- Il voulait revoir Sophie-Dorothée, l’imbécile ! fit Mme de Loewenhaupt avec un haussement d’épaules. Quelle stupidité !

- Sans doute, mais surtout il voulait la sauver !

En effet, quelques mois après le transfert des cendres de Charles-Jean à Agathenburg, Philippe arrivait à Hanovre pour prendre le commandement de la garde de l’Electeur. Le précédent titulaire avait été tué par un baron suisse et cette involontaire défection gênait considérablement un prince impopulaire et qui, de ce fait, ressentait le besoin d’être protégé de façon efficace. Ernest-Auguste était un vieil homme tatillon, avare, naturellement soupçonneux et ayant passé toute sa vie entre les vins, les cartes et les filles. L’âge venant, il avait fini par se contenter d’une seule maîtresse : Clara-Elisabeth de Meissenbourg, qu’il avait mariée à un certain Platen dont il avait fait un comte afin qu’elle fût comtesse. Etant fort séduisante, elle suffisait à Ernest-Auguste. Mais la réciproque n’était pas vraie : le vieux duc ne suffisait pas à Mme de Platen, dite plus couramment « la Platen », nymphomane, follement ambitieuse et dépravée jusqu’à l'âme. Aussi avait-elle l’habitude de lui donner des coadjuteurs choisis parmi les officiers et même les simples soldats de la garde. Autant dire qu'elle avait réussi à faire de la cour de Hanovre, où l’ivrognerie était élevée à hauteur d'une institution, l’un des lieux les plus faisandés d’Europe.

Quant à l'héritier, Georges-Louis, il était franchement pire que son père. C’était une manière de hobereau tudesque, vulgaire, teigneux et sot, flottant généralement entre deux vins et pourvu d’une maîtresse : Catherine de Bush, la propre sœur de la Platen… « Groin de cochon », ainsi que le surnommaient gracieusement ses futurs sujets, passait avec elle le plus clair de son temps.

Sur ce fangeux décor, une femme se dessinait cependant à l’eau-forte : l’épouse de l’Electeur, Sophie, fille du roi détrôné de Bohême et détentrice originelle des quelques gouttes de sang anglais puisqu'elle était la petite-fille de feu Jacques Ier. Celle-là avait tant de hauteur qu'elle méprisait à peu près tous les princes allemands avec une particulière aversion pour son beau-frère, le duc de Celle, qui avait osé épouser « la d'Olbreuse », « une fille de rien » qu'elle appelait tout uniment « le tas de boue » ! La pauvre petite Sophie-Dorothée - elle n'avait que seize ans au moment de son mariage ! - allait en ressentir les effets et trouver en elle la pire des belles-mères !

Pourtant, les débuts du mariage avaient été encourageants. Sensible au charme de la ravissante poupée au teint de camélia, aux grands yeux gris, à la soyeuse chevelure d'un joli châtain clair traversé de mèches dorées qu'on lui offrait, Georges-Louis délaissa la Bush pour s'offrir une longue lune de miel avec celle qu'il appelait gentiment Fisette. Tant et si bien que deux enfants vinrent au monde. Hélas ! la venue du second marqua la fin des tendres sentiments de « Groin de cochon » qui se désintéressa presque totalement de sa femme pour les charmes opulents d’une géante de dix-sept ans que lui avait présentée Mme de Platen : Mélusine de Schulenburg.

On en était là quand, un soir de novembre 1688, les parquets du palais de la Leine à Hanovre crissèrent sous les talons de Philippe tandis qu'un chambellan clamait son nom au seuil du grand salon de réception où se tenait la Cour :

- Le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark !

Sophie-Dorothée savait qu’il allait venir se présenter : elle s'était préparée à « le » revoir. Pourtant, le nom résonna dans son cœur avec une intensité qu'elle n'attendait pas. Plus encore lorsqu'elle le vit paraître et s'avancer d'un pas ferme vers le trône de son beau-père, traversant la foule des courtisans qui s'ouvrait devant lui en faisant entendre une rumeur flatteuse. Six ans avaient passé : Philippe était à présent un homme en pleine force, en pleine possession de ses moyens et, surtout, d'un charme dont la jeune femme éprouva aussitôt le pouvoir. En quelques instants la blessure mal refermée se rouvrit et se remit à saigner, laissant fuir le fiel qui l'empoisonnait, laissant place au bonheur de le revoir plus fier plus séduisant que jamais.

