- Mon pauvre ami ! soupira-t-elle. Souvenez-vous cependant que la duchesse Eléonore avait évoqué ce qui était plus qu’une possibilité avec une créature de cette espèce. Cela n’a pas été trop… pénible ?
- Elle boit énormément et il est obligatoire d’en faire autant. En outre, elle dispose d’un arsenal impressionnant de philtres, de pilules, que sais-je ?… J’ai vécu quelques semaines dans un état second. Et puis il y a eu le drame.
- Quel drame ?
- Vous le saurez tout à l’heure ! S’il vous plaît, laissez-moi raconter à ma manière, pria-t-il. Sinon je risque de m’embrouiller. Je ne suis pas un orateur et, en outre, je suis las.
Elle le regarda mieux et vit qu’en effet il n’était plus vraiment le même. Etait-ce le résultat des drogues de la Platen ou de cette vie dissolue qu’il avait dû accepter pour la servir, mais il avait un peu vieilli. C’était comme une fine poussière grise, un voile de mousseline, une brume étendue sur sa personne. Il avait perdu de ses couleurs cependant que ses traits s’étaient creusés. Et où était passée sa belle joie de vivre ?… Elle eut honte, soudain, de la vivacité dont elle avait fait preuve. Etendant le bras, elle posa une main chaude sur la sienne :
- Pardon ! Préférez-vous prendre du repos auparavant ? Je vais vous faire préparer une chambre !
Elle se levait pour sonner mais il la retint et, cette fois, avec le sourire de naguère :
- Pour attirer sur nous deux les foudres du prince ? Si j’ai bien compris votre portier, vous n’auriez pas dû me recevoir.
- Laissez cela et racontez ! dit-elle en lui tendant le verre de vin qu’elle venait de lui verser.
- Voilà. C’était il y a un peu plus de deux mois et je venais de prendre la décision de partir. Je prenais cette femme en répulsion et, en outre, grâce aux renseignements donnés par Ilse, j’avais fouillé quasiment toute la maison…
Il fut impossible à Aurore de retenir la question qui la brûlait :
- Avez-vous eu des renseignements concernant mon frère ?
- Rien sur son sort mais j’ai acquis l’assurance que le fameux envoi à Lastrop est réellement parti mais que seul l’argent est arrivé chez le banquier. Eh oui ! La Platen a conclu un arrangement avec lui pour investir cette somme dans ses affaires et elle a gardé les bijoux, ainsi que nous l’avions pensé…
- Il fallait s’attendre à une vilenie de ce genre ! Continuez !
- A ce moment, l’Electeur a donné une série de réjouissances en l’honneur de sa fille mariée au prince héritier de Prusse. Le clou devait en être une fête nocturne costumée au cours de laquelle on avait imaginé de ressusciter le fameux festin du Romain Trimalcion dont un comédien tiendrait le rôle. La Cour entière devait participer, y compris l’ambassadeur anglais Cressey et le maître à penser de l’Electrice, le philosophe Leibniz… Ces deux-là n’avaient pas l’air à leur aise, car ce fut la plus incroyable beuverie que j’aie jamais vue.
- Vous y étiez donc ?
- Je m’étais arrangé pour me mêler aux serviteurs. Ceux du palais n’étaient pas en nombre suffisant et on avait pris des renforts… Imaginez la grande salle du Leineschloss décorée de colonnes reliées entre elles par des guirlandes de fleurs et de fruits avec des trophées d’armes faits de bouteilles vides. On y avait installé autant de lits que de convives. Le service était assuré par des « esclaves » en tuniques fort courtes. Quant au motif central, il était composé de neuf mets de parade, installés juste pour le décor. Au milieu, il y avait un plat de poissons vivants sur lequel deux « satyres » versaient de l’eau, comme s’il s’agissait d’une sauce. De chaque côté étaient des corbeilles remplies de paille où des poules pondaient, puis un âne portant des sacs de salade et d’olives, un énorme pâté contenant des oiseaux vivants, enfin un lièvre rôti portant des ailes d’envergure dans le genre de Pégase.
» A leur entrée dans la salle, les convives trouvaient un esclave qui leur ordonnait d’entrer du pied droit. Quand tous furent installés, Trimalcion parut, précédé d’un chasseur et suivi de pages déshabillés en esclaves et portant des cierges allumés, l’ensemble accompagné du son des clairons et des tambours. Une fois couché, Trimalcion a ordonné que l’on serve du « vin de Falerne » qui était en réalité du tokay. Naturellement, des tables chargées de nombreuses victuailles étaient disposées devant les lits. Des torches et des pots à feu placés au-dessus des colonnes éclairaient cet invraisemblable festin que les nobles invités, à commencer par l’Electeur et sa famille, parurent apprécier au plus haut point.
