- Il m’a écrit, murmura-t-elle enfin.

- A merveille ! Et vous lui avez répondu ?

- Pas encore.

- Il le faut pourtant.

- J’espère y parvenir…

Cette réponse, elle ne cessait d’y penser et, chose étrange si l’on considérait la facilité habituelle de sa plume, elle n’arrivait pas à en écrire une qui la satisfît.

Le soir même, Beuchling lui apportait un nouveau message : le prince disait ne s’être écarté d’elle que pour y penser plus librement. Il osait espérer que son « crime » était absous, faute de quoi le désespoir s’emparerait de son âme et il ne lui resterait plus qu’à mourir, seule façon d’échapper à tant de tourments…

Cette fois, il fallait se lancer. D’ailleurs le vieux chancelier avait prévenu qu’il passerait le lendemain.

- Quoi qu’il en soit, je dois rapporter à Son Altesse votre sentiment… Vous ne pouvez la laisser ainsi dans l’expectative. Ce serait trop de cruauté !

Après mûre réflexion - et le sacrifice d’une dizaine de feuilles de brouillon - la jeune fille choisit de laisser transparaître son émotion au travers d’un respect plein de diplomatie :

« Il convient si peu à une particulière de juger des souverains que je ne sais quel parti prendre à l’égard de Votre Altesse Electorale. On ne condamne pas aisément ceux que l’on estime ; à plus forte raison on ne veut point leur mort. Jugez, Monseigneur, si je dois désirer la vôtre moi qui joins à l’estime beaucoup de reconnaissance et de respect2. »

D’aucuns pourraient penser que c’était là une épître bien protocolaire dans laquelle Aurore ne prenait guère de risque mais le mot « estime » en disait plus alors sur les battements d’un cœur qu’il ne le ferait plus tard. C’était en fait un aimable euphémisme permettant tous les espoirs. C’est ainsi que Frédéric-Auguste le reçut…

Cependant, les allées et venues de Beuchling dans leur maison ne pouvaient échapper aux Loewenhaupt mari et femme. Ils n’avaient rien paru remarquer les deux premières fois mais, sous peine de passer pour des complaisants aveugles à leurs yeux, ils réagirent à la troisième. Ce fut, naturellement, Amélie qui fut chargée d’aller aux nouvelles. Ce n’était évidemment pas la place de son époux qui se contentait de se ronger les ongles.

Comme elle n’était pas femme à s’encombrer de circonlocutions, elle employa la manière directe :

- Où en es-tu avec Monseigneur ? demanda-t-elle. Je suppose que le chancelier Beuchling ne vient pas t’entretenir de l’état de l’Europe ?

- Que veux-tu que je te réponde ? Je l’ignore complètement.

- Allons donc ! Ne peux-tu me faire confiance ou bien ai-je démérité ? Il n’est bruit à la Cour et à la Ville que de la trace de tes ongles sur son visage et je suppose que la visite d’un si haut personnage n’avait d’autre but que t’apporter des excuses ?

- En effet.

- Alors pourquoi revient-il ? Aurais-tu omis de répondre ? Je te supplie de ne voir dans ma question que le reflet d’une inquiétude. Je te connais trop pour n’avoir pas remarqué à quel point tu étais troublée ces jours-ci et de troublée à malheureuse il n’y a qu’un pas.

- Malheureuse ? Non, je ne le suis pas. Au contraire je redoute de ne pas l’être assez mais tu as eu raison de penser que je n’avais pas répondu. Simplement parce que je ne savais pas que dire. Mais une autre lettre est arrivée et cette fois j’ai écrit. A présent, advienne que pourra !

- Est-ce que… tu l’aimes ?

- J’en ai peur. Très peur même ! Mais pas de lui : de moi !

- Il ne faut pas ! Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu dois suivre ton destin.

- Et me déshonorer publiquement ou peu s’en faut en lui cédant. Tu devrais demander à ton époux de quel œil il me verrait devenir la maîtresse du prince ?

A sa surprise Amélie s’empourpra :

- Je crois qu’il y a déjà pensé, dit-elle la voix curieusement enrouée tout en faisant toute une affaire de chercher son mouchoir dans la manche de sa robe et en détournant les yeux.

- Et alors ?