De son côté, Koenigsmark retrouva sa princesse avec une émotion qu'il se garda bien de laisser voir. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que dans cette cour à l'étiquette pesante et aux plaisirs presque toujours sordides, Sophie-Dorothée était surveillée, épiée, jalousée par tous ceux - et toutes celles ! - qu’elle gênait, qui la détestaient ou plus simplement l’enviaient. Elle était en effet plus ravissante que jamais. Plus touchante aussi, avec cette fragilité des êtres que l’on confine dans une atmosphère malsaine. Au milieu de ces gens, elle lui parut parée de la grâce et de la fraîcheur d’une églantine. En face d’elle, il sentit non seulement se réveiller les juvéniles sentiments d’autrefois, mais épicés à présent d’un désir dont la violence le surprit, tempéré toutefois par la compassion normale de tout homme de cœur en face d’un être malheureux.

Bien sûr, flairant le danger inscrit sur les faces brutales du mari et du beau-père, Philippe a caché soigneusement ce qu’il éprouvait. Une déception l’y a aidé : ce soir-là comme les jours suivants, Sophie-Dorothée a gardé les yeux obstinément baissés en sa présence. Ce qui lui a inspiré un doute : l’aurait-elle oublié comme elle en exprimait l’intention dans l’horrible lettre de rupture ?

Dans ces conditions, le nouveau colonel n’a pas tardé à s'ennuyer dans une cour où - à l’exception tout de même du théâtre ! - les meilleures distractions étaient des repas pantagruéliques où l’on vidait les tonneaux aussi facilement que les œufs à la coque. Ayant d’autres habitudes et d’autres exigences physiques, il a noué distraitement quelques aventures passagères avec des dames de la Cour ou des comédiennes. En outre, la mort de l’oncle « Conismarco » est venue faire diversion. Philippe est allé à Venise recevoir sa dépouille et une fortune non négligeable. S’il n’y avait eu l’obligation de ramener le défunt à Agathenburg - et aussi sa signature au bas de son contrat avec le Hanovre ! - il serait volontiers resté au bord de l’Adriatique.

Il est donc rentré mais, cette fois, avec suffisamment d’argent pour s’offrir une jolie maison non loin de Herrenhausen, le palais d’été, un peu à l’écart de la ville et dont les jardins à la française étaient la plus remarquable beauté3. Et pour l’aider dans son installation Philippe a fait venir sa jeune sœur qui, à ses multiples talents - cultivée, musicienne et artiste, elle parlait plusieurs langues ! - joignait le plus grand goût et un véritable savoir-faire de maîtresse de maison en dépit de son jeune âge. Aurore partit pour Hanovre avec Ulrica.

Elle allait y rester près de deux ans. Suffisamment longtemps pour avoir une claire idée d’un drame en train de se jouer. Au retour de Venise, Philippe, en effet, s’était aperçu très vite de l’intérêt qu’il avait éveillé chez Mme de Platen. La favorite de l’Electeur lui a fait savoir sans détour qu’elle souhaitait le rencontrer dans des endroits moins sujets aux courants d’air que les salons ou les galeries du palais. Un peu par désœuvrement, un peu par curiosité - la dame jouissait d’une réputation sulfureuse ! - un peu aussi pour le plaisir d’orner de cornes la tête emperruquée de son employeur, Koenigsmark a répondu à l’invitation et rejoint, certain soir, la Platen dans la chambre somptueuse de son domaine, Monplaisir.

Depuis un bon moment, déjà, la dame en question a passé fleur mais elle est restée belle et surtout ardente et experte aux jeux de l'amour. Pour cet homme qui lui plaisait plus qu'aucun autre, elle a déployé tout son arsenal de séduction et d’artifices dans l'espoir de se l’attacher à jamais. Or, c'est le contraire qui s'est produit : le caprice d'un soir est devenu chez elle passion furieuse. Elle s'est mise à aimer le beau colonel avec une sorte d'emportement qui s'est traduit par un incroyable déchaînement sensuel.

Flatté peut-être d'être l'objet d'une passion aussi intense chez la maîtresse d'Ernest-Auguste, Philippe s'est laissé aimer par cette bacchante avec un certain plaisir. Aussi la Platen n’a-t-elle guère tardé à afficher ses sentiments avec une audace et une impudeur qui auraient pu provoquer un scandale si on ne l’avait sue aussi puissante.

