- Donc il est venu. Et ?

Le délicat visage s’empourpra :

- Et au lieu d’un entretien de quelques minutes, nous avons commis la folie de nous aimer. Il y avait des mois que nous n’avions connu ce merveilleux bonheur. Cela a convaincu Philippe et il a consenti à modifier ses plans. Nous nous voyions déjà hors d’atteinte, galopant au-delà de la frontière vers notre premier asile… et vers le bonheur. C’était tellement délicieux que nous avons oublié l’heure. Knesebeck cependant veillait, morte d’inquiétude, nous répétant que le jour se lève tôt en été. Nous nous sommes séparés. Philippe m’a dit : « A dans trois jours ! » et il s’est envolé comme une fumée… Je ne l’ai plus jamais revu… Ensuite il y a eu ce cauchemar, la colère de mon beau-père, la haine de mon époux, le mépris de ma belle-mère. Ma précieuse Knesebeck m’a été enlevée ; on a mis des gardes à ma porte… mais le pire c’était que l’on m’a appris qu’il était mort.

- Où ? Quand ? Comment ?

- Je ne sais pas. Lorsque le ministre Platen m’est venu annoncer cette horrible nouvelle, j’ai voulu courir chez mon beau-père. A tout prendre c’est encore auprès de lui que j’avais auparavant trouvé quelque gentillesse, mais au sortir de mon appartement deux hallebardes se sont croisées devant moi. C’est ainsi que j’ai su que j’étais captive. Et, le soir, avant de se coucher, mes enfants ne sont pas venus m’embrasser comme d’habitude… Depuis le désespoir me tient et j’ai perdu jusqu’à l’envie de vivre. Alors, ici ou ailleurs !…

- Vous en a-t-on donné la preuve ?

- Est-ce que l’on donne des preuves à la femme adultère que j’étais désormais ? On n’a même pas voulu me dire ce que l’on avait fait du corps de Philippe. S’il avait été rendu à sa famille…

- Je ne serais pas là. A moi aussi on m’a dit qu’il avait été tué. En duel d’abord, contre le comte de Lippe ! Ce qui n’a pas de sens. A l’ambassadeur de Saxe envoyé par l’Electeur réclamer son général, on a parlé d’escapade qui aurait mal tourné. Il n’a rien voulu en croire, demandant qu’au moins on lui permette de ramener la dépouille en Saxe. Moi, je refuse d’admettre une mort que l’on est incapable de prouver… Par quel chemin Philippe a-t-il quitté votre appartement ?

- Celui par lequel il y était entré et qui donne directement sur les jardins.

- Et si celui-là avait été fermé ?

- Je ne vois pas par qui, mais en ce cas il aurait pu passer par la salle des Chevaliers. C’est évidemment plus long…

- J’ai appris par un de mes serviteurs qu’il y avait eu au cours de cette nuit du bruit à cet endroit et l’idée m’est venue que votre époux, ou son père, avaient pu le faire arrêter, jeter dans une voiture et transporter dans un donjon éloigné, ce qui expliquerait l’absence de cadavre…

Il y eut un silence puis soudain, Sophie-Dorothée se pencha pour saisir les deux mains d’Aurore. Dans ses yeux brillait une étincelle qui ressemblait à une lueur d’espoir :

- Vous pensez sincèrement ce que vous dites ? Vous croyez qu’il pourrait être…

Elle n’osa pas prononcer le mot. Peut-être par crainte de son trop grand espoir. Aurore serra entre les siennes les mains si froides :

- Captif quelque part ? Oui. C’est à cette idée que je m’accroche depuis que je le sais disparu. Alors, je cherche et je vais chercher encore. Je compte me rendre en Saxe. Le jeune Electeur est à la fois riche et puissant. En outre, il aime Philippe comme un frère. C’est le seul jusqu’à présent qui ait fait quelque chose et, avec son aide, je pourrai obtenir davantage. Le Hanovre n’est pas l’Europe que je sache et le nombre de ses forteresses n’est pas si grand…

Déjà elle réenfourchait son rêve dont elle put voir le reflet sur le visage tendu vers elle : la femme à demi morte qu’elle avait en face d’elle était en train de revivre. Elle l’entendit murmurer :

- Oh, si vous pouviez le retrouver, je supporterais plus vaillamment ma captivité ! Le savoir libre ! Quel bonheur !

- Mais il n’y en aurait pas de possible pour lui sans vous !

