La collation terminée, on la mena dans la seconde partie de la tente où se trouvait un théâtre tendu de soie avec scène, rideaux et musiciens mais un seul siège : une sorte de trône doré. Elle y prit place et sa bruyante escorte s’installa autour d’elle sur des coussins posés à même le sol pour assister à un ballet oriental où parurent d’abord des bayadères aux voiles scintillants. Elles exécutèrent des danses qui se voulaient exotiques, bientôt rejointes par des Turcs enturbannés qui avec elles dansèrent un ballet avant de s’immobiliser sur un double rang. Alors d’invisibles trompettes sonnèrent et le Sultan, couvert de pierreries, s’avança, une main sur son yatagan, l’autre jouant avec un mouchoir de soie blanche. Il vint jusqu’à la rampe lumineuse bordant la scène, jeta ledit mouchoir à une Aurore devenue soudain rouge de confusion et ôta son masque. Cette fois, c’était bien le prince…

La jeune femme plongea dans une profonde révérence dont il la releva en cherchant son regard qu’il ne lâcha plus tandis qu’il lui baisait les mains :

- Venez ! dit-il tendrement. Venez prendre possession de votre royaume !…

Sans cesser de la regarder mais sans dire un mot, il la ramena jusqu’à la gondole accompagné par les musiciens et la Cour puisqu’un rôle avait été attribué à chaque invité, homme ou femme. Rôle qu’ils remplissaient avec l’enthousiasme propre à la jeunesse.

Au débarcadère, on retrouva la voiture où les deux héros prirent place pour revenir au château. L’air était plein de douceur, de musique et de parfums. Le soleil illuminait en les caressant les tissus précieux et arrachait des éclairs aux diamants, aux rubis, aux émeraudes et aux saphirs comme pour en composer un fabuleux tableau. La nature entière embaumait et chantait la joie. A l’unisson du cœur d’Aurore, mais celui-ci moins à cause du faste déployé pour elle que pour la simple présence de l’homme qu’elle aimait. Ils gardaient le silence, trop occupés à se regarder pour avoir envie de parler, mais les mots qu’ils ne disaient pas, leurs yeux savaient si bien en exprimer le sens ! Ceux de Frédéric-Auguste brûlaient d’une passion qu’il maîtrisait encore, se contentant de baiser par instants la douce main qui semblait si petite dans la sienne…

La distance était courte et l’on fut bientôt au château. Le prince alors mena sa belle dame dans un magnifique appartement tendu de soie couleur d’aurore jusqu’à une chambre dont les peintures murales représentaient les amours de Tithon et d’Aurore4. Là, il mit genou en terre et jeta son turban :

- C’est ici que vous êtes vraiment souveraine, s’écria-t-il, et sa voix profonde parut résonner jusqu’au fond du parc. Et moi, de Grand Seigneur que j’étais je deviens votre esclave ! Ordonnez, commandez ! Tout ici est à vous et moi plus que tout autre et de toute mon âme !

- Oh, Monseigneur, dans quelque état que vous vous présentiez à mes yeux vous êtes en droit de dire que je vous appartiens !

Elle se pencha pour poser un court instant ses lèvres sur les siennes mais sans le toucher autrement. Il eut, en se relevant, un large sourire d’enfant heureux :

- Prenez quelque repos avant de vous préparer pour le souper et pour le bal, ma déesse ! Celle-ci vous y aidera, ajouta-t-il en frappant dans ses mains pour faire apparaître une jeune femme brune, vêtue d’un costume oriental, qui du seuil s’inclina profondément en croisant les mains sur sa poitrine. « Elle s’appelle Fatime et je vous l’offre. C’est une esclave turque. Pas comme celles de tout à l’heure… une vraie, précisa-t-il en riant. Désormais elle est à vous et je pense que son service vous plaira.

- Une esclave ? fit Aurore choquée. Je ne savais pas que l’on en pût trouver chez nous ?

- Il en existe, voyez-vous. Quant à Fatime, elle sera auprès de vous ce que vous voudrez. Je l’ai fait acheter à Venise à cause de sa valeur… mais vous pourrez la faire baptiser si vous le souhaitez.

