En effet, les traits qu’elle venait de contempler n’étaient pas ceux de l’excellente Charlotte Berckhoff mais ceux d’Aurore de Koenigsmark, dont Asfeld avait vanté les dispositions à la comédie durant leur équipée commune chez les Stohlen. En outre, si elle était un peu plus grande que la baronne, la sœur de Philippe était de la même taille qu’elle-même. D’où l’idée de l’emmener afin de l’introduire au château d’Ahlden en ses lieu et place. Il suffirait qu’avant de descendre de voiture, elles échangent leurs mantes semblables à l’exception de la fourrure. Aurore endosserait ses zibelines et serait menée auprès de Sophie-Dorothée.

La raison de ce changement tenait en une seule mais navrante circonstance. Sophie-Dorothée refuserait formellement de s’ouvrir à sa mère qu’elle accusait de partager les vues aussi étroites qu’impitoyables de son père par crainte de se voir répudiée, elle qui n’était née que dans un château poitevin et non aux marches d’un trône princier.

L’avouer à sa jeune compagne avait mis à l’épreuve l’orgueil de la duchesse, mais elle savait que sa fille se confierait plus volontiers à la sœur de son amant qu’elle avait connue durant les deux années qu’Aurore avait passées à Hanovre et qui, en outre, lui ressemblait… C'était un coup d’audace inouï qui pouvait valoir la mort à la jeune fille et, pour sa part, une ignominieuse répudiation, mais l’ancienne Eléonore d’Olbreuse portait en elle le. sang de ces chevaliers francs qui avaient affronté victorieusement et chassé de leurs terres les redoutables cavaliers maures d’Abd al-Rahmane, et l’éloge de celui des Koenigsmark n’était plus à faire.

Une dizaine de lieues séparait Celle de ce bout de terre que l’on venait d’élever au rang de duché, mais le chemin n’était pas facile. A mesure que l’on approchait, le silence devenait plus profond entre les deux femmes. Eléonore priait cependant qu’Aurore, réveillée, s’enfonçait dans ses pensées, répétant en quelque sorte le rôle excitant que, de toute façon, elle ne jouerait qu’une fois. Enfin, vers le milieu de l’après-midi, Ahlden fut en vue.

C’était la partie la plus méridionale des landes de Lunebourg, la plus basse et la plus désolée aussi. Là, même en été, point de genévriers ou de bruyères comme dans le Nord rocheux. Un paysage d’une laideur et d’une tristesse indicibles, sans forme ni couleur. Une eau grise, des graviers, des plaques d’herbe rare et jaune avec à l’horizon, pour délimiter le ciel de la terre, un rideau de grêles sapins aux fûts dégarnis ressemblant davantage à la grille d’une prison qu’à un élément de végétation. Quant au château, il dressait sur une boucle de l’Aller qui fournissait l’eau de ses sources, ses murailles de brique d’un rouge sang séché renforcées de colombages de fer en forme de croix et ses tours aveugles où veillaient des soldats l’arme sur l’épaule. Aurore ne put s’empêcher de frissonner et le froid n’y était pour rien. Difficile de croire que cette rivière était la même qui chantait à Celle !

Escorte et carrosse s’arrêtèrent devant le pont-levis relevé. L’officier qui commandait vint au bord de la douve, levant la tête vers le crénelage où se penchait une silhouette. Il annonça d’une voix forte la duchesse de Brunswick-Lunebourg-Celle et ordonna que le pont soit abattu et la herse ouverte.

L’autre sur sa tour bredouilla quelque chose de peu intelligible d’où il ressortit qu’il allait prévenir M. le gouverneur. L’instant suivant, la lourde plaque de madriers renforcée de ferraille descendait lentement en grinçant et vint s’encastrer dans son logis à quelques mètres des chevaux. Presque simultanément accourut le maître des lieux : Auguste-Henri von Wackerbach, un homme entre deux âges dont la figure n’avait rien d’avenant mais annonçait un buveur de bière confirmé. Pas rasé, il avait dû être surpris dans son négligé : sa perruque donnait de la bande, sa tunique copieusement galonnée d’or était à peine boutonnée et il tenait son chapeau à l’envers. Visiblement inquiet, il vint à la portière à laquelle Eléonore se pencha sans tarder, son visage encore masqué. Wackerbach se cassa en deux :

- Que… que désire Son Altesse ?

- Voir ma fille ainsi que ce laissez-passer m’en donne l’autorisation, fit-elle en présentant le document que le « gouverneur » prit avec autant de précautions que s’il s’agissait d’un fer rouge.