- Me faire sortir d’ici ? Ce serait difficile ! Ce château est mieux gardé que la trésorerie d’Etat. Je sors chaque jour, en carrosse afin que tous puissent me voir, mais vingt cavaliers enveloppent ma voiture et je n’ai pas le droit de descendre. Ce n’est pas, croyez-le, par souci de ma santé : on me montre afin que l’on puisse se convaincre que je suis toujours présente… et toujours la même.

- L’amour peut renverser des montagnes et Philippe vous aime.

« Comment pourrait-il en être autrement », songea-t-elle en regardant plus attentivement la princesse. Cette admirable chevelure d’un brun mordoré, ces yeux noirs pailletés d’or, ce teint délicat, cette bouche exquise ! Sans compter la grâce d’un corps dont la sévère robe noire n’arrivait pas à dissimuler les formes voluptueuses… Sophie-Dorothée n’était plus une jeune fille. Elle avait eu deux enfants qui l’avaient délivrée des mièvreries adolescentes. Elle était de la tête aux pieds faite pour l’amour et la passion de Philippe, sa folle jalousie aussi trouvaient leur justification dans cette femme adorable. Le constater lui procura un léger pincement au cœur mais elle-même aimait son frère au point d’accepter tous les sacrifices que réclamait son bonheur.

Jetant un coup d’œil à l’horloge de parquet logée dans un coin, elle vit que le temps passait vite. Trop vite ! Il fallait se hâter.

- Quand vous organisiez votre fuite de Hanovre quels préparatifs avez-vous faits ?

- Oh, c’était surtout Philippe qui s’en chargeait ! Moi je m’étais contentée de lui remettre l’argent que je pouvais avoir et une partie de mes bijoux, ceux que je préférais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Un banquier de Hambourg détenait une lettre de Philippe lui annonçant l’arrivée de joyaux au nombre desquels était son rubis « Naxos » et aussi une somme de quatre cent mille thalers…

- Quatre cent mille ? Mon Dieu ! D’où pouvaient-ils venir ? Je sais qu’il rassemblait secrètement des fonds en vue de notre départ commun mais je n’aurais pas imaginé une somme pareille ?

- S’il l’a écrit c’est que c’était vrai, mais le banquier n’a rien reçu.

- Aurait-il osé s’en emparer ?

- Je l’ai cru d’abord mais ne le pense plus. Une circonstance que je n’ai pas le temps de vous expliquer m’a permis de voir le rubis familial au cou de la Platen. L’envoi a dû être détourné par ses gens. Par le truchement du duc, le Hanovre entier est sous la griffe de cette femme…

- Oh, je sais ! Et surtout qu’elle me haïssait autant et plus que ma belle-mère ! Elle était folle de Philippe et le cachait si peu que je n’ai jamais compris la raison pour laquelle son amant en titre et le reste de la famille lui accordaient un tel pouvoir ! Pensez-vous qu’elle aurait pu jouer un rôle dans la disparition de Philippe ?

- Pourquoi non puisqu’elle fait ce qu’elle veut d’Ernest-Auguste ? Elle peut très bien avoir obtenu un ordre d’arrestation pour qu’il soit enfermé dans l’un de ses châteaux… J’ai envoyé…

Elle s’interrompit. Dans le miroir placé au-dessus de la cheminée, elle venait de voir s’entrouvrir la porte sous la main du vieux gentilhomme. Elle comprit que le temps imparti était écoulé et reprit plus haut et en se levant :

- Je suis rassurée, ma chère fille, de vous voir aussi raisonnable ! Mais il faut que vous me promettiez de prendre plus grand soin de votre santé ! Le confinement ne vous vaut rien…

- Ce n’est pas moi qui l’ai demandé, Madame ! J’avoue d’ailleurs que je me sens souvent lasse !

- Je vais en toucher un mot à votre père ! Il vous faut davantage d’exercice… et plus d’air !

Aurore remettait ses coiffes en place quand Sophie-Dorothée demanda :

- Ne m’embrasserez-vous pas, ma mère ? Votre visite m’a réconfortée et je vous demande excuses de vous avoir si mal accueillie au début de notre entretien.

Emue aux larmes, Aurore ouvrit les bras. Les deux jeunes femmes restèrent un instant serrées l’une contre l’autre :

- Ayez confiance, ma princesse ! chuchota Aurore. Je reviendrai.

- Au fait, avez-vous reçu « ses » lettres ?

- Absolument !

- Si vous revenez… apportez-m’en une ou deux… s’il vous plaît !

- Promis !

- Prenez garde à vous ! Et… remerciez ma mère !