Fatime pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans. Elle n’était pas belle mais possédait de splendides yeux noirs, brillants d’intelligence, et un charmant sourire. Quand le prince se fut retiré, elle s’inclina devant sa nouvelle maîtresse pas encore revenue de sa surprise, et lui prit la main pour la conduire dans une pièce voisine où des servantes achevaient de remplir d’eau parfumée une baignoire d’argent. Fatime déshabilla Aurore puis l’aida à s’y étendre et la laissa s’y délasser un moment. Après quoi, elle l’en sortit en l’enveloppant d’un drap de coton très doux, l’essuya et la fit étendre sur une table prévue à cet effet. Après un massage lent et apaisant, elle parfuma son corps avant de la ramener dans la chambre. Le tout sans avoir proféré la moindre parole. Elle semblait ne savoir s’exprimer que par des sourires et des gestes. Craignant qu’elle ne fût muette, Aurore voulu en avoir le cœur net :

- Est-ce que tu ne parles pas ? demanda-t-elle.

Nouveau sourire pimenté cette fois d’une pointe d’amusement :

- Si, maîtresse. Mais seulement lorsque c’est nécessaire. Pourquoi emplir tes oreilles du bruit de mes propos ?

- Tu es sage en dépit de ta jeunesse ! Cela dit, je crois que nous nous entendrons, assura-t-elle en se demandant, vaguement inquiète, de quel œil son Ulrica considérerait cette chambrière inattendue dont elle appréciait déjà le savoir-faire. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi bien, aussi légère, aussi heureuse de vivre…

On revint dans la chambre où une autre surprise l’attendait : sur le lit étaient disposées les pièces d’un ravissant costume de princesse turque : des pantalons bouffants de mousseline rose pâle diaprée de perles de cristal ; un long caftan de toile d’argent légèrement nacrée étroitement serré jusqu’à la hanche par des boutons de diamants, dont les manches ouvertes et pendantes se refermaient par trois fois sur les bras au moyen d’agrafes semblables. Le décolleté révélait généreusement les rondeurs des épaules et des seins. Aucune chemise sous ce costume étrange et, peu habituée à être nue sous ses robes, Aurore frissonna. Elle pensait remettre son collier mais Fatime s’y opposa, se contentant de lui passer des bracelets de diamants aux poignets et de fixer sur sa tête une sorte de petit tambourin de même étoffe que la robe, entouré d’une guirlande de rubis et de diamants. Un long voile y était attaché dans lequel la nouvelle camériste lui montra comment se draper avant de la mener devant un miroir en pied au reflet duquel la jeune fille sourit sans retenue : jamais elle n’avait été plus belle !

Ce fut aussi ce que lui exprimèrent les yeux du Sultan quand il vint l’accueillir à l’entrée de la salle des festins pour la conduire à sa place qui était juste en face de lui, comme si cette soirée préludait à une nuit de noces. Une véritable ovation avait salué son entrée à laquelle elle répondit par une révérence pleine de grâce. Mais l’homme qui avait voulu pour elle cette fête plus magnifique que bien des noces royales lui réservait encore une surprise : lorsqu’elle prit sa serviette, elle trouva sur son assiette un bouquet de fleurs faites de rubis, d’émeraudes, de saphirs et de perles qu’Elisabeth, soudain reparue sous le costume oriental qu’elle avait revêtu en arrivant au château, vint attacher sur sa poitrine aux acclamations des convives.

Le souper fut ce qu’il devait être, joyeux, abondant et copieusement arrosé. Bruyant aussi mais cette gaieté isolait les héros de la fête qui mangeaient peu et se regardaient beaucoup, anticipant le moment enivrant entre tous où ils seraient enfin l’un à l’autre.

Après le souper, le bal. Ils l’ouvrirent en dansant une pavane un rien solennelle mais déjà langoureuse puis, quand la foule des danseurs eut pris possession de l’espace, Frédéric-Auguste saisit Aurore par la main et ils s’esquivèrent par une porte discrète.

Un instant plus tard, ils étaient seuls, face à face dans la grande chambre aux couleurs de l’aurore. Lentement, comme s’il accomplissait un rite, il se pencha sur elle pour ce premier baiser dont l’attente la faisait presque défaillir mais sans la toucher autrement. Puis, s’agenouillant comme tout à l’heure, il ouvrit une à une les agrafes scintillantes, posant ses lèvres à mesure sur la peau qu’il découvrait. Le caftan tomba, suivi de la mousseline qui enveloppait les longues jambes et les hanches. Alors seulement il la porta sur le lit, arracha ses propres vêtements avec impatience et vint s’allonger contre elle pour la couvrir de caresses et de baisers. C’était un amant merveilleux qui savait jouer d’un corps féminin en artiste et celui-là était un superbe instrument. Il sut se maîtriser pour amener le désir de sa compagne au niveau du sien. Alors il vint sur elle et la prit. Au cri qui échappa à la jeune fille, il comprit qu’il venait de la déflorer. Il ne put retenir un grondement de triomphe :

- Vierge ! Toi, si belle, tu t’es gardée vierge pour moi ! Jamais plus je ne te laisserai partir… Je t’épouserai.