- C’est que… il est déjà tard. Mme la duchesse vient juste de rentrer de sa promenade et c'est l’heure où elle se repose.

- Peu importe ! Je veux la voir, vous dis-je !

Ce disant, elle écartait le masque de velours noir afin qu’il vît nettement son visage courroucé qui, à l’évidence, l’effraya. Il essaya encore, sottement, de gagner un temps inutile :

- Et… l’autre dame ?

- La baronne Berckhoff, ma dame d’honneur. Elle n’est pas autorisée à voir la princesse et restera dans la voiture sous la garde de l’escorte… à laquelle vous pourriez peut-être offrir des boissons chaudes !

- Ma… Madame la duchesse compte… coucher céans ?

- Non. Nous chercherons une auberge ! Il suffit maintenant ! Avancez, cocher ! ajouta-t-elle en se rejetant en arrière et en remettant son masque…

La voiture se mit en marche lentement. A l’intérieur, il faisait très ombre.

- C’est le moment ! souffla la duchesse. Prenez garde ensuite à bien jouer votre rôle ! Et que Dieu soit avec vous !

Rapidement elles ôtèrent leurs mantes qu'elles échangèrent en même temps que leurs places. Les vêtements qu'elles portaient en dessous étant rigoureusement semblables, les masques aussi, c’était à s’y méprendre. Eléonore ôta ses bagues et le bracelet à ses armes qu’elle tendit à son double.

- Il ne faut rien négliger, murmura-t-elle. Faites très attention de surveiller votre voix - depuis la veille, Aurore s’était consciencieusement efforcée de copier le timbre légèrement enroué par un reste de rhume qui facilitait les choses.

On avait franchi le pont-levis, la voûte gothique où s’encastrait la herse et à laquelle succédait une porte à pentures de fer. La voiture s’arrêta au milieu d’une cour qui ressemblait davantage à un puits qu’à une cour d’honneur digne de ce nom. Dans la lumière pauvre d’un crépuscule précoce que trois ou quatre torches plantées dans les grilles s’efforçaient de pallier, Aurore vit des poules en liberté et même un cochon qui, près de la porte ouverte des cuisines, dévorait les détritus qu’on venait de lui jeter. Quel décor pour la délicate créature qu’aimait Philippe !

Soutenue par l’officier d’escorte, elle descendit précautionneusement du carrosse pour se diriger vers une tourelle abritant l’escalier. Dans un château normal, un laquais aurait dû l’y attendre armé d’un candélabre. Là, c’était un soldat tenant une torche dont la flamme rabattue par un coup de vent manqua d’effleurer son visage heureusement protégé par le masque.

- Prenez donc garde, maladroit ! gronda-t-elle du ton exact qu’eût employé Eléonore.

L’homme marmotta une vague excuse et la précéda dans la vis de pierre aux marches usées dont les murs, ayant dû être hâtivement nettoyés, laissaient paraître des traces de salpêtre. Cela sentait affreusement l’humidité…

A l’étage, on pénétra dans une antichambre meublée d’une tapisserie, d’un coffre et de deux bancelles où veillaient deux gardes. Au-delà, il y avait une assez vaste pièce où de lourds meubles Renaissance, du velours jaune et de rares dorures s’efforçaient de composer un salon. Un vieux gentilhomme y jouait aux échecs avec une dame presque aussi âgée que lui mais à l’annonce de la duchesse ils se levèrent pour la saluer. Celle-ci leur rendit une brève inclination de la tête :

- Je veux voir ma fille, leur dit-elle sans prêter attention aux noms qu’ils prononçaient pour se présenter. A eux deux, ils devaient composer la majeure partie de la « cour » d’Ahlden. A ce moment, la porte s’ouvrit sous la main d’une femme de chambre portant des vêtements pliés sur son bras. Elle eut à peine le temps d’esquisser une révérence devant cette femme majestueuse somptueusement vêtue dont la mousseline des coiffes cachait la majeure partie de la figure. Celle-ci l’écarta de la main et franchit la porte avant qu’elle n’eût le loisir de la refermer, puis rabattit elle-même le battant en ordonnant :

- Qu’on nous laisse seules !

Ainsi qu’elle le pensait, elle se trouvait dans la chambre de Sophie-Dorothée et la vit assise, près de la cheminée de pierre, dans une cathèdre d’ébène garnie de coussins, regardant sans les voir les jeux des flammes dont le reflet donnait un peu de vie à son visage aux yeux clos… Habillée de velours noir sans un bijou, sans la moindre dentelle pour en adoucir la rigueur, les mains abandonnées sur ses genoux, elle semblait incroyablement fragile et désolée. Tout cela Aurore l’observa le temps d’un éclair. Son entrée tumultueuse à souhait avait réveillé la jeune femme qui, instantanément, fut debout :

- Veuillez me pardonner, Madame, mais je ne souhaite pas votre venue !

