- Eh bien, vous avez tort ! Vous êtes l’héroïne du jour et notre princesse vous fait son compliment. Quant à la petite épouse de votre victime, l’on m’a assuré qu’elle avait pleuré d’attendrissement en apprenant votre exploit. Enfin une créature de Dieu qui, lorsque notre sultan lui jette le mouchoir, s’en sert pour le moucher ! Admirable !
- Je ne le sens pas ainsi et, à ne rien vous cacher, mon premier mouvement en revenant ici a été de demander mes malles et ma voiture.
- Fuir ? Normal quand on est prude femme comme l’on disait jadis mais inutilement fatigant ! Monseigneur a les meilleurs chevaux de l’empire et vous aurait vite rattrapée.
- Il ne m’en veut donc pas ?
- Lui ? Sûrement pas ! C’est votre race que vous avez signée sur sa joue et pour cet inlassable chasseur vous êtes devenue le gibier de choix, le phénix qu’il faut conquérir ou mourir !
- Vous dites des folies !
- Pas tant que cela ! Il pourrait accepter de passer de vie à trépas si votre possession était à ce prix ! Sérieusement, Aurore, il faut vous attendre à un siège non pas en règle mais où tous les coups seront permis. Puis-je vous demander… enfin… que pensez-vous de lui ?
Hésitante, Aurore regarda son amie et, sur son charmant visage, ne décela pas la moindre trace d’ironie :
- Qu’il est beaucoup trop séduisant pour la paix de mon âme, soupira-t-elle. Vous voyez bien qu’il me faut fuir, même s’il reste ma seule chance de savoir ce qu’il est advenu de mon frère…
- Non. Il finirait par vous détester et vous risqueriez de tout perdre… Ce qu’il faut c’est lui tenir la dragée haute suffisamment longtemps pour en obtenir ce que vous voulez. Ensuite… et puisqu’il vous plaît - ce que je comprends aisément -, donnez assez de prix à votre reddition pour qu’elle soit inoubliable et accordez-vous à vous-même un peu de bonheur !
- Qu’il me faudra payer du mépris général.
- Certainement pas ! Qui vous attirera, certes, des jalousies, des haines mais ce sera à vous de vous défendre. Quant à la princesse douairière, elle sait que les forces humaines ont des limites et elle préfère une favorite de haut rang et d’âme élevée à d’autres qui rêvent de s’approprier son fils. J’en réponds !
- Répondez-vous aussi de l’épouse ?
- Christine-Eberhardine ? Elle a appris qu’avec un tel homme il faudra partager. N’essayez pas de l’évincer et tout ira bien… Me croirez-vous si je vous dis que, dans une vie, il est stupide de dédaigner les instants de bonheur que le destin place sur notre route ? L’important est d’aimer ! Sachez l’amener à vous aimer avec son cœur autant qu’avec ses sens et vous gagnerez !
Un silence suivit ces paroles où Aurore crut deviner une sorte de nostalgie. Qui ressemblait de très loin à la rieuse comtesse de Mencken. Elle posa sa main sur celles de la jeune femme.
- Elisabeth !… Vous aurait-il aimée ?
Elle détourna la tête, sans doute pour qu’Aurore ne vît pas son regard s’embuer :
- Oui… il y a longtemps. Et puis je me suis mariée et assez heureusement pour n’avoir point de regrets. Peut-être que je lui garde un sentiment qui ne m’empêche pas de souhaiter qu’il s’attache à vous. Il y sera dans de bonnes mains… et le pays ne s’en portera que mieux.
Cette visite laissa Aurore songeuse mais aussi satisfaite. Elle venait de se découvrir une véritable amie. Il fallait, en effet, qu’Elisabeth en fût une pour avoir eu le courage de se confier. En ayant appris davantage sur son adversaire - pour l’heure présente elle ne pouvait le considérer autrement - elle voyait son chemin s’éclairer mais la balle était désormais dans le camp du prince et il ne restait plus à la jeune comtesse qu’à attendre le résultat de sa lettre.
Il vint le lendemain sous les traits aimables, élégants et diserts d’un vieux monsieur légèrement asthmatique qui n’était rien de moins que le chancelier Beuchling. Que le prince l’eût choisi au lieu d’un simple messager portant un plaidoyer était un honneur en soi. Aurore l’apprécia à sa juste valeur. Elle voulut le recevoir dans le grand salon après avoir prié Amélie, rongée de curiosité, de lui en laisser l’exclusivité momentanée mais, désignant la verdure et les roses qui encadraient les fenêtres ouvertes, il demanda en grâce que l’on se rendît au jardin.