Il en pleurait de bonheur et d’orgueil. Ce fut une longue, longue nuit d’amour. Entre les bras de son amant, Aurore s’abandonnait dans la joie profonde d’avoir enfin atteint son refuge…

CHAPITRE X

LA FAVORITE

En s’éveillant au matin dans la chambre somptueuse inondée de lumière Aurore vit que le soleil était déjà haut mais qu’auprès d’elle, le lit était vide. Elle en éprouva une déception : c’eût été tellement délicieux d’ouvrir les yeux dans les bras de Frédéric-Auguste ! En revanche, deux femmes étaient à son chevet : Fatime qui lui tendait une tasse de thé et, assise au pied du lit ravagé, son amie Elisabeth qui la regardait en souriant :

- Avons-nous bien dormi ?… Pas beaucoup peut-être ?

Aurore s’étira voluptueusement mais, ce faisant, vit qu’elle était nue et se hâta d’attraper un drap pour se cacher puis se pelotonna dans ses oreillers de soie.

- Pas assez ! Je me sens… divinement bien mais je meurs de sommeil ! Laissez-moi me rendormir par pitié !

- C’est la dernière chose à faire. Ecoutez ! Il chasse !

Par les fenêtres ouvertes le son d’un cor rebondit trois fois, affaibli par la distance.

- Depuis longtemps ?

- Plus de deux heures. Il est près de onze heures !

- Grand bien lui fasse ! Moi, je dors !

- Certainement pas ! Je viens de vous dire que ce serait une grave erreur de ne pas aller le rejoindre ! Commencez par boire ce thé ! Ensuite une toilette rapide…

- Mais je ne veux pas !

La tasse était sous son nez ; elle en avala le contenu, puis voulut se recoucher. Elisabeth alors fit un geste : deux solides femmes de chambre enlevèrent la jeune femme avec son drap, la portèrent dans la pièce voisine et, en dépit de sa résistance, la plongèrent dans la baignoire tandis qu’une troisième ramassait en hâte ses cheveux dans un bonnet. Mais si l’eau en était toujours aussi suavement parfumée elle était pratiquement froide et Aurore poussa un cri :

- C’est glacé !

- Oui, mais cela réveille ! Et vous n’allez pas y rester une éternité !

En effet, au bout d’une dizaine de secondes, on l’enleva du bain pour la sécher en la frottant vigoureusement… Pendant ce temps, Mme de Mencken poursuivait son propos :

- Ecoutez-moi, jeune dame, et d’abord retenez ceci : « Il » a la paresse en horreur ! Alors si vous voulez le garder, il faut fournir quelques efforts. Dépêchons-nous ! Un cheval vous attend en bas…

En un tournemain, Aurore fut introduite dans un costume de chasse noir relevé de vert et d’or, coiffée avec habileté de façon suffisamment lâche pour qu’au vent de la course, ses cheveux finissent par se dénouer afin de corriger ce que le vêtement, de coupe quasi militaire, avait de sévère. En outre, sa chevelure noire et lustrée était l’une de ses plus belles parures.

Un moment plus tard, Aurore suivie d’Elisabeth galopait en direction de la chasse, guidée par le son des trompes. En la voyant apparaître dans un rayon de soleil le teint animé, l’œil étincelant et la bouche rieuse, le prince eut une exclamation de joie et poussa son cheval à sa rencontre, mais elle ne lui laissa pas le temps de parler :

- Pourquoi m’avoir laissée dormir, Monseigneur ? Ne savez-vous qu’être auprès de vous, partager vos plaisirs fait tout mon bonheur ?

- Vous étiez si belle dans votre sommeil !

- Ne le suis-je plus ?

Il se pencha vers elle, passa un bras autour de sa taille et l’enleva de selle sans le moindre effort pour l’asseoir devant lui :

- Diablesse ! Comme si tu ne le savais pas ? murmura-t-il avant de lui donner un long baiser aux applaudissements des chasseurs rangés autour d’eux. « Messieurs, tonna-t-il ensuite, j’ai pris, vous le voyez, la plus belle des biches et je vous laisse le cerf ! Nous nous retrouverons à la halte pour faire collation ! »