- Vous serez en retard, ce n’est pas un problème ! fit l’homme avec une désinvolture qui déplut :

- Qui êtes-vous pour me dicter mon devoir ?

- Seulement la voix de mon maître, mais j’ai nom Haxthausen et l’honneur d’être l’intendant de Monseigneur !

- Très bien. Je vous suis.

Elle n’en était pas moins mécontente. Ce coup d’autorité n’avait rien pour lui plaire et, quand elle franchit le seuil du grand cabinet - magnifique comme il se doit - dont les fenêtres donnaient sur la ville et la courbe du fleuve, son attitude s’en ressentit : elle plongea dans sa révérence et ne se releva pas :

- Aux ordres de Votre Altesse Electorale !

Tout de suite il fut près d’elle et se pencha pour prendre sa main :

- Relevez-vous, comtesse, je vous en prie. Vous n’avez que faire de rester à mes pieds.

- Dès l’instant où Votre Altesse Electorale use de force avec moi, l’humilité s’impose, fit-elle sèchement.

- Si l’on a prononcé le mot « ordre », ce n’est pas mon fait. J’ai voulu que l’on vous « prie » de venir jusqu’à moi. J’ai tant de choses à vous dire !…

La tenant toujours par la main, il la fit asseoir dans un fauteuil placé en face de sa table de travail où quelques roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal.

- Tant que cela, Monseigneur ?

- Et plus encore ! J’espérais, en rentrant de Moritzburg, vous trouver installée dans l’appartement que j’avais choisi pour vous en ordonnant qu’on le rende aussi agréable que possible…

- J’en suis convaincue et j’en rends grâce à Votre Altesse Electorale, mais je préfère continuer à vivre auprès de ma sœur et de mon beau-frère ainsi que je l’ai expliqué à la princesse mère…

- Vous refusez d’être le plus bel ornement de ce palais ?… en attendant celui que je vais faire construire ?

- Dans la lettre que j’ai reçue il n’en était nullement question et je pensais que Votre Altesse Electorale…

Un pli de colère souda les épais sourcils du prince :

- Oubliez l’altesse électorale et la troisième personne ! Cela alourdit la conversation et, encore une fois, j’ai beaucoup à dire !

- Soit ! Je pensais que mon beau-frère Loewenhaupt vous avait rapporté ma douleur et ma plainte et qu’en me faisant venir vous souhaitiez m’assurer l’aide puissante dont j’ai tant besoin… et que je vous supplie de m’accorder. Les Hanovre ont fait disparaître Philippe de Koenigsmark de telle façon que je ne sais où chercher sa trace. On le dit mort mais en se gardant bien de préciser où et comment il a perdu la vie. Si c’est le cas, il a le droit de reposer au milieu des siens, dans l’église d’Agathenburg.

Adossé bras croisés à sa table de travail, Frédéric-Auguste regardait Aurore en se rongeant l’ongle du pouce. L’entretien ne tournait pas selon ses vœux. Son œil s’assombrit :

- J’ai déjà envoyé le général Banner réclamer le retour d’un de mes meilleurs soldats. La réponse de l’Electeur Ernest-Auguste était à peine courtoise…

- Et vous vous en êtes satisfait alors que la Saxe est infiniment plus puissante que le petit Hanovre ? En vérité, Monseigneur, vous me décevez !

Le ton était plus raide encore que les paroles et une étincelle de colère s’alluma au fond de la profonde arcade sourcilière. Quittant sa pose détendue, le prince se mit à marcher lentement à travers la pièce, peut-être pour échapper à la fascination que la jeune fille exerçait sur lui.

- Le petit Hanovre, hein ? Savez-vous, comtesse, qu’en Angleterre les enfants de la reine Anne tombent les uns après les autres et que la couronne, l’une des plus importantes d’Europe, se rapproche chaque jour de ce « petit » Hanovre ?

- Rien ne dit qu’elle l’atteindra jamais ? Quant à moi je ne sais qu’une chose : ces gens ont osé disposer de mon frère comme d’un objet à eux après quoi ils ont fouillé, pillé et vendu sa maison, assassiné son secrétaire Michel Hildebrandt dont le pasteur Cramer m’a montré le corps sans vie. Ils ont également volé la fortune que Philippe, aux dernières heures, avait envoyée au banquier de Hambourg, Lastrop ! Et de cela j’ai la preuve : l’odieuse comtesse Platen étale sans vergogne sur sa peau grenue le rubis « Naxos » naguère offert à notre oncle Othon-Wilhelm de Koenigsmark par le doge de Venise, Francesco Morosini.

