- Quelque chose ne va pas ? demanda Aurore. Tu devrais être heureuse ? De nourrice à la retraite te voilà gouvernante de notre demeure et…
- Là où règne le péché ne saurait être ma demeure ! laissa-t-elle tomber.
La patience n’étant pas la vertu dominante d’Aurore, cette statue de la vertu offensée lui fit l’effet d’une fausse note dans la radieuse symphonie de son bonheur et l’amena aussitôt aux abords de la colère :
- La maison du péché ? Que ne l’as-tu dit au prince tout à l’heure au lieu d’accepter d’en prendre la direction… Sans me demander mon avis, d’ailleurs. Ce qui serait normal puisque je suis ici chez moi !
- Beau cadeau ! Dommage que vous l’ayez payé de votre honneur ! Vos ancêtres doivent se retourner dans leur tombe et votre noble mère la première ! Et aussi le comte Philippe…
Blême de colère, Aurore se leva pour lui faire face :
- Je t’interdis d’en parler ! Le prince est le seul qui ait jamais consenti à m’aider. Il envoie une nouvelle ambassade à Hanovre !
- Il aurait pu le faire sans venir dans votre lit ! Quel effet cela fait-il d’être sa putain ?
La gifle partit, si violente qu’elle imprima les doigts d’Aurore sur la joue couleur de parchemin de la vieille femme. Qui recula sous le choc et porta sa main à son visage :
- Vous m’avez frappée ! gronda-t-elle indignée.
- Et je vais faire encore mieux : rends-moi ces clés et retourne chez ma sœur ! Je ne veux pas de toi chez moi !
- Sûr que je vais y aller ! répliqua la vieille femme en décrochant la bélière d’or d’une main que la fureur rendait malhabile. Elle y parvint cependant et les jeta aux pieds d’Aurore : « Tenez, les voilà, vos clés. Vous allez pouvoir en faire présent à cette infidèle sortie on ne sait d’où. Une esclave sans doute ? Achetée très cher pour ses talents d’entremetteuse. C’est tout juste ce qu’il vous faut à vous qui vous êtes vendue au prince. Vous allez pouvoir vous rouler dans la boue avec elle, mais prenez garde à la colère de Dieu ! »
- Prends-y garde toi-même ! Je croyais à ton affection mais tu n’es qu’une vieille bourrique au cœur sec, bornée et intransigeante ! Tu devrais te mettre au service d’un pasteur ! Vieux garçon de préférence, ajouta-t-elle pensant soudain à la servante du sinistre Cramer. Vous pourriez rancir ensemble ! Mais je ne suis pas certaine que cette odeur convienne au Seigneur !
Aveuglée par la fureur, elle ne s’était pas aperçue du départ d’Ulrica et sa conclusion vengeresse tomba dans le vide. Comme sa colère qui fit place, très vite, à la mélancolie. L’attitude puritaine de sa nourrice n’était-elle pas le prélude aux avanies que réservaient à la nouvelle favorite les courtisans qui n’avaient pas eu droit aux fêtes de Moritzburg et peut-être aussi le peuple qui jamais n’aima ses pareilles ?… Il lui sembla qu’un voile gris venait de tomber sur les joyeuses couleurs de son bonheur…
Heureusement, Amélie arriva quelques minutes après la sortie d’Ulrica. Elle l’avait d’ailleurs rencontrée et, voyant des larmes dans les yeux de sa sœur, n’eut aucune peine à établir la relation de cause à effet. Sans perdre de temps à demander des explications dont elle n’avait nul besoin, elle se contenta de prendre Aurore dans ses bras :
- Tu ne vas pas permettre à cette folle de te mettre la tête à l’envers ?
- Si tu savais comment elle m’a traitée !
- Oh, je sais ! J’en ai vu le résultat sur sa figure, ajouta-t-elle en riant. Je lui ai dit de rentrer à la maison mais je n’ai pas l’intention de l’y garder.
- Tu ne vas pas la chasser ? A son âge et…
- Mais non, bonne âme que tu es ! Je vais seulement la renvoyer à Hambourg. Cela la fera réfléchir et toi tu seras à l’abri de ses sottises.
- Pas si sottes qu’il y paraît ! Il est vrai que j’ai fait bon marché de ma réputation… et de mon honneur !
- Nous ne sommes plus au Moyen Âge ! Dismoi seulement une chose : es-tu heureuse ?
- Je l’étais… ô combien jusqu’à ce que…
- Oublie Ulrica. Tu aimes et tu es aimée ?
- Je le crois !… oh oui, je l’aime. Sais-tu qu’il a même dit qu’il m’épouserait !