- Alors, rien !… ou plutôt si, se décida Amélie dans un soudain élan de vérité. Il pense que Frédéric-Auguste a beau être un géant d’une incroyable force physique, il est trop soumis à la recherche de ses plaisirs pour être un grand souverain. Il lui est nécessaire d’avoir auprès de lui une volonté claire et lucide. Beuchling est trop vieux et Christine-Eberhardine n’a guère plus de cervelle qu’un petit pois. Une femme qui saurait attacher à la fois son cœur et ses sens pourrait devenir toute-puissante et lui inspirer les bonnes décisions, les lois justes…

Aurore n’écoutait plus, frappée par la similitude de ces propos avec ceux d’Elisabeth. Pourtant, quand sa sœur ajouta que la comtesse de Koenigsmark était d’aussi honorable maison que la fille du margrave de Brandebourg et que, faute d’enfant, un divorce pouvait amener une favorite au rang suprême comme Eléonore de Celle ou la tsarine Catherine Ire ramassée par Pierre le Grand dans une auberge, elle comprit qu’en cédant au désir du prince - comme au sien propre ! - son histoire d’amour pouvait se changer en affaire d’Etat et elle se laissa envahir par une espérance pleine de joie…

Dès lors elle se prépara en vue de la minute où elle le reverrait. Selon ce qu’elle lirait dans ses yeux, elle savait que ce moment serait décisif.

Peu de jours après, un coup de tonnerre éclata sur le petit monde clos de la cour de Saxe. Le prince était effectivement en train de préparer une fête à Moritzburg, et la reine en serait la comtesse Aurore de Koenigsmark…

Cela fit un bruit énorme. Les Loewenhaupt s’efforcèrent de cacher leur satisfaction bien qu’ils ne fussent pas parmi les invités. Ceux-ci furent triés sur le volet et se recrutèrent en grande partie dans la jeunesse de la Cour et aussi les amis les plus chers du prince. Cela fit pousser bien des soupirs tant était forte la curiosité suscitée par l’événement, mais surtout, cela respectait à peu près les convenances puisque la princesse Anna-Sophia ne serait pas présente et pas davantage sa belle-fille Christine-Eberhardine, n’étant pas encore remise de son accident. Il y eut des murmures, des déceptions mal cachées, mais que pouvait-on contre la condition sine qua non : la jeunesse ?

Peut-être effrayée, du moins inquiète, Aurore voulut savoir ce qu’en pensait celle dont elle était toujours fille d’honneur et demanda un entretien privé. Après l’approbation qui avait résulté de sa défense contre les entreprises de Frédéric-Auguste, cette démarche lui semblait la moindre des choses.

Fidèle à sa manière de parler sans détour, elle exposa franchement son dilemme : devait-elle accepter de se rendre à Moritzburg ou pas ? Pendant un moment, la vieille dame l’observa sans répondre. Finalement, elle hocha la tête et laissa tomber :

- Vous vous trompez en pensant que vous avez le choix. La fête est donnée en votre honneur. Vous devez y aller !

- Votre Altesse Royale ne peut-elle deviner mon inquiétude ?

- En face de quoi ? Vous pensez que mon fils a trouvé ce moyen - dispendieux mais élégant ! - de vous mettre dans son lit ? N’en doutez pas ! Je l’ai déjà vu amoureux - et il n’y a pas si longtemps ! - mais jamais encore possédé de cette espèce de fureur et il n’est pas patient… A la réflexion je me suis trompée il y a un instant en vous disant que vous n’aviez pas le choix. Vous l’avez mais c’est entre partir ou rester. Si vous lui infligez le camouflet public de refuser, il ne vous le pardonnera pas…

- Pourtant, je supplie Votre Altesse Royale de croire qu’en venant à Dresde je n’avais d’autre pensée en tête qu’obtenir une aide puissante afin d’apprendre enfin le sort de mon frère.

- Je sais. Vous êtes une fille honnête, mais faite comme vous l’êtes et compte tenu de la réputation du prince, vous deviez vous douter qu’il ne resterait pas indifférent ?

Aurore planta son regard droit dans celui de la Danoise :

- Non, mais il y a beaucoup de jolies femmes ici. Leur beauté…

- Ne finassez pas ! La vôtre est aussi célèbre que les appétits de l’Electeur de Saxe. C’est à cause d’elle qu’il vous a fait venir et il n’a pas été déçu. Au contraire ! J’admets que vous avez fourni une défense qui vous honore mais à présent, et puisque, ainsi que je viens de vous le dire, vous êtes une fille honnête, il vous reste à montrer votre franchise. Avez-vous peur de celui qui vous attend à Moritzburg ?

- Non, Madame !

- Voilà de la bravoure ! Mais peut-être ne mérite-t-elle pas tant de louange ? L’aimez-vous ?

