A la nuit, cependant, il revint…

Les semaines qui suivirent, si elles apportèrent une sensible diminution des malaises matinaux, laissèrent à la jeune femme une grande lassitude et lui firent mesurer tout à coup la fragilité du statut de favorite. Elle vit moins son amant - encore était-ce dans la journée et pas la nuit ! - et ne vit plus un certain nombre d’« amis » qui n’étaient en réalité que des courtisans, mais de ceux-là elle ne se souciait nullement, les ayant jaugés à leur valeur. Seules Amélie et Elisabeth franchirent quotidiennement le seuil de la maison de la future mère. La première pour veiller à ce qu’Aurore reçût les soins dont elle avait besoin - elle finit même par s’installer auprès d’elle ! - la seconde pour lui apporter les potins d’une cour qui, selon elle, était loin d’être aussi récréative qu’au temps où Aurore régnait sur elle. Il semblait que ce dernier bal où elle avait brillé d’un tel éclat eût marqué une sorte d’entrée en carême :

- S’il n’y avait pas les chasses on y mourrait d’ennui, lui confia-t-elle. On se déplace sur la pointe des pieds, on chuchote comme dans une église. Il faut dire que si votre grossesse vous fatigue, celle de notre princesse-électrice l’exténue. Il lui faut du calme, du silence, des promenades mesurées étayées par deux de ses dames. En outre, elle ne se nourrit que de laitages et de fruits, ayant un dégoût absolu de quelque autre forme de nourriture que ce soit. Enfin, le médecin de la Cour l’a déclarée fragile. Aussi, notre cher prince qui en espère un héritier fait-il vivre tout son monde comme dans un couvent. Vous voyez que vous n’avez rien à regretter ?

- Croyez-vous ? Au moins il s’occupe d’elle, il la ménage. Moi, quand par hasard il vient me voir c’est avec le secret espoir que je vais ressusciter d’un seul coup, sauter sur un cheval pour galoper avec lui à travers champs ou esquisser un pas de contredanse en réclamant un bal. Et comme il est toujours déçu… Eh oui, ma chère, pouvez-vous constater que j’ai perdu mon pouvoir…

- Je ne le pense pas. Si c’était le cas, il ne viendrait plus jamais et se contenterait de faire prendre des nouvelles…

Ce fut, à peu de chose près, le discours que lui tint la princesse douairière qui fit à Aurore l’insigne honneur d’une visite privée :

- Mon fils est fait du même bois que la plupart des hommes bien portants : il a en horreur tout ce qui touche à la maladie…

- Attendre un enfant n’a jamais été une maladie !

- Il arrive que cela y ressemble fort. Demandez plutôt à ma bru ce qu’elle en pense. Il passe chez elle une fois par jour mais la plupart du temps il ne la voit pas. Vous, il vient vous voir. Pas souvent peut-être mais il vient. Et il se soucie de vous.

- Pourquoi, mon Dieu ?

- Peut-être parce qu’il vous garde une tendresse ?…

- Mais d’amour il n’est plus question…

- Savez-vous qu’il vient de faire choix d’un prénom au cas où vous mettriez au monde un fils ?

- Lequel ?

- Maurice ! En souvenir de Moritzburg m’a-t-il dit. Qu’en pensez-vous ?

L’émotion qui noua la gorge d’Aurore l’empêcha de répondre mais fit monter des larmes à ses yeux. La vieille princesse se leva en lui faisant signe de rester assise et posa une main chargée de bagues sur son épaule :

- Vous l’aimez toujours ?

- Plus que jamais, j’ai l’impression…

- Souvenez-vous de ce que je vous avais dit : ne l’aimez pas trop, et j’y ajouterai : pensez d’abord à vous… et à cet enfant qui sera aussi le sien ! Si c’est un garçon et s’il lui ressemble…

Se penchant, elle posa un baiser sur le front de la jeune femme, lui tapota la joue et sortit en lui laissant enfin un sentiment de réconfort. Aurore mit ses mains sur son ventre qui commençait à s’arrondir et le caressa longuement…

Si l’on ne dansait plus à Dresde, en revanche, les parades militaires et les bruits de bottes s’y multipliaient. L’interminable conflit qui, depuis des années, opposait l’empire à la Turquie se réveillait comme un volcan mal éteint. Celle-ci reprenait l’offensive à un moment où l’armée impériale commandée par le peu brillant prince de Croÿ n’était pas au mieux de sa forme. L’empereur appelait au secours ses meilleurs soldats et en premier l’Electeur de Saxe dont il connaissait la valeur pour lui confier le commandement de l’armée de Hongrie. Sans avoir même pris le temps d’une visite d’adieu, Frédéric-Auguste, au début du mois de mai, quittait Dresde avec huit mille hommes dont Loewenhaupt. Quelques jours après, le chancelier Fleming se présentait chez la comtesse de Koenigsmark.

Comme il ne s’était pas annoncé ainsi qu’il eût été convenable, à moins d’être un intime, celle-ci le fit patienter une bonne demi-heure dans son salon d’apparat, celui dont on ne se servait guère que pour les fêtes et qui, de ce fait, s’il était vaste et décoré de façon ravissante aux couleurs de la maison de ces lieux, était peu meublé.

Quand elle le rejoignit, tirée à quatre épingles et arborant un sourire de commande, elle eut la satisfaction de constater qu’il avait apprécié le traitement à sa juste valeur : les mains au dos, il arpentait la vaste pièce de long en large avec une évidente agitation.

