- Il n’est pas question de les faire venir actuellement. Quant à cette maison, mettez-vous dans la tête que nous avons de la chance de l’avoir. Sachez que Dresde compte quelque quarante mille habitants et qu’il en arrive de nouveaux chaque jour. Monseigneur envisage des travaux énormes pour l’embellissement de sa capitale et c’est la raison pour laquelle architectes et maîtres d’œuvre nous arrivent en nombre. Sans compter la noblesse de Saxe attirée par la réputation de faste et de générosité de notre prince. Alors estimez-vous heureuse qu’il vous donne cette « petite » maison ! Pas si petite d’ailleurs…
- Ah, vous trouvez ? On en logerait trois comme elle dans notre hôtel de Hambourg et je ne parle pas d’Agathenburg…
Frédéric s’approcha de sa femme, lui prit la main qu’il tapota gentiment avant de poser dessus un baiser rapide :
- Allons, prenez patience ! Vous verrez que vous finirez par la trouver très suffisante ! Cela dit, je vous prie de m’excuser ! Je viendrai vous chercher demain aux environs de quatre heures. Soyez prêtes et vous, ma chère sœur, faites-vous très belle !
- Pourquoi moi ? demanda Aurore qui peinait à reconnaître son beau-frère. Il me semble que pour aller saluer des princesses, les atours de votre femme sont aussi importants que les miens. En outre, nous savons ce qui convient !
Loewenhaupt rosit, ce qui était la façon de rougir chez cet homme au teint pâle et qui, dans les mauvais jours, virait au blême :
- Pardonnez-moi ! La langue m’a fourché ! Cela vient de ce que je suis préoccupé par trop d’idées. Naturellement je voulais vous recommander de briller de tous vos feux. Pour… pour l’honneur de la famille ! Sur ce, je vous donne le bonsoir.
Elles restèrent face à face, aussi perplexes l’une que l’autre.
- Qu’est-ce qui lui prend ? émit Aurore l’œil fixé sur la porte par laquelle venait de s’esquiver son beau-frère. Je ne l’ai jamais vu ainsi.
- Moi non plus, avoua Amélie, mais au fond il est peut-être simplement heureux de son avancement et de la faveur marquée que lui montre le prince à travers nous. C’est bien naturel !
- Pas au point de changer le sien. On dirait qu’il mijote quelque chose. Quant à savoir quoi ?
Mais Amélie, fatiguée, refusait de discuter plus longuement :
- Réfléchis tant qu’il te plaira mais moi, si tu veux le savoir, je vais faire avancer le souper et me jeter ensuite dans mon lit. Je suis rompue…
- Tu as raison. Demain il fera jour…
Comme promis, Frédéric ne reparut que le lendemain à l’heure dite, mais dans un carrosse de la Cour. Cependant, avant d’y faire monter « ses » femmes, il passa une sorte d’inspection qui eut le don d’agacer Aurore :
- Que vous arrive-t-il, mon frère ? Dirait-on pas que vous vous disposez à nous faire vendre au marché ?
- N’y voyez pas offense, ma sœur. La cour de Saxe est infiniment plus brillante et plus fastueuse que les autres, à l’exception peut-être de la Bavière. Il convient de se mettre à l’unisson… mais je dois avouer que vous êtes parfaites, mesdames, ajouta-t-il avec satisfaction.
Il n’exagérait pas. Elles avaient joué le contraste et l’effet était réussi : le gris tourterelle très doux enrichi de superbes dentelles de Malines convenait à la blondeur d’Amélie. Quant à Aurore : velours noir et satin blanc relevés d’agrafes de perles et de rubis du même rouge que ses mules de satin dépassant l’ourlet de sa robe, des bijoux identiques aux oreilles et dans son épaisse chevelure noire dont elle avait banni la « fontange » qui, selon elle, n’avait que trop duré dans la mode allemande. Aucun joyau ne venait rompre la ligne ravissante de son cou gracieux ni de sa gorge dont la blancheur était à elle seule une parure. Elle était à peindre.
Il suffit de quelques minutes pour les mener à la vaste cour d’honneur du Residenzschloss dont les dimensions surprirent Aurore. Bâti au temps de la Renaissance, il s’y ajoutait déjà la marque du temps présent et plusieurs ailes se rejoignaient pour composer un ensemble impressionnant de majesté et d’harmonie grâce aux « sgraffites », ces peintures en grisaille qui unissaient le tout, s’enroulant avec élégance autour de la tour d’escalier.