- Je respire mal entre les murs d’une maison, comtesse, et je ne manque jamais une occasion de profiter du soleil et des fleurs !
Elle accéda volontiers à sa requête et même accepta son bras pour le conduire jusqu’au banc où Elisabeth, la veille, lui avait délivré une leçon d’amour en forme de confession. Il s’y installa avec un soupir de satisfaction :
- Ah !… Que je me sens à l’aise ici et vous remercie d’avoir accédé si gracieusement à la demande d’un vieil homme blanchi sous le poids des années et aussi de la politique qui en double la charge. Cependant, la démarche qui m’a mené auprès de vous, comtesse, est pour moi d’une extrême importance et je l’ai acceptée avec joie. D’abord parce qu’elle me permet de vous contempler. Ensuite parce qu’elle va marquer la fin de ma carrière…
- La fin ? Qu’est-ce à dire ?
- L’âge, ma chère, l’âge ! J’aspire à profiter enfin, l’esprit libre et dans mes domaines campagnards, du temps que le Seigneur aura la bonté de m’accorder encore. Mais je partirais plus heureux si je pouvais rendre à mon jeune maître la joie de vivre qui l’a quitté…
Aurore ne répondit pas tout de suite pour permettre au valet qui venait de les rejoindre de servir du vin blanc des coteaux de l’Elbe dans des cornets de cristal aussitôt embués de fraîcheur.
- Son Altesse Electorale serait-elle malade ? dit-elle en offrant l’un des verres à son visiteur. Qui se donna le temps d’y goûter, de faire claquer sa langue puis d’en avaler la moitié :
- Ah ! Délicieux ! Absolument délicieux ! Avec cette chaleur qui nous arrive, un vin frais est le meilleur des remèdes. Malheureusement, cet agréable dictame est impuissant contre le mal qui ronge mon prince… sinon un moment d’oubli et un sommeil de plomb quand on en abuse. Et c’est souvent ! Le prince souffre en effet d’un mal d’amour qui ne lui laisse ni trêve ni repos.
- Vraiment ?… Cela ne doit pas être aussi grave que vous le présentez ? fit Aurore en s’emparant de la carafe pour le resservir afin de se donner une contenance, mais un observateur attentif eût remarqué le tremblement de sa main. Et Beuchling était cet observateur-là. Sa voix sombra d’un degré :
- Son entourage et moi-même craignons que ce ne soit pire. Le jour il chasse tel un forcené et il passe ses nuits à écrire des lettres qu’il déchire à l’aube, il mange peu, boit trop, somnole en Conseil et a cessé de fréquenter le lit de sa jeune épouse qui se lamente comme bien vous le pensez. Quand il s’assoit à sa table de travail, il ne prend connaissance d’aucun rapport, d’aucun dossier. Il y reste des heures, accoudé au milieu des papiers, le menton dans ses mains et l’œil perdu dans le vague, rêvant…
- De moi ? fit la jeune fille avec un sourire amusé.
- Et de qui d’autre ? Ma chère comtesse…
Elle l’interrompit d’un geste cependant que le sourire s’effaçait :
- S’il vous plaît, Monsieur le chancelier ! Ce que vous m’apprenez est sans doute préoccupant, mais votre prince n’est plus un enfant. Vous prétendez qu’il m’aime ?
- A la passion ! Une passion qui le dévore…
- Il n’en serait pas là s’il avait daigné écouter la prière que je lui adressai ce matin où il m’a fait conduire à son cabinet de travail. Une pièce, vous l’admettrez, aussi peu propice que possible à… certaines manifestations de la nature. Le sort du comte Philippe de Koenigsmark, mon frère bien-aimé, me tient dans l’angoisse depuis une année. A cette prière douloureuse il a répondu par un geste… un geste immonde dont rougirait le plus humble de ses sujets et que, cependant, il n’a pas craint de m’imposer à moi, la sœur de son ami perdu dont le sang vaut bien le sien ! Et vous voulez me faire croire à son amour ?
- J’ai prononcé le mot de passion, Mademoiselle, et ne m’en dédis pas. J’ignore quel est ce geste qui vous a si fort déplu…
- Dans n’importe quelle langue du monde cela s’appelle une tentative de viol, Monsieur le chancelier ! Vous admettrez qu’il y ait de quoi me « déplaire » ?
