- Arrête ! Tu as eu entièrement raison. Voyons maintenant cette lettre.

En termes dont le ton officiel n’excluait pas une certaine chaleur, Frédéric-Auguste évoquait son amitié pour le comte de Koenigsmark ; et son très vif désir de recevoir à sa cour la comtesse Aurore, laissant entendre qu’il souhaitait lui apporter toute l’aide dont il pouvait disposer afin d’éviter de nouvelles larmes aux plus beaux yeux du monde…

- Enfin ! exhala la jeune fille en laissant l’épais papier armorié s’échapper de ses doigts. Depuis que Philippe a disparu j’espère ce geste, cette main tendue. Certes, un émissaire a été par lui envoyé en Hanovre, mais s’il a réclamé il n’a pas osé le faire avec fracas. A présent, cela va changer et je suis sûre qu’un aussi grand prince va tout mettre en œuvre pour retrouver Philippe !

- … et pour éviter d’autres larmes à d’aussi beaux yeux, ironisa Amélie. Il n’a pas l’air de se soucier autant des miens.

- Que veux-tu dire ?

- Qu’il se donnerait peut-être moins de mal si ta réputation de beauté n’était venue jusqu’à lui, fit-elle en riant. Le prince passe pour aimer les femmes et je suis persuadée qu’il s’empresserait moins auprès d’un laideron.

- Quoi qu’il en soit, il promet son aide et c’est ce que je veux retenir de sa lettre. Il ne nous reste plus qu’à préparer notre départ pour Dresde !

- A propos, si tu me disais ce que tu as fait pendant ton séjour à Celle ?

- Attends, je viens d’arriver et, pense ce que tu veux, je n’ai pas perdu mon temps. Ainsi, j’ai acquis la certitude que l’envoi annoncé par Philippe à Lastrop a été détourné par la Platen.

Suivit, naturellement, le récit que réclamait Amélie, assorti de l’inquiétude éprouvée par Aurore au sujet de Nicolas.

- Je t’avoue que nous ne savions plus que faire, Charlotte Berckhoff et moi, et, sans ta bonne nouvelle, je serais encore là-bas. En fait… elle ne sera vraiment bonne que lorsque j’aurai mesuré le secours que m’offre le prince.

Mais Amélie n’était pas revenue de la stupeur où l’avaient plongée les aventures d’Aurore :

- Tu es allée vraiment à Ahlden ? Tu as vraiment vu la princesse ?

Aurore sentit la moutarde lui monter au nez :

- Veux-tu me dire pour quelle raison je m’évertuerais à fabriquer pour toi un conte à dormir debout ? Je n’ai jamais menti, que je sache !

- Je te demande pardon, mais tu sais que depuis l’arrivée de ces lettres il m’arrive de perdre la tête et, je le confesse, il y a des moments où ton audace m’effraie…

- Alors je te conseille de t’y habituer parce que ce n’est que le commencement. Michel Hildebrandt assassiné, la Platen parée du rubis « Naxos », le calvaire de Sophie-Dorothée et la disparition d’Asfeld : tu ne crois pas que cela mérite toutes les audaces ?

Retirée dans sa chambre après le repas du soir, Aurore, avant de se coucher, écrivit une longue lettre à la chère baronne pour la mettre au courant de ce qui lui arrivait et la prier d’en informer la duchesse Eléonore…

Ensuite, elle chercha le paquet de lettres rapporté par le pauvre Hildebrandt, le posa sur son petit bureau et resta là un moment à le contempler sans oser l’ouvrir. Il allait falloir s’y résoudre pourtant, afin d’en faire parvenir deux ou trois à Sophie-Dorothée. Pas davantage pour qu’elles soient plus faciles à cacher - sans doute sous le baleinage d’un corsage - afin d’apporter un peu de chaleur à la séquestrée d’Ahlden. Mais lesquelles ? Lorsque, d’une lame prudente, elle eut fait sauter les sceaux, coupé les liens et défait le double emballage de forte toile et de papier, elle eut devant elle quatre paquets noués de rubans bleus, chacun représentant une année d’amour… En ouvrant le premier elle s’aperçut que la lettre était datée du 1er juillet 1690. Tout juste quatre années avant la nuit de Herrenhausen ! Elle vit là un signe et déplia la feuille avec précaution. Puis elle eut un instant d’émotion en découvrant la grande écriture de Philippe et son orthographe insensée qui aurait pu amuser si la passion exprimée ne s’était inscrite en lettres de feu.

