A sa surprise, elle le vit pâlir, ce qui n’était pas un mince exploit pour cette face perpétuellement empourprée par les abus de la table.

- Qu’allez-vous chercher là ? grommela-t-il en choisissant un fruit confit dans un drageoir placé à portée de sa main. Ses dents n’étant plus ce qu’elles avaient été, il le grignota avec autant de prudence que de délectation. Cet exercice lui procura les quelques secondes de réflexion rendues nécessaires par l’attaque brutale de sa femme.

- Eh bien ? s’impatienta celle-ci.

- Un moment, s’il vous plaît ! Nous sortons de table et vous devriez savoir qu’une digestion harmonieuse est indispensable au bon état de ma santé. Si vous étiez une épouse attentive, vous auriez à cœur de vous en soucier davantage ! Ce que ferait une honnête Allemande mais c’est notre très grande faute, à nous autres souverains, d’aller nous enticher de ces filles du Poitou français nourries au lait de la sorcellerie…

Il essayait de noyer le poisson mais, sachant qu’elle le rattraperait quand elle le voudrait, la duchesse entra dans son jeu :

- Vous autres souverains ? A qui faites-vous allusion ?

- A cet abominable Bourbon, Louis le quatorzième, empêtré entre sa Montespan qui voulait l’enherber et sa Maintenon qui le noie dans l’eau bénite ! Notez que vous m’en voyez ravi ! Plus elles le maltraiteront et mieux je me porterai…

- Quand vous vous livrez à des comparaisons vous n’y allez pas de main morte ! Entre vous et le Roi-Soleil, j’aperçois une légère différence. Mais revenons à notre propos ! Pourquoi notre fille est-elle servie chez nous par des Hanovriens ?

Il essaya de s’extraire de son fauteuil mais Eléonore avait, d’un geste, renvoyé les laquais et il n’y avait plus personne pour l’aider à en sortir. Il se résigna :

- Mon frère m’a fait observer - avec justesse il faut bien l’admettre ! - qu’un entourage fourni par lui serait plus apte à faire respecter les termes du divorce. Les gens de chez nous sont trop attachés à leur princesse. Elle aurait tout obtenu de leur indulgence. Peut-être même serait-elle déjà en fuite…

- Avec qui ? Un fantôme ? Philippe de Koenigsmark est le seul homme avec qui la liberté aurait du prix…

- « Etait » le seul homme. Grâce à Dieu, il est mort !

- Vous en êtes sûr ? Si c’est le cas, vous devriez en informer sa famille et aussi vos pairs que la comtesse Aurore appelle à son aide, sans compter le plus puissant : le jeune Electeur de Saxe qui pourrait venir chercher les armes à la main une réponse que l’on n’a pas encore eu le courage de lui donner. Quant à notre fille, elle est brisée par la douleur et n’a pas besoin d’une collection de bourreaux attachés à elle avec la bénédiction de son propre père ! Vous devriez penser qu’un jour vous aurez des comptes à rendre ! Pas à votre maudit frère mais à Dieu !

- Madame !

Mais elle n’était déjà plus là. Mince et restée souple, elle n’avait pas besoin d’aide pour quitter son fauteuil et avait choisi de laisser son époux à ses réflexions…

A la prière de Charlotte Berckhoff, Aurore resta quelques jours chez elle. Le temps étant redevenu exécrable, le prétexte était tout trouvé et l’excellente femme qui aimait Sophie-Dorothée depuis l’enfance, qui avait connu Philippe au temps de leurs fragiles fiançailles, était heureuse de pouvoir parler d’elle. Sous le manteau de l’âtre où flambaient des troncs de pins odorants, elles passaient de douces soirées à évoquer des souvenirs et renforçaient d’autant les liens de leur amitié.

Celle-ci se forgeait aussi dans leur inquiétude commune au sujet de Nicolas d’Asfeld. Commune et grandissante à mesure que passaient les jours sans apporter la moindre nouvelle du jeune homme. Avait-il réussi à se faire admettre chez la Platen, à la charmer en chantant à ses pieds accompagné de sa guitare ? Ou, démasqué au propre comme au figuré, avait-il été jeté en prison ou pis encore ? C’était l’une des raisons pour lesquelles Aurore s’attardait chez son amie : connaître quel destin le jeune homme avait rencontré chez l’abominable comtesse. L’autre étant qu'elle s’y trouvait bien…

Charlotte était de ces femmes qui, en déclarant à un hôte qu’il pouvait se considérer comme chez lui, énonçait une simple vérité. Prendre ses habitudes dans cette demeure bénie de Dieu était facile. Trop peut-être et au bout d’une semaine, Aurore émit des scrupules :

- Me gêner ? protesta la baronne. Alors que votre présence est une joie de chaque instant ? Vous me rendez ma jeunesse, ces jours d’insouciance que nous partagions Christine et moi Vous lui ressemblez énormément !