- Tu es d’assez grande maison pour cela, mais ce n’est pas à souhaiter. Une épouse, on la relègue dans un coin du palais mais pour la femme que l’on aime c’est différent ! D’autant que tu seras sans doute appelée à jouer un rôle - important peut-être ! - dans la politique de la Saxe.
- Mon Dieu ! Tu ne vas pas un peu loin ?
- Absolument pas et c’est d’ailleurs l’avis de Frédéric. Ton prince est un homme bon, généreux, vaillant et fascinant. Sa stature en impose mais sa volonté n’est pas à la hauteur de sa carrure. Il est trop ami des plaisirs pour qu’il ne lui soit pas nécessaire d’avoir auprès de lui une présence attentive, d’une vive intelligence, capable de lui suggérer les bonnes décisions à prendre. C’est un indécis, tu sais et par cela un faible ! Il a besoin d’un tuteur et jusqu’ici le vieux Beuchling a parfaitement joué ce rôle, mais il est vraiment très âgé et il faut au Conseil, quelqu’un de jeune et d’énergique.
- Tu te rends compte de ce que tu dis ? Jamais je ne siégerai au Conseil !
- Non, mais tu seras là pour l’écouter quand il en sortira comme le fait une épouse digne de ce nom…
- Elle existe, cette épouse !
- Cette pauvre Christine-Eberhardine ? Tu la vois donner des avis à son époux alors qu'elle en est encore à rougir jusqu’à la racine des cheveux quand il la regarde ou lui prend la main ? Toi tu as tout ce qui lui manque et tu sauras t’en servir. Et nous serons toujours à tes côtés pour t’épauler !
Rassurée sur les réactions de sa famille - même si celle d’Ulrica lui laissait un goût amer ! - Aurore s’inquiéta de celles d’Anna-Sophia - pas vraiment, si elle se souvenait de leurs derniers entretiens ! - et de Christine-Eberhardine ! Elle ne pouvait raisonnablement s’attendre que l’épouse aussi fastueusement trompée lui saute au cou. La princesse ne tenait pas beaucoup plus de place qu’une souris, mais elle était si évidemment amoureuse de son gigantesque mari qu’elle ne pouvait qu’en souffrir.
Aurore voulait s’ouvrir de ses réflexions à Elisabeth de Mencken quand elle accourut vers quatre heures pour admirer l’installation de son amie, mais celle-ci avait déjà les réponses :
- Sérions les questions ! déclara-t-elle doctement. Son Altesse Royale m’a chargée de vous faire savoir que vous ne faites plus partie de ses dames. C’est la moindre des choses et ne doit pas vous étonner. En revanche, elle vous verra sans déplaisir venir à sa cour… à moins que votre influence sur son fils ne se révèle néfaste. Ce qu’elle ne pense pas, au contraire. Si vous voulez mon avis, elle aimerait assez vous voir prendre auprès d’elle certains conseils que le prince accepterait plus facilement venant de vous.
- En un mot : elle compte se servir de moi pour influencer son fils ?
- On ne saurait mieux dire ! fit Elisabeth en riant. Et comme c’est une femme de sagesse et d’expérience, votre collaboration pourrait être chose salutaire pour le pays. Reste l’épouse bafouée !
- Elle doit m’exécrer ! J’avoue qu’en pensant à elle je me sens honteuse…
- Vous vous y ferez ! Quant à savoir ce qu’elle a en tête, c’est difficile : elle pleure dès qu’elle a fini de prier et elle prie dès qu’elle a fini de pleurer. Il lui arrive parfois de faire les deux en même temps ! Mais c’est une bonne fille qui ignore la méchanceté. Il n’y aurait donc pas grand-chose à craindre de ce côté s’il n’y avait Fleming.
- Fleming ? Qu’a-t-il à voir ?
- Il s’est institué son conseiller, son soutien. C’est lui qui a demandé sa main pour notre Electeur et mené à bien les négociations du mariage.
- Ce n’est pas ce que l’on m’a dit : le prince serait tombé amoureux d’elle après sa rupture avec son frère ?
- Certes… mais pas au point d’épouser, bien qu’il fût seulement à cette époque le frère plus ou moins héritier de Jean-Georges IV. La fille était charmante encore qu’un brin bécasse mais, surtout, la dot était assez mince et la jeune Brandebourgeoise n’aurait guère eu de chances de devenir princesse saxonne si Fleming ne s’en était mêlé : en bon Prussien, il avait tout intérêt à installer à Dresde une presque compatriote follement amoureuse d’Auguste. Une marionnette qu’il tiendrait dans sa main au cas où Jean-Georges viendrait à disparaître prématurément. Ce qu’il n’a pas manqué de faire. A présent, Christine est devenue Altesse Electorale et ne jure que par Fleming. Or celui-ci est redoutable.