- Croyez que je suis désolée de vous avoir fait patienter, Monsieur le chancelier, mais c’est malheureusement le risque que l’on court lors d’une visite impromptue… et matinale.

- Ce que j’avais à vous dire, Madame la comtesse, ne souffrait aucun retard d’où une hâte à me présenter que, je l’espère, vous aurez la bonté d’excuser… Cette attente diminue malheureusement l’heure que je comptais utiliser pour… adoucir les angles que vous ne goûterez peut-être pas beaucoup, et que voici : il serait souhaitable que vous quittiez Dresde le plus tôt possible.

- Moi ? Quitter Dresde ? Et pour quelle raison ?

- Pour mettre fin à une situation délicate et qui le deviendra davantage au fil des mois à venir. La princesse Christine-Eberhardine attend un enfant comme vous-même et, selon les prévisions, vos délivrances devraient avoir lieu à peu près à la même époque. Ce ne serait pas convenable ! conclut-il avec une emphase qui irrita Aurore :

- Il était inutile de vous déranger pour me le faire remarquer et il entrait dans mes intentions de m’éloigner mais un peu plus tard.

- Un peu plus tard pourrait être trop tard, et Monseigneur désire que vous ne différiez pas plus longtemps votre départ.

- Ah ! C’est Monseigneur ?

- Et qui d’autre ? Je ne me serais pas permis une telle démarche si les ordres ne venaient de lui. J’ajoute qu’il regrette profondément de ne pas avoir eu la possibilité de venir s’en entretenir avec vous avant de partir. Mais les choses se sont faites si vite !…

- Admettons ! dit la jeune femme d’autant plus agacée que l’autre prenait un visible plaisir à sa mission. Eh bien, c’est entendu, je m’en vais…

- Pour où ?

- Chez moi, naturellement ! A Hambourg ou au palais d’Agathenburg où je suis née… Non ?

Fleming venait en effet de hocher négativement la tête :

- Un enfant du sang de Saxe, même bâtard, se doit de naître en Saxe. Monseigneur a fait le choix de Goslar, dans le Harz. La ville est charmante, réputée pour ses eaux. Une résidence d’été idéale qu’ont toujours appréciée nos princes.

- Tellement qu’ils n’y vont jamais ! Il est vrai que c’est plutôt éloigné. La frontière doit être à deux pas ?

- Disons trois, susurra le chancelier avec un mince sourire. Il va de soi que vous n’habiterez pas le vieux palais, malcommode et trop vaste, et qui serait peu adapté à l’événement. On a loué pour vous l’une des plus belles maisons de la ville et sans doute la plus agréable. Elle appartient au bourgmestre Henri-Christophe Winkel. Lui seul connaîtra votre nom. Pour tous, vous serez une noble dame inconnue, venue soigner un mal… de langueur par exemple. Vous devez comprendre l’importance que le prince attache à ce que la naissance demeure secrète, surtout s’il s’agit d’un garçon. Cela pourrait poser dans l’avenir un problème de succession qu’il est salutaire de prévoir… J’ajoute qu’une voiture de la Cour vous conduira.

- Incroyable ! coupa Aurore que la colère envahissait. Tout Dresde sait que je suis enceinte et de qui ! Alors que venez-vous me parler de secret ?

- Il n’est pas si rare qu’une grossesse ne parvienne pas à son terme. En outre, après quelques semaines Dresde vous aura oubliée et n’aura d’yeux que pour l’héritier à naître. Plus tard vous pourrez revenir.

- Vous êtes bien bon !

- C’est Son Altesse qui est bien bonne, rectifia-t-il en prenant un air finaud qui ne lui allait pas. De toute façon, soyez assurée que l’on prendra grand soin de vous et de l’enfant s’il vient à terme. Vous trouverez à Goslar un médecin ainsi qu’une maison complètement équipée. Une femme de chambre suffira donc… à condition que ce ne soit pas Fatime. Trop voyante pour une petite ville. Elle demeurera ici avec le reste de vos gens…

- De mieux en mieux ! Puis-je au moins emmener ma sœur ?

- Ouuuuui ! Si elle se plie à la même discipline : ne sortir en aucun cas de la propriété. Mais je ne saurais que le lui déconseiller. Là-bas, il lui sera difficile d’avoir des nouvelles de M. de Loewenhaupt parti en guerre… Mais elle pourra vous écrire… aux soins du bourgmestre !

Fleming achevait à peine sa phrase qu’Amélie faisait son apparition, surprise que sa sœur reçût dans ce désert.

- Quand on doit recevoir les ordres d’un prince, il convient d’y apporter l’apparat désirable ! expliqua Aurore visiblement à bout de nerfs. Monsieur le chancelier est venu m’intimer celui de quitter la ville pour une autre au fin fond du Harz où je vais vivre cloîtrée en attendant la naissance. Et je n’ai même pas le droit d’emmener qui me plaît !…

Amélie l’embrassa et, la sentant trembler, garda un bras autour d’elle pour s’adresser à Fleming :

- Je pense que vous devriez vous retirer, Monsieur le chancelier, fit-elle avec sévérité. Vous n’avez plus rien à faire ici ! Soyez assuré que je ne manquerai pas de rendre compte à Monseigneur de votre zèle…

Il ne se trompa pas sur la raideur du ton, salua et sortit précipitamment cependant qu’Amélie entraînait sa sœur par une autre porte :

- Allons dans ta chambre ! Tu as besoin de te remettre.

Elle lui tendit son mouchoir mais Aurore n’avait pas de larmes. La fureur qui l’habitait les séchait avant que d’être nées, mais elle tremblait à présent de tous ses membres. