- Sans raison ? Vous trouvez ?

Mme de Mencken dévisagea son amie sans songer à cacher sa surprise :

- Je répète : sans raison ! Et je m’étonne de vous voir affectée comme vous l’êtes, vous qui avez vécu à la cour de Hanovre qui passe pour la plus dépravée de l’empire. Dites-vous bien que vous venez d’accéder à un statut nouveau pour vous mais qui, en tous temps, a toujours véhiculé les mêmes inconvénients et, par définition, a fait de vous la cible de toutes les jalousies, de tous les désenchantements. Auguste vous a placée en pleine lumière. Vous lancer de la boue va devenir l’occupation préférée d’une foule de gens. Alors, autant vous y faire tout de suite parce que vous pouvez être certaine qu’il y en aura d’autres.

- Agréable perspective !

Cependant elle se rangea sans trop de peine à l’avis d’Elisabeth : le mieux était de dédaigner.

Les jours qui suivirent la consolèrent vite et elle remercia silencieusement son amie d’avoir détruit le venimeux papier. Existait-il au monde bonheur plus grand que le sien ? Le prince semblait ne plus pouvoir se passer d’elle. Il l’emmenait partout : à la chasse ou sur les chantiers qu’il commençait à entreprendre, et parfois même il évoquait devant elle certains soucis politiques. Avec beaucoup de finesse, elle sut être l’amie en même temps que la maîtresse. Une amie drôle et spirituelle qui l’amusait autant qu’elle le charmait. En outre, il lui était reconnaissant de son attitude discrète et des relations pleines de respect qu’elle entretenait avec sa mère et avec sa femme. Enfin il était fière d’elle, de sa beauté dont il demeurait captif et qu’il se plaisait à parer. Elle eut des bijoux magnifiques, des robes somptueuses. Qu’elle refusait de porter le plus souvent sauf pour le seul plaisir de ses yeux à lui et de ses mains quand il la déshabillait car leurs nuits demeuraient ardentes quoiqu’il arrivât parfois à la jeune femme d’avoir peine à se mettre à l’unisson d’un appétit apparemment insatiable.

La seconde lettre vint un matin de janvier où Dresde semblait sommeiller sous un manteau de neige étouffant les bruits.

Pelotonnée dans la douce chaleur de son lit où elle s’attardait à la suite d’une de ces nuits agaçantes où l’on ne dort pas sans en connaître la raison, Aurore vit arriver Fatime chargée du plateau de son petit déjeuner. La lettre y était étayée par le pot de miel. C’était la même suscription et la même écriture.

Après l’avoir considérée un moment avec une méfiance teintée de crainte, Aurore avança deux doigts et la pêcha par un coin :

- Qui a apporté ça ? demanda-t-elle à la jeune Turque occupée à redresser ses oreillers derrière son dos.

- On ne sait pas. Un homme l’a remise à l’un de ceux qui balaient la neige devant le porche et celui-ci l’a donnée au portier. Tu as peur que ce soit une mauvaise nouvelle, maîtresse ?

- Crois-tu que l’on se donne autant de mal pour une bonne ?

Une angoisse lui serra le cœur tandis qu’elle faisait sauter le cachet, anonyme comme le précédent. Cette fois, le mystérieux correspondant - ou « la » - écrivait :

« La roche Tarpéienne est toujours aussi proche du Capitole mais elle semble diminuer chaque jour la distance. “Il” n’est pas venu hier soir, n’est-ce pas ? Et ce n’est qu’un début. Certes il te couvre de présents mais ce que tu désires profondément il ne te le donne pas. Aucune ambassade n’est partie pour Hanovre et je ne te conseille pas de la réclamer. Tu ne ferais que l’ennuyer. Et Dieu sait qu’on l’ennuie aisément !… A ce propos, as-tu déjà entendu parler de Mlle de Kessel qui t’a précédée dans son lit et dans son cœur ? Non ? Tu devrais. Son histoire est pleine d’enseignement… »

Quand elle eut fini de lire, Aurore avait les larmes aux yeux.

Le malfaisant inconnu était bien renseigné. C’était vrai que cette nuit, et pour la première fois, Frédéric-Auguste n’était pas venu la rejoindre. Vrai aussi que l’on n’avait plus guère parlé de rechercher Philippe et cela Aurore se le reprochait. Enfouie dans son bonheur comme au creux d’un soyeux cocon, elle s’était laissé griser par l’élixir d’amour qu’on lui versait à longs traits. Une seule fois, elle avait évoqué le Hanovre et son amant avait éludé la question avant de lui fermer la bouche d’un baiser et de ce qui s’ensuivait. Vrai encore que l’on n’avait plus parlé mariage lorsqu’ils étaient seuls ensemble. C’était cette suite de vérités qui bouleversaient la jeune femme parce que, dans ce cas, il n’y avait aucune raison de mettre en doute la fin de la lettre. Restait à savoir qui était cette Kessel jamais vue à la Cour et dont le nom lui était inconnu ?