- Il est certain que tout ceci est infiniment regrettable mais veuillez considérer l’âge du prince, sa force physique et la violence des appétits qu’elle génère ? Et puis regardez-vous dans un miroir, jeune dame ! Ce que vous y verrez vous fera peut-être comprendre - si vous consentez à mettre de côté une fausse modestie ! - qu’en face d’une telle beauté, l’ardeur du sang puisse aller jusqu’à l’oubli du simple respect de soi…
- Et de l’autre !
- Sans doute… Sans doute ! La faute initiale revient à l’image du miroir dont la réputation s’étend sur l’empire. Il a voulu juger par lui-même et vous a invitée.
- Je pensais qu’il obéissait au souvenir d’une longue amitié ! murmura Aurore avec amertume.
- La mémoire n’en était pas absente mais je le répète, il brûlait de vous contempler de ses propres yeux. Ne lui reprochez pas d’avoir été ébloui jusqu’à la folie ! Au surplus… - Beuchling tira de son justaucorps de satin gris soutaché d’argent une lettre qu’il offrit sur le plat de sa main -, je crois venu le temps de le laisser plaider sa cause. Il saura trouver ces mots venus du cœur que le meilleur des ambassadeurs ne saurait imaginer.
Elle prit le pli cacheté trois fois dont la suscription éveilla sa curiosité :
- Quelle étrange couleur d’encre, Monsieur le chancelier ?
- Ce n’en est pas, comtesse. C’est du sang !
Etendue sur son lit, Aurore laissait son esprit vagabonder, regardant les feux du soleil couchant mourir derrière l’horizon de forêt, encadré par la fenêtre ouverte. L’approche du soir apportait une douce fraîcheur qu’elle ne ressentait pas. La lettre gisait sur la courtepointe de damas bleu, près de la main qui l’y avait abandonnée. Mais parfois elle la reprenait pour la lire et relire encore ces mots, ces phrases qui la troublaient si délicieusement afin de mieux les imprimer dans sa mémoire :
« Vous avez fait couler mon sang et vous aviez raison. Lui seul est digne de laver l’offense que j’ai osé vous infliger. N’est-il pas d’ailleurs tout à vous comme mon âme et ce corps malheureux de vous déplaire qui cependant ne cesse de vous appeler ? Je vous aime… oh oui je vous aime ! Comme un forcené mais je souffre encore plus de votre absence. Ne me privez pas par pitié, du bonheur de vous apercevoir auprès de ma mère, de vous admirer de loin, d’effleurer peut-être votre main… Mon beau tourment ayez pitié d’un malheureux qui rêve de se noyer dans l’eau si pure de vos grands yeux et d’y adoucir les feux de la passion que vous avez allumés en lui… »
Il y en avait deux pages comme cela ! Deux pages où Frédéric-Auguste faisait alterner les serments d’obéissance avec les cris d’amour. Enfin - et surtout ! - il promettait d’envoyer une nouvelle et forte ambassade à Hanovre pour obtenir au moins les restes de Koenigsmark…
Le lendemain, Aurore arrivait au palais à l’heure prescrite par le protocole pour assister au lever d’Anna-Sophia…
Si elle y fit sensation, les marques en furent discrètes. Son Altesse Royale lui sourit en se déclarant satisfaite de constater qu’elle ne souffrait plus du malaise qui l’avait écartée ces derniers jours. Les autres dames eurent un regard approbateur pour les moires prune et les mousselines blanches de sa toilette à la fois élégante et sobre. Elisabeth de Mencken l’embrassa. Quant à l’épouse de Frédéric-Auguste, elle venait de se fouler une cheville et brillait par son absence. Sa belle-mère envoya prendre de ses nouvelles - qui étaient satisfaisantes d’ailleurs ! - et déclara que l’on irait la visiter dans l’après-midi afin de lui porter le réconfort moral dont la pauvre avait besoin. Quant au prince on ne le vit pas davantage. Il s’était rendu, une fois de plus, à son château de Moritzburg qui, décidément, semblait tenir une grande place dans sa vie.
- Il faut avouer que c’est un très bel endroit, commenta Elisabeth en prenant son amie par le bras tandis que la soyeuse escorte des dames accompagnait la lente promenade de la douairière sur la terrasse fleurie d’où l’on découvrait la courbe de l’Elbe. Il y a déjà donné quelques jolies fêtes et je ne serais pas étonnée s’il en préparait une autre… Avez-vous eu de ses nouvelles ? chuchota-t-elle à l’abri de son éventail.
Machinalement, la main d’Aurore glissa au bord de son décolleté comme pour s’assurer que la lettre tant de fois relue à présent était toujours là invisible et rassurante, protégée par les baleines de son corsage.
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