« Je suis à présent à l’extrémité », écrivait-il d’Ath où il était alors cantonné, « et je n’ai d’autre moyen de me sauver qu’une lettre de votre incomparable main. Si j’étais assez heureux d’en recevoir je serais du moins un peu consolé. J’espère que vous serez assez charitable de ne point me refuser cette grâce et puisque vous causez mon affliction il est juste que vous me consoliez aussi… Si je n’écrivais à une personne pour laquelle j’ai autant de respect que d’amour je trouverais des termes qui exprimeraient mieux ma passion… »

La lettre achevée, Aurore en prit une autre puis une autre encore. Il y avait là ce que Philippe avait vécu durant quatre années et la jeune fille comprit qu’elle ignorait bien des choses concernant ce frère qu’elle croyait connaître comme elle-même. Tout y était exprimé en véritables cris de passion :

« Je ne pourrais jamais cesser de vous aimer et vous ferez tout le malheur de ma vie comme vous en faites tout le bonheur… » mais aussi des reproches et les échos d’une jalousie rongeante, douloureuse comme un cancer.

A la lecture des lettres de Philippe, elle pouvait deviner celles de Sophie-Dorothée, où s’exprimait sans doute autant d’amour mais peut-être aussi la peur de son entourage, de ces gens qui la haïssaient, de ces châteaux sinistres où elle étouffait…

« Qu’est-ce qu’une lettre d’amour sinon un certificat de souffrance, un témoignage écrit que le chemin de croix a été parcouru pas à pas avec ses paliers de jalousie, de soupçons et de terreurs par deux êtres que l’absence affole… »2

L'une après l’autre les lettres s’ouvraient, livraient leur charge d’amour et de douleur, puis se refermaient tel un oiseau repliant ses ailes. Ou comme le papillon auquel Philippe se comparait dans l’un des derniers billets :

« Vous me dites que vous êtes née pour m’aimer. Moi je crois être né aussi pour en mourir. Le papillon qui brûle à la chandelle sera mon sort. Je ne peux éviter mon destin. »

Une étrange impression d’irréalité se dégageait de ces papiers brûlants. Les deux amants avaient établi entre eux un code au cas où l’un d’eux s’égarerait. Assez puéril d’ailleurs et dont Aurore trouva la clé sans trop de peine. Elle découvrit que l’Electeur Ernest-Auguste était don Diègue, le mari le Réformeur, le duc de Celle le Grondeur et la duchesse le Pédagogue. A la Platen allait fort bien l’épithète de « Grosse Dondon » tandis que Sophie-Dorothée devenait « Cœur gauche » à cause d’une certaine propension à la maladresse. La belle-mère Sophie devait se contenter d’un chiffre : 200 (?). Koenigsmark était Tircis, encore que ce roi des tempêtes n’eût pas grand-chose à voir avec un aimable berger. Enfin, ce ne fut pas sans stupeur qu’Aurore se découvrit sous le vocable plutôt flatteur encore que mystérieux de la Sultane ou l’Aventurière. Ce dernier lui donna à penser que son frère la connaissait mieux qu’elle ne le faisait, peut-être parce qu’ils portaient en eux un égal goût du risque et du dépaysement…

La nuit s’achevait quand Aurore replia la dernière lettre et renoua les quatre rubans avant de reconstituer soigneusement le paquet en laissant de côté les trois billets qu’elle avait choisis : ceux où l’inguérissable amour de Philippe explosait avec le plus d’ardeur. Sophie-Dorothée en nourrirait sa douleur mais y réchaufferait son cœur…

Elle enveloppa son choix, le lia d’un ruban qu’elle scella de trois cachets verts à ses armes, y joignit une missive pour Charlotte Berckhoff et glissa le tout dans une poche intérieure de son ample cape de voyage. Il était inutile de les confier à la poste : la route qui allait les emmener en Saxe, elle et Amélie, passait par Celle avant de poursuivre par Brunswick, Halberstadt, Leipzig, pour s’achever à Dresde. Il serait facile - et surtout beaucoup plus sûr - de les livrer à domicile. En mains propres si possible, mais de toute façon à destination…

Quelques jours plus tard, on fermait la maison de Hambourg et les deux sœurs accompagnées de leurs gens quittaient la ville sans imaginer un instant qu'elles n’y reviendraient pas de sitôt et que, pour Aurore, la route qui s’ouvrait sous un soleil encore timide mais déjà printanier n’était autre que celle du destin…