Repoussant le plateau après y avoir seulement prélevé une tasse de lait, elle se livra à ses femmes pour sa toilette, habituellement longue et minutieuse. Fatime y veillait, sachant que sa maîtresse tenait à n’offrir qu’une image parfaite quelle que soit l’heure où on la surprenait. Aurore prenait plaisir d’ailleurs à ces soins raffinés qui détendaient son corps tout en lui laissant l’esprit libre. Ce matin-là, pourtant, elle demanda que l’on abrège parce qu’elle voulait sortir. Il lui resta tout de même assez de temps pour un examen de conscience. Elle avait laissé sa passion lui faire oublier le reste du monde. Depuis quand n’avait-elle pas reçu de nouvelles de Charlotte Berckhoff ? Avait-elle seulement répondu à sa dernière lettre ? Pourtant son amie y exprimait l’inquiétude croissante où elle était du sort de Nicolas. On ne l’avait pas revu à Celle où l’on ne savait plus rien de ce qui se passait à Hanovre, sinon que l’on y semblait pris d’une frénésie de fêtes. Elles s’enchaînaient les unes aux autres, créant un désordre où il était difficile de se reconnaître. Aurore se souvenait d’avoir partagé un moment cette anxiété… mais un moment seulement ! Ce jour-là, son prince l’avait autant dire enlevée pour passer trois jours à Moritzburg. Trois jours plus enivrants que n’importe quelle fête parce qu’ils y étaient seuls avec une domesticité réduite et quasi invisible permettant toutes les folies comme danser nus au son d’un violon caché ou s’aimer une nuit entière sur des peaux d’ours jetées devant l’âtre flambant de l’immense salle des festins… Le tout arrosé de flots de champagne.

A les évoquer à présent, le rouge de la honte montait au front d’Aurore, mais sans lui éviter un délicieux frisson.

Une fois prête, elle se fit conduire chez Elisabeth qui gardait la chambre avec une bronchite attrapée dans les éternels courants d’air du palais. Quand son amie y pénétra, elle venait de se faire saigner et, la tête sous une serviette, prenait une fumigation dont l’odeur piquante emplissait l’air ambiant.

- J’en ai pour un instant. Asseyez-vous ! nasilla-t-elle du fond de sa serviette.

Aurore se débarrassa de sa pelisse ourlée et doublée de zibeline, mais garda le manchon assorti et alla s’asseoir près de la cheminée en conseillant à Elisabeth de prendre son temps. Cinq ou six minutes plus tard, celle-ci sortit de son abri un petit visage rouge et suant surmonté d’un bonnet de dentelles et de rubans roses.

- Ah ! Je me sens mieux ! Merci de votre patience ! A présent venez près de moi… Dieu que vous êtes belle ! ajouta-t-elle quand Aurore se fut posée au pied de son lit. Mais Dieu que vous êtes triste !

Pour seule réponse, celle-ci tira la lettre de son manchon et la lui tendit ouverte.

- Ah, je vois ! Le corbeau a encore frappé !… et je n’ai guère de peine à imaginer ce que vous venez me demander, compléta-t-elle lecture faite. Vous voulez que je vous parle de la Kessel !

- Si vous en avez la possibilité.

- Elle a fait suffisamment de bruit pour qu’on ne l’oublie pas. Ce qui m’étonne, c’est que personne, dans cette cour où chacun clabaude à qui mieux mieux…

- Vous en connaissez une qui ne clabaude pas ?

- Non. Je disais donc que je suis surprise que personne ne soit venu vous servir ce plat croustillant ! Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de quoi vous tourner les sangs. Vous n’avez pas l’innocence de penser être la première maîtresse de notre Frédéric-Auguste ? Il n’a jamais tenu sa lumière sous le boisseau et l’écho de ses frasques a dû s’étendre jusqu’en France et en Angleterre. Passons à cette Kessel qui vous a précédée… disons comme le brouillon précède la lettre parfaite…

- Voilà, il me semble un bien long préambule !