- Le doge Morosini est mort à Nauplie l’hiver dernier, précisa machinalement Frédéric-Auguste, ce qui suscita la colère d’Aurore :

- Entendez-vous par là me faire remarquer qu’il ne peut plus être question d’en appeler à son témoignage ? En ce cas, Votre Altesse Electorale m’insulte et je ne resterai pas une minute de plus.

Sans même songer à saluer, elle courut vers la porte mais il la rattrapa et saisit ses deux bras pour l’immobiliser :

- Calmez-vous, je vous en supplie ! Cette idée ne m’a pas effleuré un instant et je sais parfaitement qu’à défaut de Morosini, nombreux sont les capitaines de Venise qui peuvent en témoigner. Et à Dieu ne plaise que je mette jamais votre parole en doute. Simplement, je réfléchissais à ces faits étranges que vous m’apprenez. Comment savez-vous que la Platen possède cette magnifique pierre ?

- Parce que je l’ai vue ! Vue de mes yeux alors que j’avais réussi à m’introduire au Leineschloss où je m’étais cachée parmi les serviteurs lors d’un festin offert au duc de Hesse-Cassel. Veuillez me lâcher, Monseigneur ! Vous me faites mal !

S’il l’entendit, il ne traduisit pas sa plainte comme elle le voulait. A la tenir si près de lui, il subissait la fascination de ces deux lacs d’azur traversés d’éclairs de fureur, de ce teint éclatant, de ces lèvres si roses et du parfum qui s’en dégageait. S’il lâcha ses bras, ce fut pour refermer les siens sur elle, l’étreindre avec une force qui la fit crier. Elle tenta vainement de le repousser mais il éteignit sa protestation sous un baiser avide, exigeant, trop brutal pour ne pas en ôter le charme et la révolter. Elle essaya encore de se dégager en appuyant ses deux mains sur le haut de sa poitrine, avec l’impression désespérante de s’attaquer à un mur. Elle était sans force contre ce géant dont la bouche aspirait son souffle. En même temps, il la soulevait pour la plaquer contre la porte qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’atteindre et, affolée, elle comprit qu’il allait la violer là, debout, quand elle sentit l’une de ses mains agripper ses jupes pour les relever, atteindre sa peau nue dont le contact le fit gronder de plaisir, cherchant son intimité. Exaspérée, elle griffa le visage de ce fauve qui prétendait la dévorer.

- Pour qui me prenez-vous ? fulmina-t-elle.

Sous la douleur, le prince lâcha prise. Elle en profita pour le repousser. Il trébucha, faillit tomber mais, sans attendre son reste, elle avait déjà franchi le seuil et s’élançait en courant vers l’escalier, s’efforçant de maîtriser sous sa main les battements affolés de son cœur…

En débouchant dans la cour, elle vit que sa voiture s’y trouvait toujours. A quelques pas, Gottlieb bavardait avec deux palefreniers :

- A la maison ! lui cria-t-elle en se précipitant dans le carrosse. Comprenant que ce n’était pas le moment de tergiverser, il sauta sur son siège et enleva ses chevaux. Cinq minutes plus tard, sans ralentir son allure de tempête, Aurore s’engouffrait dans sa chambre où Ulrica inquiète la rejoignit sans attendre. Pour constater qu’elle s’était jetée en travers de son lit où elle sanglotait éperdument…

Après l’avoir contemplée un moment, la vieille femme vint s’asseoir près d’elle mais sans la toucher et en prenant bien soin de garder ses mains sur ses genoux. Elle resta dans cette position, sans rien dire, laissant Aurore se vider de sa peine. Seulement quand les sanglots s’espacèrent, elle effleura les beaux cheveux en désordre.

- C’est le prince, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.

Un silence. Total. Puis :

- Comment le sais-tu ?

- Ce n’est pas difficile à deviner. Sa réputation court les rues : il ne peut pas approcher une jolie femme sans avoir envie d’elle. Alors vous !

La jeune fille releva sur elle un visage tuméfié par les larmes mais dans les yeux duquel la colère flambait toujours :

- C’est un rustre ! Un bouc !… Pendant que je le priais de m’aider à retrouver Philippe, il a voulu s’emparer de moi, me violenter comme si j’étais une fille publique !… Prépare mes bagages !

- Où allons-nous ?

- A Hambourg, évidemment !… ou plutôt non ! A Celle, chez une amie. Où j’aurais peut-être une chance d’avoir des nouvelles…

- De qui ?