En traversant la chambre, Aurore n’eut pas à faire d’efforts pour dissimuler son visage. Le mouchoir qu’elle tira pour essuyer ses larmes suffit amplement. Répondant d’un signe de tête au profond salut du vieux couple, elle se jeta dans l’escalier au bas duquel le gouverneur Wackerbach l’attendait. Elle eut l’audace de lui demander :

- Qui sont ces gens qui vivent avec ma fille ? Je ne les connais pas.

- Oh, ce sont des personnes de qualité ! Le comte et la comtesse von Neudorf. La cour de Hanovre les a recommandés pour leur venir en aide parce qu’ils sont ruinés !

Des Hanovriens ! Elle aurait dû s’en douter !

- Ne pouvait-on trouver mieux pour tenir compagnie à une jeune princesse ? Ils ont chacun un pied dans la tombe, lâcha-t-elle avec une rage dont elle ne fut pas maîtresse.

L’autre se mit à patauger :

- C’est… c’est possible mais… je n’y suis pour rien ! Votre Altesse devrait savoir… ce sont les ordres et…

- Il suffit ! Essayez de vous rappeler à l’occasion que vous êtes aux ordres de mon seigneur époux !

Et, se mouchant une dernière fois avec vigueur, elle s’engouffra dans la voiture dont un laquais lui tenait la portière ouverte. Le cocher fit faire demi-tour à ses chevaux, cependant qu’à l’intérieur, la duchesse et Aurore changeaient à nouveau de personnalité. Ce qui permit à Eléonore de remettre la tête à la portière au moment où l’on franchissait le pont-levis sur lequel Wackerbach était accouru pour un ultime salut :

- Souvenez-vous de mes paroles, major ! Je reviendrai !

Après quoi elle ferma la vitre et se rejeta en arrière :

- Alors ? Comment l’avez-vous trouvée ? Et qu’a-t-elle dit ?

- Ses derniers mots ont été pour Votre Altesse. Elle m'a demandé de la remercier… et de l’embrasser !

- C’est ce qu’elle a dit ?… Vraiment ?

- J’en fais serment !

- Oh, mon Dieu !… Merci… merci !

Sous le choc de l’émotion, la carapace de froideur dont s’enveloppait Eléonore se fissura pour laisser voir la mère. Une mère bouleversée qui étreignit soudain Aurore en pleurant.

- Il faudra revenir, Madame la duchesse, chuchota-t-elle. Je le lui ai promis. Elle a tellement besoin de se sentir aimée.

- Je m’en souviendrai. Racontez maintenant !

Elle n’en eut pas le loisir. Le capitaine commandant l’escorte fit faire halte au carrosse et vint, chapeau bas, demander les ordres :

- Nous ne pourrons pas rentrer à Celle cette nuit, Madame la duchesse. Il recommence à neiger : le chemin va se faire plus difficile et les hommes comme les chevaux doivent se reposer !

- Arrêtez-vous au prochain village digne de ce nom. Il y aura bien une auberge que vous réquisitionnerez. J’avoue qu’à moi aussi une soupe chaude et une chope de bière me feraient plaisir. Pas vous, baronne ?

- Oh, sans aucun doute, Madame. Avec un peu de chance, Votre Altesse trouvera peut-être un verre de vin !

Elle savait, en effet, qu’Eléonore détestait la bière et n’en buvait que quand il lui était impossible de faire autrement ou encore pour complaire à son époux…

La voiture repartit.

- Pensez-vous, comtesse, que la chance soit avec nous aujourd’hui ? demanda Eléonore au bout d’un instant.

Celle-ci lui offrit un sourire éclatant :

- J’en suis certaine, Madame. Nous avons pu faire du bon travail. J’espère qu’il en est de même pour Nicolas d’Asfeld…

Elle avait raison. Non seulement l’auberge que l’on investit littéralement était propre mais sa cave contenait quelques fûts de vin. Quant à Nicolas, du temps allait s’écouler sans apporter de nouvelles…

DEUXIÈME PARTIE

LES FLAMMES DE LA PASSION

1695-1696

CHAPITRE VIII

UNE LETTRE DE DRESDE

La duchesse Eléonore rendue à ses obligations, son palais et son époux… ne se priva pas de faire entendre à celui-ci quelques vérités premières tant l’avait mise hors d’elle le fait qu’il se fût abaissé à autoriser que sa fille soit « confiée » à des Hanovriens sur les terres des Brunswick-Lunebourg :

- C’est tout bonnement intolérable à moins que vous ne me disiez dans quel placard se trouve le cadavre qui vous livre pieds et poings liés à Ernest-Auguste ? Ce n’est pas, je l’espère, celui de Koenigsmark ?