L’intérieur était d’une surprenante richesse. L’or s’y étalait à profusion et les meubles, souvent florentins, étaient incrustés d’écaille, d’ivoire, de malachite, de lapis-lazuli, de corail et de diverses pierres semi-précieuses. Un chambellan attendait les visiteuses au pied du grand escalier de marbre et Loewenhaupt s’effaça tandis qu’elles suivaient le dignitaire jusqu’aux appartements de l’Electrice douairière qui tenait sa cour comme d’habitude en lieu et place de sa belle-fille qu’une timidité quasi maladive en rendait incapable. Elle se contentait d’y assister, sagement assise auprès de sa belle-mère.
Quand la double porte de la salle de réception s’ouvrit devant les visiteuses, ce fut celle-ci qu’elles aperçurent en premier sur un fauteuil à haut dossier placé sur une estrade au fond d’une longue pièce où se tenait beaucoup de monde. Lequel se fendit par le milieu pour livrer passage à Aurore et à Amélie à l’annonce de leurs noms.
Veuve de l’Electeur Jean-Georges III, la princesse Anna-Sophia, fille du roi de Danemark, avait seule en Saxe le droit de porter le titre d’Altesse Royale, mais elle le portait avec une fierté exempte d’arrogance. Encore jeune cependant, sa blondeur nordique était devenue blancheur à la suite du drame qui avait coûté la vie à son fils aîné Jean-Georges IV. Ce malheureux était tombé sous l’emprise d’une belle intrigante, Mlle de Neitsch, qui avait pris sur lui un empire absolu et entendait le conserver même après son mariage avec une cousine, charmante d’ailleurs. Pour mieux l’assurer, la Neitsch avait convaincu Jean-Georges que sa femme se consolait avec son frère cadet, Frédéric-Auguste, l’ami de Koenigsmark, dont les conquêtes féminines faisaient déjà parler de lui. Les deux frères eurent une violente dispute à la suite de laquelle Jean-Georges se précipita chez sa femme l’épée à la main dans l’intention de l’embrocher. Avec sa force herculéenne, le cadet l’avait empêché de commettre ce crime en l’emportant furieux dans sa chambre où il l’enferma. Après quoi, laissant leur mère apaiser les esprits, Frédéric-Auguste partit pour l’Espagne, y causa une tragédie - sa maîtresse du moment fut empoisonnée par un mari jaloux -, revint en Allemagne où à Bayreuth il s’éprit de la fille du margrave de Brandebourg, la mignonne et timide Christine-Eberhardine qu’il ramena à Dresde pour l’épouser au milieu de grandes fêtes qu’un deuil imprévu vint interrompre : la Neitsch contracta la petite vérole et en mourut en quelques jours. Désespéré, Jean-Georges rééditant Jeanne la Folle refusa de se séparer du cadavre qu’il ne cessait d’étreindre et qu’il fallut bien lui arracher pour procéder aux funérailles, mais à ce régime il avait contracté l’horrible mal et mit sept jours à en mourir. Frédéric-Auguste devenait Electeur, d’où de nouvelles fêtes auxquelles Philippe de Koenigsmark participa avec joie. Mais la douleur de la mère fut extrême. Elle l’endura avec une exemplaire dignité, assistée par la douceur de sa timide belle-fille et l’affection du nouveau prince. Grâce à Dieu, ce ménage-là marchait bien !
Amélie et Aurore avaient trop l’habitude des cours pour être impressionnées par ce chemin ouvert devant elles au milieu d’une assistance curieuse et de ses chuchotements. Elles s’avancèrent calmement jusqu’à l’espèce de trône où siégeait la princesse et, côte à côte, plongèrent à la même seconde et à la distance prescrite par l’étiquette dans de parfaites révérences. Dont elles furent remerciées par une inclinaison de la tête et un double sourire.
- Comtesse de Loewenhaupt, comtesse de Koenigsmark, soyez les bienvenues à notre cour, déclara Anna-Sophia d’une voix étonnamment grave pour une femme. Il y a longtemps que nous souhaitions vous y voir. Votre place, Madame de Loewenhaupt, s’y trouve naturellement marquée auprès du général, votre époux, dont nous apprécions la valeur. Mais il était tout aussi naturel que vous demeuriez quelque temps auprès de votre sœur afin de partager de façon plus étroite le deuil qui vous frappe. A présent, il nous est apparu que le moment était venu de réunir sous notre protection une famille si cruellement touchée. Nous avons pensé qu’ici, loin de ce Hanovre qui, de toute façon, fut le théâtre d’un drame, vous trouveriez plus facilement l’oubli.