» Et la fête battit son plein. On s’empiffra, on but jusqu’à ne plus y voir clair. Je dois dire que l’Electrice et sa fille eurent le bon goût de. se retirer avant que ça ne dégénère, mais les Platen menèrent cette sarabande de fous. Je m’éloignai, moi aussi, et décidai de rentrer. C’était la dernière nuit que je devais passer à Hanovre et j’avais préparé mon départ. Mais lorsque je quittai le palais, je ne trouvai pas les rues désertes auxquelles je pouvais m’attendre à cette heure tardive. Il y avait un grand concours de peuple massé sur la place… Dans un profond silence il écoutait, ce peuple, le vacarme des convives, il regardait aux fenêtres rougeoyantes du palais s’agiter des ombres frénétiques. Elle était impressionnante, croyez-moi, cette assemblée obscure et muette. Je sentis le malaise des sentinelles dans leurs guérites. Vêtu modestement comme je l’étais je pensais passer inaperçu de ces gens dont les regards étaient fixés sur les vitres illuminées. Cependant, un homme s’approcha de moi. Il était de haute taille, puissant, et à son tablier de cuir roussi, je reconnus un forgeron. Dans son poing il tenait un marteau.
» - Tu étais là-dedans ? demanda-t-il d’une voix rude.
» - J’y faisais mon service mais j’en ai assez ! Je m’en vais !
» - Que se passe-t-il exactement ? D’ici on entend, on voit un peu mais le reste on l’imagine. Alors parle !
» Je le lui dis sans oublier de mentionner le départ de l’Electrice et de la princesse de Prusse. Dans l’ombre je vis un éclair dans les yeux de l’homme.
» - Et les Platen ? Ils sont toujours là ?
» - Ce sont eux qui ont organisé la fête. Bien sûr qu’ils sont toujours là… mais lucides c’est une autre histoire ! Puis-je te poser une question ?
» - Tu veux savoir ce que nous faisons ici ?
» - C’est naturel il me semble. A cette heure, les honnêtes gens sont dans leurs lit.
» - Nous sommes des honnêtes gens ! Seulement nous sommes écœurés ! Ce qui se passe dans ce palais fait déborder le vase. Ce beau monde bâfre, rit, danse, chante et se soûle tandis que dans son lugubre château des marais de l’Aller, notre princesse Sophie-Dorothée est tenue en étroite prison, vouée à la solitude et au désespoir ! On lui a même arraché ses enfants pendant que son époux se vautre avec sa Mélusine. Ça commence à suffire !
» - Que voulez-vous faire ? Attaquer le palais ? Il y a des gardes et eux ne sont pas ivres…
» - Non. En dépit des fêtes qu’il ne cesse de donner depuis qu’on a enfermé la princesse, nous n’en voulons pas à l’Electeur. Il est vieux et on le dit malade. Ce qu’il faut, c’est débarrasser le Hanovre des Platen ! Lui il est ministre et elle, cette charogne, achève d’épuiser le prince ! Ce sont eux qui ont le pouvoir ! Alors on va leur faire vider les lieux…
» A ce moment, un valet sortit du Leineschloss et rejoignit l’homme au tablier de cuir. Il annonça que Platen venait d’avoir un malaise et que sa femme le ramenait chez lui…
» Le forgeron éclata d’un rire énorme et, se retournant, clama vers la foule :
» - Le gibier rentre au gîte ! On attend un peu et on y va !