- C’est gentil de me le dire et j’avoue que j’ai peine à m’éloigner tant qu’Asfeld n’a pas donné au moins signe de vie.

- Je partage votre sentiment et vous en êtes consciente. Mais vous devriez écrire à votre sœur qui, elle aussi, doit s’inquiéter : le courrier pour Hambourg part demain matin. Un valet irait porter votre lettre.

Les postes impériales étaient le privilège des princes von Thurn und Taxis et, s’inspirant du modèle français1, reliaient entre elles par coureurs toutes les villes de quelque importance et fonctionnaient de façon satisfaisante. Cela supposait une vaste organisation et une cavalerie nombreuse mais les revenus qui en découlaient allaient assurer l’énorme fortune de la famille princière. La lettre partit donc et Aurore, qui, dans son anxiété, en venait à oublier le reste du monde, sentit ses remords à retardement s’apaiser.

On n’avait guère de nouvelles, non plus, du palais. La duchesse avait autorisé la baronne Berckhoff à poursuivre une convalescence qui, lors de leur voyage à Ahlden, lui était apparue insuffisante, ce dont on lui était reconnaissante car la présence constante de la maîtresse de maison préservait celle d’Aurore dont personne au palais ou en ville n’avait la moindre idée.

Eléonore vint deux fois, en plein jour et très officiellement, prendre des nouvelles de sa dame d’honneur et, la seconde, ne cacha pas son inquiétude :

- C’est tout de même étrange qu’Asfeld n’ait pas encore donné signe de vie. Il doit bien imaginer notre anxiété ?

- Cela ne lui est peut-être pas possible. S’il a réussi à plaire à la Platen, surtout si elle lui a découvert d’autres charmes que sa voix, il est possible qu’elle l’ait mis sous clé. Ce serait assez dans sa manière. Il y a de la mante religieuse dans cette femme.

- Voilà qui est rassurant, observa Aurore. Cependant la Chancellerie du palais ne reçoit-elle aucune dépêche, officielle ou autre, en provenance de Hanovre ?

- Les nouvelles officielles sont d’une platitude inouïe… quant aux autres, je n’ai jamais eu accès aux rapports des espions que mon époux et en particulier Bernstorff, son chancelier, entretiennent là-bas comme dans les autres cours souveraines. Ce dernier me déteste d’autant plus que je n’ignore pas ses bonnes relations avec le premier ministre Platen. En revanche, le silence que nous subissons présente, à y réfléchir, un bon côté : si une catastrophe quelconque avait eu lieu, il ne manquerait pas de m’en informer. Il y puiserait même une joie toute particulière.

- Dans ce cas, dit Aurore, je vais ressusciter Hugo von Mellendorf et retourner à Hanovre !

- A aucun prix ! lâchèrent avec un bel ensemble la duchesse et la baronne… Ce serait suicidaire, ajouta la première, et, en outre, si vous étiez prise vous pourriez nous mettre en danger - le mot n’est pas trop fort ! -, la baronne et moi-même.

- Me croyez-vous assez lâche ou assez sotte pour vous mettre en cause ? s’indigna la jeune fille. Je suis une…

- Koenigsmark, nous le savons, coupa Eléonore, mais ce que vous ignorez c’est de quoi ces gens sont capables. Ce qu’Ilse a subi ne vous en donne qu’une faible idée !

- Je ne suis pas Ilse et j’appartiens à la haute noblesse d’Europe. Ils n’oseront pas !

- Ils ont bien osé tuer votre frère.

- Non !

Ce fut un cri, un refus sorti de ses entrailles parce qu’il n’y avait pas en elle la moindre fibre qui acceptât cette hypothèse ! Charlotte Berckhoff en fut remuée :

- D’où tirez-vous cette foi, cette force ? De Dieu ?

- Certes je le prie, je l’implore de me rendre mon frère mais tant que je ne l’aurai pas vu mort, je n’y croirai pas ! Philippe est une force de la nature capable de tenir tête à n’importe quel ennemi !