Cette fois, la jeune fille baissa la tête et cacha son visage dans ses mains :

- Oui, hélas ! Et c’est la première fois que j’aime.

Anna-Sophia laissa retomber le silence mais quand elle se décida à conclure, il y avait de la pitié dans ses yeux :

- Alors prenez garde de ne pas l’aimer trop !

Au matin du jour glorieux dont l’empreinte ne s’effacerait plus jamais de la mémoire d’Aurore et tandis qu’elle hésitait sur la tenue qui conviendrait le mieux, des serviteurs du prince apportèrent une toilette emballée soigneusement et un écrin. La robe de satin, du rose légèrement orangé, irisé et changeant de l’aurore, était toute semée de perles dans de délicats entrelacs d’or. Des petits souliers assortis l’accompagnaient. Quant à l’écrin il contenait une fabuleuse parure de perles, de rubis pâles et de diamants.

Son premier geste fut de refuser mais outre que les messagers étaient repartis, Elisabeth de Mencken arrivait sur leurs talons avec l’un des plus jolis carrosses de la Cour. Devinant que la fierté de Mlle de Koenigsmark pouvait se rebeller contre la magnificence de ces présents, le prince avait décidé qu’elle accompagnerait son amie. C’était une sage précaution : lorsqu’Elisabeth entra dans sa chambre, Ulrica, scandalisée par ce qu’elle appelait « les présents du démon », était déjà en train de remballer le tout. Elisabeth la mit dehors sans plus de façons puis, se tournant vers Aurore :

- Ne me dites pas que les servantes font la loi chez vous ? Que ce soit votre nourrice et qu’elle vous soit entièrement dévouée ne lui donne pas le droit de trancher dans votre vie. Dépêchons-nous ! Nous allons être en retard.

Elle prêta main forte aux chambrières et en un tournemain Aurore se trouva métamorphosée en princesse de conte de fées, surprise elle-même par l’image que renvoyaient les miroirs. Mme de Mencken, elle, en fut frappée :

- Vous êtes belle comme un rêve ! murmura-t-elle en lui tendant les gants et l’éventail assortis à sa toilette. Ne pensez plus qu’à celui qui vous attend… Aujourd’hui vous êtes reine !

A trois lieues de Dresde, le château de Moritzburg était, comme Versailles, un ancien pavillon de chasse que l’on avait agrandi jusqu’à en faire un palais porté sur une terrasse et auquel quatre énormes tours rondes coiffées de coupoles d’un beau corail clair donnaient des airs d’Orient. Il semblait posé sur un grand étang discipliné au milieu d’une verte région de forêts et de marais peuplés de milliers d’oiseaux.

Cependant, ce ne fut pas là que le carrosse déposa les jeunes femmes mais à l’orée du bois devant une construction baroque en forme d’arc de triomphe fait de drap d’or, de branches et de fleurs d’où surgirent de prétendues nymphes qui, en vers galants, saluèrent l’arrivée de l’Aurore. Le dieu Pan se présenta pour l’aider à quitter le carrosse, à franchir cette porte de la forêt où l’attendaient des veneurs avec une légère voiture découverte et fleurie garnie de coussins de brocart rose. Puis on prit le galop pour courre un magnifique cerf aux bois dorés qui après avoir fourni une honorable course dans une parodie de chasse, finit par se jeter comme par hasard dans un étang où on le laissa barboter. Au milieu de l’eau il y avait une île que l’on gagnerait au moyen de gondoles dorées et empanachées rangées près d’une rive. Alors parut le dieu Mercure qui, après quelques pas de danse, remit un billet invitant la « déesse du matin » à traverser l’étang pour rejoindre l’île enchantée3 où l’attendaient des merveilles.

Elle prit donc place sur la mieux ornée des embarcations et, au son d’une barcarolle, on vogua vers un embarcadère d’où partait un chemin couvert de tapis précieux menant à une immense tente à la turque dont l’intérieur était partagé en deux parties. L’une était occupée par un buffet somptueux où la joyeuse troupe accompagnant Aurore la servit tout en y faisant honneur.

L’atmosphère douce, un peu mystérieuse mais pleine de gaieté offrait ceci d’étrange que le prince n’avait pas fait son apparition ni d’ailleurs ceux de sa Cour qui avaient été invités. Seule Elisabeth était là. Encore disparut-elle comme par enchantement quand Aurore monta dans la gondole et poursuivit seule ce chemin peuplé de poèmes, de chansons et de musique émis par des nymphes et des faunes.