- Un simple conseiller peut-il l’être ?
- Un conseiller très écouté et qui pourrait d’ici peu prendre la place de Beuchling… Ne vous y trompez pas et, surtout, ne commettez pas l’erreur de l’attaquer auprès du prince, qui a de l’estime pour lui et même de l’attachement…
- Cet homme ne m’a encore donné aucune raison de m’en plaindre mais merci de votre mise en garde. Je m’en souviendrai…
L’avertissement arrivait à temps : le soir même, alors que les amants reprenaient souffle dans le lit dévasté en buvant du champagne, Frédéric-Auguste qui, appuyé sur un coude contre le corps d’Aurore, s’amusait à y faire tomber quelques gouttes de vin qu’il recueillait ensuite avec sa bouche, soupira :
- Je regrette d’avoir quitté Moritzburg où je pouvais ne penser qu’à toi. Nous y avons vécu des jours inoubliables… et de plus belles nuits encore. Pourtant…
- Oh, que voilà un mot qui sonne mal !
- Préfères-tu « cependant » ?
- Ni l’un ni l’autre parce qu’ils expriment une restriction. Voyons si je devine : vous êtes assez satisfait d’être rentré ?
- Satisfait non, mais… reconnaissant à Fleming d’avoir osé venir m’y chercher. Un prince souverain n’a pas le droit d’oublier entièrement ses devoirs… même dans les bras d’une ensorcelante sirène. Certaines affaires exigeaient ma présence…
- Si importantes que cela ? hasarda Aurore en espérant une confidence mais il n’avait nullement l’intention de lui en faire :
- Et davantage ! Mais j’aurais scrupule à fatiguer ta jolie tête avec ce fatras.
Tout en parlant, il avait recommencé à la caresser. Elle s’abandonna, reprise par le désir sans plus penser à rien, uniquement attentive aux sensations profondes d’un corps dont il savait si bien se rendre maître…
La première lettre arriva le lendemain.
Fermée par un sceau de cire rouge, sans gravure pour l’identifier, elle vint se poser dans la matinée entre le miroir vénitien et un flacon de parfum filigrané d’or sur la table devant laquelle Aurore se faisait coiffer. L’instant était délicat et la jeune femme remit à plus tard de l’ouvrir. Elle s’y décida enfin quand Fatime eut parfait son chef-d’œuvre avec un nuage de parfum. Pour la lâcher aussitôt avec dégoût : il lui avait suffi d’un coup d’œil pour saisir le texte, fort court :
« Tu te crois au pinacle, Aurore, mais tu es déjà sur la pente descendante. Ton amant a toujours préféré la chasse à la possession… »
- Qui a porté ça ? demanda-t-elle en désignant le message resté entrouvert.
Fatime se précipita aux renseignements et revint encore plus vite :
- Personne. L’un des valets a trouvé cette lettre sous le portail d’entrée devant la loge du gardien…
Après une brève hésitation, la main un peu tremblante de la jeune femme reprit le vilain message. Elle le tourna et le retourna dans l’espoir d’y découvrir un quelconque indice, mais ne trouva rien. Le papier était de qualité. L’écriture aussi, bien qu’elle évoquât un homme plus qu’une femme. Au prix d’un effort, Aurore s’obligea au calme et rangea soigneusement l’affreuse épître dans son secrétaire, se réservant d’en parler à Elisabeth qui avait promis de venir chaque jour afin de la soutenir dans sa nouvelle existence. Or, celle-ci ne fit qu’en rire et, prenant le billet, le déchira de haut en bas, puis continua jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un minuscule tas qu’elle jeta au feu :
- Voilà ce que ça mérite ! Vous n’aviez pas, j’espère, l’intention de le montrer au prince ?
- Non. Bien sûr que non, mais peut-être à ma sœur ?
Elisabeth prit les mains de son amie pour l’obliger à s’asseoir auprès d’elle sur un canapé du salon de musique où elles se trouvaient alors. Aurore avait choisi cette jolie pièce pour son usage personnel. Elle en aimait en effet les claires boiseries bleu pâle rechampies d’or dont les meubles principaux étaient un clavecin peint de fleurs et de personnages chinois et une harpe à la courbe harmonieuse derrière laquelle elle aimait déjà prendre place.
- Cela ne vous avancerait à rien et l’inquiéterait sans raison.
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