- Dans ce cas, fermez les yeux. Je désirais vous parler. C’est il me semble chose naturelle et dont jusqu’à présent on ne m’a pas accordé licence.

Elle repoussa d’une main ses dentelles et de l’autre posa un doigt sur sa bouche.

- Vous !… souffla Sophie-Dorothée, qui l’instant suivant entrait dans le jeu avec une étonnante présence d’esprit, ce qui soulagea infiniment sa visiteuse. « Il est évident que je ne peux vous en empêcher ! » enchaîna-t-elle avec un soupir de lassitude.

Imitant l’espèce de majesté désinvolte qui caractérisait la duchesse, Aurore vint tendre ses mains dégantées à la chaleur du feu en les frottant l’une contre l’autre :

- Il fait un froid d’enfer, aujourd’hui, dit-elle en baissant la voix comme si elle accusait un moment de fatigue. Ce qui allait permettre un dialogue inaudible depuis le salon.

Ensuite, elle tira le siège placé de l’autre côté de la cheminée pour le rapprocher de celui de « sa fille » mais en prenant bien soin de lui faire tourner le dos à la porte :

- Maintenant, causons ! dit-elle avec satisfaction en étendant ses jambes vers la flamme.

- Voulez-vous que je vous fasse servir une collation ? demanda Sophie-Dorothée dans le même registre vocal. Du chocolat… du thé ?

- Rien, merci ! Cela signifierait faire entrer une servante. Je n’ai pas l’intention de m’attarder, mais il faut que je vous pose certaines questions…

- J’y répondrai de mon mieux mais, en premier lieu, où est ma mère ?

- En bas, dans la voiture, sous le manteau de la baronne Berckhoff. Nous avons fait l’échange pendant que nous franchissions les défenses et après qu’elle se fut fait reconnaître. Grâce à Dieu nous sommes de même taille et je commence à croire que je suis une assez bonne comédienne…

La prisonnière - on ne pouvait guère l’appeler autrement ! - eut l’ombre d’un sourire :

- Vous pouvez en être sûre. Que voulez-vous savoir ?

- Ce qui s’est passé exactement dans la nuit du 1er au 2 juillet dernier. A Herrenhausen, je suppose ?

- Vous supposez juste. Nous nous préparions à nous enfuir votre frère et moi !

- Où ?

- A Wolfenbüttel pour commencer. Vous vous souvenez peut-être qu’avant la demande de Hanovre, j’étais promise au fils du duc Antoine-Ulrich et qu’il a suffi d’une visite de l’Electrice Sophie pour jeter tout à bas et même changer le cœur de mon père. Les Wolfenbüttel sont nos cousins, nos proches voisins, outre le fait qu’ils sont charmants. D’un instant à l’autre ils sont devenus l’ennemi, catholique de surcroît et surtout ami du roi de France. Quand Hanovre m’est devenu insupportable, je leur ai écrit pour demander asile, pour quelque temps, avant de passer en France. Et l’asile m’a été accordé de grand cœur. Nous avons donc fait nos préparatifs et nous devions fuir au soir du 2 juillet afin de profiter d’une absence de l’Electeur Ernest-Auguste mais il s’est trouvé souffrant et sa présence compliquait les choses. Alors j’ai prié ma chère Knesebeck d’écrire un mot à Philippe, le priant de passer me voir au palais, par notre chemin habituel, entre onze heures et minuit. Pour se faire ouvrir les portes, il devait siffler quelques notes des Folies d’Espagne de Corelli qui était notre signal. Il est venu…

- Mais pourquoi l’avoir appelé ? Ne suffisait-il pas de lui écrire que le rendez-vous était remis ?

Le regard sombre, si joliment pailleté, de Sophie-Dorothée s’évada, plein de douleur :

- Il fallait que je puisse le lui dire moi-même. Vous n’imaginez pas le degré qu’avaient atteint sa jalousie et sa hâte de partir. Il n’en pouvait plus de me savoir aux mains de mon époux. C’était d’ailleurs uniquement pour m’emmener qu’il était revenu de Dresde et moi, je l’avoue, j’aspirais de toute mon âme à en finir une bonne fois avec les mensonges, les demi-vérités, les masques et cette hypocrisie que nous étions obligés de pratiquer. Nous ne demandions qu’à pouvoir nous aimer loin de l’atmosphère fétide de Hanovre.