- Contente-toi d’exécuter mes ordres ! Les bagages et vite ! Je vais prévenir ma sœur.

Elle se relevait, en tapant sur ses jupes pour les faire retomber. Le miroir qui lui faisait face au-dessus de la cheminée lui renvoya l’image déplaisante d’une créature hirsute, rouge et presque défigurée par les pleurs qui, d’ailleurs, continuaient de couler, mais dont les yeux lançaient des éclairs.

Ulrica se remit sur pied avec effort puis porta ses mains à son dos en grimaçant de douleur, mais sa voix resta aussi paisible, aussi unie :

- Vous avez tort ! Outre que vous allez placer les vôtres dans une situation délicate, je vous rappelle que les Koenigsmark n’ont jamais fui devant l’ennemi.

- Peut-être, mais si je reste il va me faire mettre en prison. Songe que je l’ai griffé au visage pour lui faire lâcher prise !

- En prison pour cela ? Vous rêvez, mon ange ! Une tigresse va lui paraître plus désirable encore. Croyez-moi ! Restez… et écrivez-lui ! Une plume à la main vous êtes capable de grandes choses ! Une belle lettre de noble dame offensée mais paisible qui lui fasse comprendre qu’il s’est trompé d’adresse !

Aurore réfléchissait et peu à peu retrouvait son calme. Elle alla se laver les mains, passer de l’eau fraîche sur sa figure et surtout sur les paupières qui la brûlaient. Puis elle s’assit à son petit secrétaire où elle prit une plume - dont elle vérifia la taille - et du papier, réfléchit un instant avant d’écrire :

« Monseigneur, je m’étais flattée en venant ici que je n’aurais qu’à me louer de la générosité de Votre Altesse Electorale et je ne croyais pas que ses bontés dussent me faire rougir. Je la supplie donc de vouloir bien s’abstenir de discours et de gestes qui ne peuvent que diminuer ma reconnaissance et la haute estime que j’ai conçue de sa personne1… »

Lorsqu’elle eut achevé, signé, sablé et cacheté sa lettre, elle se sentit mieux mais elle avait été trop durement secouée par l’attaque de Frédéric-Auguste pour avoir envie de participer à la vie quotidienne de la maison et singulièrement aux repas. Elle décida donc de se coucher et, après avoir donné son message à Ulrica pour qu’elle le fasse parvenir à destination, elle se déshabilla et gagna son lit en demandant qu’on ne la dérange pas : elle avait une affreuse migraine et voulait dormir. Ce à quoi elle s’efforça honnêtement, mais ce n’est un secret pour personne qu’il suffit de désirer le sommeil pour que l’esprit, aux prises avec un problème, le repousse. Aussi, quand Amélie, après avoir gratté discrètement, passa la tête par l’entrebâillement de la porte, elle prit le parti de faire semblant… Cela lui valut une demi-journée et une nuit de tranquillité.

Dès le surlendemain, il fallut bien reparaître à la lumière du jour et d’abord, expliquer à sa sœur qu’elle se sentait toujours souffrante et lui demandait de faire porter ses excuses à la princesse douairière qui, ne l’ayant déjà pas vue la veille, se posait peut-être des questions. Ou ne s’en posait pas du tout si le bruit de sa sortie tumultueuse lui était parvenu.

Ce fut cette dernière hypothèse qui prévalut quand, dans l’après-midi, alors qu’Amélie s’était rendue chez son tapissier, Elisabeth de Mencken fit une apparition tellement enjouée qu’Aurore, ne voulant pas la garder enfermée, la fit conduire au jardin où elle la rejoignit. La jeune femme rayonnait positivement et, quand son amie vint s’asseoir près d’elle sur un banc de pierre à l’ombre d’une charmille, elle éclata de rire :

- Vous avez la plus belle mine du monde, ma chère ! De quoi donc souffrez-vous ?… Attendez ! Laissez-moi deviner !… Si j’en juge par la marque infamante dont vous avez orné le visage de notre cher prince, je dirai… de vertu offensée !

- Comment le savez-vous ?

- Oh ce n’est pas difficile à deviner. Vous n’avez guère mis votre lumière sous le boisseau et les chats du palais n’auraient jamais l’idée de monter si haut ! En outre, nous vivons dans les courants d’air et le moindre bruit a vite fait le tour des appartements. A plus forte raison une tempête !

- Par pitié ne vous moquez pas ! Je me sens déjà assez… gênée !