Dans sa hâte d’arriver, Aurore appréhendait la longueur du voyage. Pourtant, lorsque l’on eut laissé derrière soi l’immense plaine du Nord avec ses maigres bouleaux, ses gravières et ses éternels champs de choux, tirant davantage sur le jaune que sur le vert, elle s’intéressa au paysage devenu plus aimable, plus accidenté aussi. Comme le printemps avançait au rythme de la voiture - moins vite tout de même encore que le mauvais état des chemins fût une sérieuse cause de ralentissement -, l’herbe reverdissait et les arbres fruitiers se couvraient de fleurs à mesure que l’on descendait vers le sud-est. L’air aussi se faisait plus doux. Tous agréments qui apportèrent un apaisement à l’humeur d’Ulrica, qui passa du noir au gris et du gris à une sorte de blanc légèrement bleuté, mais qui n’alla jamais jusqu’au rose. Même lorsque, en atteignant Dresde après des jours et des jours, elle découvrit la ville tendrement enserrée dans une boucle de l’Elbe mais une Elbe si claire, si bleue qu’elle refusa de croire que c’était réellement le même fleuve qu’à Hambourg. Ce n’était pas possible : son Elbe à elle était au moins deux fois plus large et d’une teinte nuancée d’ocre. Amélie lui expliqua patiemment que l’on était plus près des sources nées dans les montagnes proches, mais elle tenait à son idée qu’elle étayait sur le postulat qu’elle ne voyait pas pourquoi, si c’était bien le même cours d’eau, l’on ne s’était pas contenté de le suivre, ce qui eût été plus agréable : au moins on serait resté au même niveau au lieu de cette perpétuelle succession de montées et de descentes qu’on l’avait obligée à endurer et qui lui mettait « l’estomac à l’envers »… Ce qui ne l’empêchait cependant pas de dévorer dans les auberges où l’on faisait halte.

Aurore, elle, se désintéressait du débat. Elle regardait Dresde et s’en enchantait. Que cette ville, encadrée par les collines verdoyantes que l’on appellerait plus tard la Suisse saxonne, avait de charme ! Les alentours composaient un cadre romantique de rocs, d’eaux vives et de forêts à la riche cité encore défendue par de claires murailles au-dessus desquelles s’enlevait le vieux château-palais, le Residenzschloss, dominé par une tour si haute que la jeune fille ne se souvenait pas d’en avoir vu de telles3.

Amélie, de son côté, connaissait Dresde où elle avait séjourné à plusieurs reprises avec son époux. Elle donna donc à Gottlieb les indications nécessaires pour trouver la maison accordée par le prince à son général. Ce qui était la simplicité même puisqu’elle se situait au bord du fleuve et presque au pied de la résidence princière. Pas très vaste, elle était faite de pierre blanche, qui changea Aurore des étemelles briques foncées du Nord. Sa façade élevée à pignon étagé s’ornait de peintures en grisaille que le rouge vermillon du toit à double pente faisait ressortir avec élégance. Une cour, un jardinet et des écuries la complétaient.

Les voyageuses venaient de pénétrer dans leur nouvelle demeure, guidées par un certain Kempen qui semblait cumuler les fonctions de gardien et de majordome, quand Loewenhaupt fit son apparition dans tout l'éclat de son nouveau grade pour leur souhaiter une hâtive bienvenue : il était retenu ce soir au palais mais reviendrait les chercher le lendemain afin de les présenter à la mère et à la femme de l’Electeur ainsi que l’exigeait le protocole pour les dames appelées à la cour.

Lui toujours si compassé faisait preuve d’une fébrilité nouvelle. Après les avoir embrassées, conduites à vive allure à travers la maison et ramenées dans le salon principal où il leur précisa que Kempen se chargerait de leur présenter leurs nouveaux serviteurs, il s’apprêtait à s’esquiver quand Amélie, qui l’observait d’un œil d’abord surpris puis légèrement réprobateur, le saisit par sa manche :

- Un instant s’il vous plaît ! Vous voilà bien pressé.

- Je vous ai déjà dit, ma chère, que Son Altesse m’a accordé un moment pour venir vous saluer dès que nous avons été prévenus de votre arrivée mais que nous étions en plein conseil !…

- Cinq minutes de plus ou de moins ne changeront rien à l’affaire et je suppose que « Son Altesse » ne tient pas son regard fixé sur une pendule pour mesurer la durée de votre absence ?

- En… en effet, mais pourquoi tenez-vous tant à me retenir ?

- Pour vous dire que si je trouve cette maison charmante, je la trouve aussi un peu petite. Quatre chambres, ce n’est pas suffisant ! Et puisque vous êtes à poste fixe maintenant, je pensais faire venir les enfants ? Depuis le temps qu’ils sont chez les vôtres, ils finiront par ne plus reconnaître leur mère !