» Pendant quelques secondes il conféra avec trois hommes qui étaient derrière lui. Au même instant, des torches s’allumèrent ici et là. L’une d’elles se retrouva dans le poing du forgeron et je profitai du remous pour disparaître. Ce qu’ils se préparaient à faire était évident pour moi : mettre le feu à « Monplaisir » et si possible quand les maîtres y seraient !… Je n’avais rien contre mais j’avais laissé mon cheval sellé à l’écurie et il fallait que je l’en sorte avant que la vague ne déferle. Mon bagage, je l’avais porté dans la journée à l’auberge Kasten où mon valet Josef se morfondait depuis des semaines… J’y courus et arrivai là-bas juste à temps pour voir les Platen regagner leur logis… L’attaque n’allait pas tarder. Aux écuries, je trouvai le chef palefrenier debout et lui conseillai de libérer les chevaux. Quand on incendie une demeure, il est bien rare que l’on s’arrête aux dépendances. Et une rumeur montait déjà du fond de la nuit… Cet homme me demanda si je partais. Je lui répondis que oui et lui conseillai d’en faire autant, ajoutant que le peuple en voulait uniquement aux Platen. De vous à moi, je me tenais prêt à lui sauter dessus s’il faisait seulement mine d’aller donner l’alarme. Mais il se mit à rire alors en disant que ce n’était pas trop tôt et se précipita pour lâcher l’écurie entière dans le parc de Herrenhausen. Je le suivis et cherchai un point d’où l’on pourrait voir ce qu’il se passerait. Juste à temps : le forgeron et ses justiciers déferlaient sur le château. Ils avaient marché en silence jusqu’à ce qu’ils soient à proximité, puis une clameur éclata et les torches s’envolèrent, tellement nombreuses que les domestiques n’essayèrent même pas de lutter. Ils s’enfuirent et, quand je revins vers l’auberge, les flammes de « Monplaisir » embrasaient la nuit. Un terrible spectacle. C’était comme si la terre venait de s’ouvrir pour laisser jaillir les reflets de l’enfer…
Un silence suivit la conclusion du récit. La vive imagination d’Aurore lui avait permis de visualiser ce qu’Asfeld lui relatait. La fin illumina son visage :
- Ils sont morts ? murmura-t-elle. Mais si vous êtes parti immédiatement après le feu, vous ne le savez peut-être pas ?
- Vous pensez bien que j’ai attendu. A l’auberge j’avais repris mon nom et mon apparence et dès le matin il n’était bruit que de l’incendie. « Monplaisir » est détruit aux trois quarts… mais eux sont à peu près saufs.
- A peu près ?
- Ils sont vivants, sauf que lui a perdu la vue et qu’elle est brûlée au visage et aux épaules. Elle n’est pas belle à voir, d’après Hilda Stohlen qui a pu l’apercevoir…
- J’imagine qu’après cette action l’Electeur a ordonné des châtiments exemplaires pour les incendiaires ? fit Aurore avec amertume.
- Non. Les meneurs se sont livrés d’eux-mêmes. Mon ami le forgeron a déclaré hautement au nom du peuple qu’il respectait et honorait ses princes mais qu’il ne supportait plus la mainmise des Platen sur le Hanovre. Il aurait dû être pendu : l’Electeur s’est contenté de l’incorporer avec deux ou trois autres dans le bataillon qu’il prépare pour le louer à l’empereur…
- En vertu du principe qu’un homme mort ne rapporte rien tandis qu’un soldat vigoureux se vend bien ? ricana Aurore. Ils ne reviendront sans doute pas mais ils auront enrichi leur bon souverain. Cela dit, je suis contente que ces gens courageux aient échappé à la corde. Partir pour Vienne leur évitera la vengeance des Platen !
Pour la première fois depuis son arrivée, Nicolas eut un large sourire :
- De ce côté-là, il n’y avait pas de crainte à avoir. L’Electrice Sophie et son fils se sont fait entendre pour exiger leur départ. Pour ce que j’en sais, ils n’ont eu guère de peine à l’obtenir : le vieil homme est fatigué. Peut-être aussi de la férule d’une maîtresse par trop envahissante et devenue affreuse. Le couple aurait reçu l’ordre de se retirer dans une terre qu’il possède je ne sais où. Et ils ne sont plus rien.
Aurore joignit les mains comme pour une prière. Ne convenait-il pas de remercier Dieu d’avoir enfin abattu ces gens, cette femme surtout qui avait été le mauvais génie de Philippe, qui l’avait volé de façon honteuse mais qui détenait sans doute encore la clé de sa disparition. Y aurait-il un espoir de la faire parler maintenant qu’elle ne disposait plus de cette armée de serviteurs et d’espions grâce auxquels son pouvoir s’étendait telle une griffe sur le pays et sur son prince ?
- C’est une nouvelle merveilleuse que vous m’apportez là, Nicolas, et je vous en sais un gré infini, mais vous devriez la compléter en y ajoutant le nom de l’endroit où l’on peut les trouver. J’ai besoin qu’elle parle, vous comprenez ? J’ai besoin de savoir ce qu’elle a fait de mon frère. Je suis sûre que tout le mal vient d’elle…
- Moi aussi j’en suis sûr, mais l’endroit où ils se sont retirés relève du secret d’Etat ! Et, comme Aurore ouvrait la bouche pour protester : « L’Electeur l’a voulu ainsi, peut-être dans un ultime souci de protéger celle qu’il a aimée à la folie. Vous n’êtes pas sa seule ennemie, tant s’en faut. Quant à moi et avant de prendre congé, il me reste à vous remettre ceci. »
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