Elisabeth sortit son mouchoir, en usa et reprit :

- J’en ai fini. Vous ne l’ignorez pas, le mariage avec la petite Brandebourgeoise fut un mariage d’amour et, comme le couple s’entendait bien, tout un chacun jugea que l’Electeur s’était rangé. Sans trop y croire cependant avec une telle force de la nature. Et non sans raison. Bref, le ménage roulait sur une belle allée sablée quand la princesse Anna-Sophia prit au nombre de ses dames une demoiselle de Kessel. Cela à la demande de Mme de Friesen, épouse d’un des conseillers, sous le prétexte que cette fille de bonne famille mais pauvre était ce que l’on appelle « méritante ». La douairière se méfia d’autant moins que la demoiselle était jolie, certes, mais pas d’une foudroyante beauté et se parait peu, faisant montre au contraire d’une grande timidité. Dans le genre de la fameuse La Vallière chez le roi de France. A cette différence près que La Vallière était vraiment timide, modeste et aussi peu sûre d’elle que possible. Ce qui n’était absolument pas le cas de la Kessel.

Une fois installée au palais, elle et la Friesen passèrent au second acte d’une comédie soigneusement réglée : la bienfaitrice se mit à entretenir Frédéric-Auguste des nombreux tracas de sa protégée en vue de lui faire obtenir une pension, ce qui lui permettrait de tenir son rang dans une cour si élégante alors qu'elle ne possédait rien, ou si peu. Elle en parla même tellement que le prince voulut voir de ses yeux cette merveille. Un soir, en se rendant chez sa mère, il s’attarda dans son antichambre avec ladite Kessel… Qui lui plut tellement qu’il prit l’habitude de venir bavarder avec elle tous les soirs. Des bavardages, comme bien vous devez le penser, qui n’étaient en fait qu’un long plaidoyer destiné à faire connaître à la belle la chaleur de ses sentiments. Mais, dûment chapitrée, la mâtine résistait, s’abritant derrière une vertu qui, à l’entendre, était son unique bien. La pension fut naturellement accordée. Gratitude, remerciements trempés de pleurs, soupirs, déclaration de part et d’autre, pourtant la « vertu » se défendait encore. Alors, on alla chercher… devinez qui ?

- Beuchling ? fit Aurore qui écoutait l’histoire avec un mélange de curiosité et d’agacement.

- Tout juste. Il vint plaider la cause de son maître, comme il l’a fait avec vous d’ailleurs !

- C’est agréable à entendre !

- Notre prince n’a pas une imagination débordante, vous savez ? Pourtant, il en a déployé pour vous beaucoup plus que pour quiconque, d’où vous pouvez déduire qu’il n’a jamais aimé la Kessel comme il vous aime. Beuchling convainquit la demoiselle d’accepter une entrevue dans la propriété des Friesen à une lieue de Dresde. Le lendemain, elle rencontrait comme par hasard, en se promenant à la limite de la forêt, le prince qui chassait en compagnie de Beuchling.

- Il tient encore à cheval, ce vieillard ?

- Oh, il est capable d’en faire davantage pour garder sa place de confident. On causa puis Mme de Friesen se montra et tout le monde rentra au château où les intéressés prirent le thé dans un petit salon tandis que la Friesen papotait avec son compère dans un autre. La conclusion ne pouvait manquer d’être proche : trois jours plus tard, Frédéric-Auguste envoyait à la Kessel une parure de diamants dont elle le remercia de la façon que vous imaginez.

« Les choses auraient pu continuer discrètement à l’écart d’une épouse qui commençait à se plaindre d’un mari moins assidu qu’auparavant, mais cela ne faisait pas l’affaire de la donzelle. Elle rêvait mariage et ne trouva rien de mieux qu’arriver un beau soir chez Christine-Eberhardine parée telle une châsse de tous les diamants qu’elle s’était fait donner. Notre princesse, du coup, prit feu et chassa l’insolente de ses salons en la traitant de dévergondée non sans lui avoir administré quelques gifles. La victime courut droit se plaindre à qui vous pensez. Furieux “comme un jeune lion”, celui-ci se rua chez sa femme afin de lui donner sa manière de penser, mais tomba sur sa mère occupée à calmer l’épouse offensée.. Devant cette coalition le coupable perdit contenance, demandant ce qu’il fallait faire : “Cela coule de source, répondit la douairière. Mariez-la à quelqu’un d’un peu éloigné. ” A sa surprise - c’est elle qui me l’a raconté - son fils ne protesta que mollement. A le régaler de tant de larmes et de cris, la Kessel devait avoir perdu quelque peu de son éclat. D’autant qu’il a toujours détesté les gémissements. Il laissa donc sa mère s’arranger comme elle l’entendrait et partit se “reposer” dans le cher Moritzburg… »