reste ceux de sa mère et vous n’avez pas le droit de l’en priver ! En outre, ne suis-je pas la seule, avec vous, qui ait le droit de lui rendre visite ? De surcroît, on lui refuse ses enfants !

- Les enfants sauront suffisamment tôt que leur mère s’est conduite comme une putain…

- Pour la raison qu’elle aime un autre homme que « Groin de cochon » ? Auprès de qui elle n’a pas trouvé un instant de bonheur et qui la trompe ouvertement avec la grosse Schulenburg ? J’ai eu plus de chance, moi : je n’ai jamais aimé que vous…

Mais, en le regardant, elle se demandait où était passé le beau prince qu’elle avait connu à Breda, qui faisait rêver les filles et pour lequel la palatine Sophie eût volontiers échangé son Ernest-Auguste de Hanovre. Les beaux yeux gris qu’elle avait adorés disparaissaient sous les bouffissures de la graisse et s’injectaient de sang… De cela, elle se garda prudemment d’en faire état. Son appel au cher passé semblait en effet avoir atteint son but : il avait reposé la chope que l’on venait de lui remplir et la considérait d’un œil songeur :

- Vous contenterez-vous d’une simple visite ? Disons… d’une heure et sans intention de séjourner… Vous serez rentrée demain soir ? C’est tout ce que je vous accorde.

- N’exagérons rien ! Je vous rappelle qu’il fait un temps abominable.

- Attendez le printemps en ce cas !

- Non. C’est maintenant que je veux y aller. Il me faut deux jours car je ne sais à quelle heure j’arriverai et je suppose que les portes sont closes à la nuit tombante. Je n’y résiderai pas. Il doit certainement y avoir une auberge que vous connaissez puisque vous en venez !

- Oui, mais affreuse et ruineuse. Faites-en l’économie et dormez dans votre voiture si nécessaire !

L’avarice à présent ! Cet exécrable défaut qui, léger dans sa jeunesse, en était venu à l’envahir complètement. S’il n’y avait eu l’orgueil du rang et, surtout, la crainte de faire piètre figure à côté des fastes des Hanovre, il était probable que la cour de Celle eût vécu chichement…

- Vous êtes gracieux ! fit-elle sans songer à cacher son mécontentement. Oubliez-vous qu’il fait froid, que je ne saurais me déplacer sans une escorte et que vous pouvez nous condamner tous à la pneumonie !

- Soit ! Va pour deux jours ! Mais pas un de plus ! Quand partez-vous ?

- Après-demain, je pense. Et naturellement j’emmène la baronne Berckhoff ! Elle m’est indispensable.

- Va pour la baronne mais elle ne devra pas franchir l’enceinte du château…

Eléonore remercia du bout des dents, envahie d’une profonde tristesse en face de cet homme qu’elle avait cru noble et bon, et qui, pourtant, obnubilé par l’ombre de la couronne anglaise étendue sur son frère de Hanovre, ne songeait plus qu’à s’en faire le plat valet !

C’était à cela qu’elle songeait tandis qu’emporté au galop de ses six solides mecklembourgeois ferrés à glace, son carrosse s’enfonçait dans la brume encore légère du matin qui se ferait peut-être plus dense en traversant les landes. Respectant son silence, sa compagne semblait s’être assoupie.

Se penchant sur elle, la duchesse écarta la capuche et le bavolet de dentelle de la coiffe pour découvrir le visage endormi qu'elle contempla un instant avant de se signer précipitamment. Puis elle les remit en place et, s’enfonçant dans son coin, la main passée dans la dragonne de soie grise, elle se mit à prier le Saint-Esprit. Elle n’aurait pas trop de cette aide toute-puissante pour mener à bien la petite conspiration qu’elle avait imaginée.