La voix d’Aurore s’éleva, respectueuse mais ferme :
- Avec la permission de Votre Altesse Royale, je ne cherche pas l’oubli, Madame… mais la vérité et, selon ce qu’elle serait, la vengeance…
- La vengeance appartient à Dieu, comtesse ! Laissez-la-lui et songez à vous-même ! Vous êtes très belle, jeune… Et à ce propos, quel âge avez-vous ?
La question était peu courtoise et il fallait être quasi-reine pour la poser, surtout en public, mais elle fit sourire Aurore :
- Vingt-six ans, Madame.
- Et pas encore mariée ? Auriez-vous vécu parmi des aveugles ?
- Non pas. J’ai eu de nombreux soupirants mais n’en ai accepté aucun.
- Et pourquoi ?
- Que Votre Altesse Royale me pardonne mais aucun ne me plaisait. Ma sœur s’est mariée par amour. J’ai prétendu faire de même et m’en tiens là.
- Bravo ! clama depuis la porte une voix sonore. Grande parole ! Le mariage sans amour doit être une chose horrible !
En même temps, le parquet grinçait sous le pas solide d’un homme de très haute taille en costume de chasse vert, le chapeau sur la tête et une cravache à la main, devant lequel l’assistance se courba comme un champ de blé sous un vent violent. Aurore comprit que le prince-électeur de Saxe effectuait son entrée et s’inclina à l’exemple des autres. En quelques enjambées il eut rejoint sa mère qu’il embrassa après avoir jeté son chapeau à terre d’un geste désinvolte. Il embrassa ensuite sa femme devenue cramoisie avant de revenir aux visiteuses.
- Heureux de vous revoir, Madame de Loewenhaupt ! fit-il en offrant sa main à Amélie pour la relever avant d’en faire autant pour Aurore dont, cette fois, il garda la main dans la sienne : « Voici donc enfin la comtesse Aurore ! »
Un silence soudain s’étala sur une longue minute : celui que l’on appelait déjà Auguste le Fort regardait la sœur de Philippe avec une intensité qui la fit rosir mais elle ne baissa pas les yeux. Pas par défi ou hardiesse malséante, mais parce qu’il la fascinait.
- Comme vous lui ressemblez ! murmura-t-il. Et pourtant aucune des grâces de la femme ne vous manque alors qu’il était la virilité personnifiée !… Je suis infiniment heureux de vous recevoir !
La gorge serrée, elle ne trouva pas de réponse mais il n’en attendait pas. Simplement il leva la main d’Aurore jusqu’à ses lèvres avant de la laisser retomber… et repartit comme il était venu sans rien ajouter. Tous ceux qui étaient présents suivirent une sortie qui les prit de court : il ne leur laissa même pas le temps de saluer mais quand il eut disparu un chuchotement passa sur la salle telle une risée sur un lac… Aurore, elle, n’avait pas bougé. Sentant qu’il fallait faire quelque chose, Amélie se retourna vers les deux princesses et sourit :
- Je sens que le moment est venu de nous retirer, dit-elle d’une voix soyeuse à force de douceur. Ma sœur et moi ne voulons pas abuser du temps de Vos Altesses… ni de leur bonté !
Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, le fugitif froncement de sourcils d’Anna-Sophia ni l’air suffoqué de sa belle-fille. Cependant, la douairière retrouva aussitôt un sourire :
- Votre visite nous a fait grand plaisir, comtesses, et nous espérons que vous la renouvellerez souvent ! N’est-ce pas, ma fille ? ajouta-t-elle à l’adresse de Christine-Eberhardine qui approuva d’un signe de tête.
Leur congé étant ainsi accepté, les deux sœurs repartirent sans plus de hâte qu’à l’arrivée et le murmure les accompagna jusqu’à l’escalier où, d’ailleurs, elles ne retrouvèrent pas Loewenhaupt. Et ce fut seulement lorsqu’elle eut repris place dans le carrosse qu’Aurore réagit.
- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle en passant la main sur ses paupières comme si elle s’éveillait.
- Il semble que tu aies fait grande impression sur le prince.
- Tu crois ?
- Oh, j’en suis certaine et tout le monde s’en est rendu compte. Je n’ai jamais vu une présentation se dérouler ainsi. C’est pourquoi j’ai préféré écourter. Je ne nous voyais pas vraiment échanger des propos mondains avec les princesses après qu’elles s’étaient aperçues que l’Electeur venait de tomber amoureux de toi !
Le mot fit tressaillir la jeune fille mais elle haussa les épaules :
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