- Sauf au poignard qui frappe dans le dos, à la main prétendument amie qui glisse le poison dans un verre avant de l’offrir, murmura la duchesse avec compassion. Il y a mille manières de faire passer de vie à trépas qui ne s’y attend point. Fût-il un surhomme ! Cela dit, gardez votre conviction ! L’amour peut abattre des montagnes… et peut-être avez-vous raison. En attendant, je vais envoyer une personne de confiance à Hilda Stohlen. Ce serait le diable si elle ne parvenait pas à apprendre quelque chose. Et vous, efforcez-vous à la patience ! C’est, croyez-moi, une grande vertu…

C’était aussi une grande parole, mais Aurore n’eut guère le temps de la mettre en pratique : vers le milieu de la matinée du lendemain, la voiture de Mme de Loewenhaupt menée par son cocher Gottlieb pénétrait dans la cour de la baronne Berckhoff. Elle apportait un mot d’Amélie priant sa sœur de rentrer à Hambourg pour une affaire urgente.

- Elle aurait pu m’écrire de quoi il s’agit, s’insurgea la jeune fille. Décidément, dans cette famille on cultive de plus en plus la manie du secret !

Mais bon gré mal gré il fallait obtempérer et deux heures plus tard, après avoir embrassé Charlotte trois ou quatre fois, en l’adjurant de la prévenir dès qu’elle saurait des nouvelles, Aurore monta en voiture pour reprendre le chemin de Hambourg. Son amie avait beau lui répéter qu’une nouvelle urgente ne signifiait pas forcément une mauvaise nouvelle, elle éprouvait quelque peine à s’en convaincre : il arrivait assez souvent à Amélie de faire une montagne d’une taupinière.

C’était vraiment une excellente nouvelle et, en arrivant à Hambourg, Aurore trouva sa sœur dans un état d’excitation inimaginable pour une personne dont le maintien habituel se départait rarement d’une certaine solennité. A peine descendue de carrosse, elle reçut dans ses bras une Amélie qui riait et pleurait tout à la fois :

- Enfin te voilà ! Mon Dieu ! j’avais l’impression que tu ne reviendrais jamais ! Pourquoi as-tu tant tardé ? Pourquoi…

- Un peu de calme, voyons ! Je t’ai écrit avant-hier une lettre où je t’expliquais… Mais tu n’as pas dû la recevoir encore, réfléchit-elle à haute voix. Gottlieb m’a ramenée à un train d’enfer comme s’il y avait le feu à la maison. Evidemment il n’a rien voulu me dire, te réservant la primeur de cette fameuse nouvelle !

- Il n’aurait plus manqué qu’il me prive de ce plaisir ! Tu vas être transportée de joie !

Aurore se sentit pâlir :

- Il s’agit de Philippe ?… allons, dis vite à présent ! Cela seul pourrait me transporter de joie…

Comprenant qu’elle en avait peut-être fait un peu trop, Amélie se calma aussitôt :

- Non… Non, hélas ! Pardonne-moi si j’ai pu te laisser espérer… Oh, c’est stupide à la fin ! Entrons d’abord ! Viens te réchauffer et je te montrerai les lettres !

Bras dessus bras dessous les deux sœurs pénétrèrent dans la maison, mais il était évident qu’Amélie avait peine à maîtriser son exultation bien qu’elle s’en voulût d’avoir causé une fausse joie. Elle la conduisit à sa chambre où Ulrica l’attendait. Beaucoup moins primesautière, celle-ci lui servit en guise d’accueil :

- Ah vous voilà tout de même ! Je commençais à me demander si l’on vous reverrait un jour !

Elle se hâta de la débarrasser de ses vêtements de voyage pour l’envelopper dans une confortable robe de chambre, des petites mules fourrées, et l’asseoir au coin du feu en annonçant qu’elle allait lui chercher du chocolat chaud. Pendant ce temps Amélie qui s’était éclipsée quelques instants reve nait, tenant une lettre à la main, et tirait un tabou ret capitonné pour s’installer en face de sa sœur :

- Il faut que je te dise, pour commencer, que le prince-électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, vient de nommer mon époux général et il lui donne une maison afin de me permettre de tenir notre rang à sa cour. Il a eu la bonté de m’en informer personnellement et voici ce qu’il t’écrit à toi, conclut-elle en présentant une lettre dont le sceau brisé fronça le sourcil de sa cadette. Ce que voyant, elle se hâta d’expliquer :

- Excuse-moi d’en avoir pris connaissance mais ignorant où tu étais et s’il était même possible de te joindre, j’ai pensé, étant donné la qualité de celui qui t’écrit, qu’il fallait que je sache quoi répondre au cas où…