Aurore se souvenait avec dégoût des scènes qu'il lui avait été donné de contempler. Par exemple, il n'était pas rare qu'au cours d'une promenade en voiture, la Platen s’asseye sur son amant pour se livrer à des embrassements qui n’avaient que fort peu à voir avec la civilité puérile et honnête. Il y eut aussi ce soir où, pénétrant dans un salon de Herrenhausen en compagnie de plusieurs dames, elle avait surpris le couple sur un canapé. Les voyant arriver, Philippe s’était hâté de demander de l’eau de la reine de Hongrie « pour la comtesse qui était en train de s’évanouir ». Personne ne fut dupe et les dames se retirèrent en ricanant pour aller raconter l’histoire à l'Electrice qui en fit des gorges chaudes. Aurore révoltée ne cacha pas à son frère sa façon de penser :

- Il faut que tu sois fou pour t’afficher ainsi avec cette femme qui a presque le double de ton âge ! Tu as envie de te retrouver au fond d’une geôle en attendant l'échafaud ?

- Rien à craindre de ce côté ! Elle règne sans partage sur le vieux duc. C'est si je la repoussais que je serais en danger.

- Mais, enfin, Philippe, je croyais que tu aimais… ailleurs ?

- Je n’ai pas changé mais, ailleurs comme tu dis, on ne se soucie pas plus de moi que si je n’existais pas. On ne me regarde même pas…

Ce fut dit avec tant d’amertume qu’Aurore se calma :

- Mais, dans ce cas, pourquoi cette femme ?

- Parce que je veux rester ici. Chose qui me serait impossible, si je la rejetais. Elle tient ce barbon d’Ernest-Auguste dans sa main. Je serais cassé de mon commandement et chassé en un clin d’œil. Je ne verrais plus celle qui…

- Si tu espères reconquérir son amour de la sorte tu t’y prends de bien étrange façon et si tu continues, c'est l'horreur que tu lui inspireras. Si ce n'est déjà fait !

- Tu le penses ?

- Je n'en sais rien. Si elle me réserve toujours un charmant accueil lorsque je vais la voir au palais, je ne suis pas dans ses confidences…

- Qui l'est alors ?

- Peut-être Eléonore de Knesebeck, sa demoiselle d'honneur qui ne la quitte guère, mais je la connais à peine. Elle est aussi discrète, aussi silencieuse que sa princesse…

- Ne peux-tu essayer de lui parler ? Peut-être réussiras-tu à apprendre ce que sa maîtresse pense de moi si l’affaire du canapé est allée jusqu’à elle…

- Si l’on considère la méchanceté qui règne sur cette cour, elle doit être au courant. Peut-être même l'aura-t-elle su avant la duchesse…

C’était en effet ce qui s’était passé. On n’ignorait rien, à Hanovre, du mariage manqué de Celle et Sophie-Dorothée comptait trop d’ennemis pour qu’on la laisse dans l’ignorance. A commencer par la sœur de la Platen, Catherine de Bush, l’ancienne maîtresse de Georges-Louis… Celle-ci se fit un plaisir de renseigner la princesse au moyen d’un billet. Anonyme comme il se doit. Après quoi l’Electrice en personne se hâta de rapporter le croustillant ragot au petit « tas de boue » avec une délectation cruelle.

Sophie-Dorothée en fut malade. Naturellement, on ne lui avait pas permis d’ignorer longtemps les rapports entre Mme de Platen et le comte de Koenigsmark. Elle en souffrait silencieusement, blessée à la fois dans son amour et dans sa délicatesse car, si elle pouvait admettre que Philippe se fût détourné d’elle - huit ans avaient passé depuis la fausse lettre de rupture ! - elle ne pouvait comprendre que le tendre amoureux d’autrefois se fût épris d’une furie telle que la Platen. Pourquoi était-il venu, d’ailleurs, sinon pour se venger en étalant à ses yeux sa passion pour une autre et sa perversité ?

Voyant la jeune femme dépérir, Mlle de Knesebeck, témoin des nuits sans sommeil, des larmes incessantes, de la fièvre qui la rongeait, s’affola et voulut en avoir le cœur net. Aurore n’eut aucune peine à s'entretenir avec elle dans les jardins du palais où elles se rencontrèrent comme par hasard. La sœur de Philippe n’y alla pas par quatre chemins. Au surplus, le temps manquait pour les grands développements oratoires. Son frère n’avait jamais cessé d’aimer sa fiancée d’autrefois. Il fallait lui donner un encouragement, sinon le malentendu installé depuis si longtemps risquerait de se prolonger indéfiniment…

Le soir même, à l’abri d’un bosquet dont l’ombre accentuait le crépuscule, elle recevait un court message pour son frère :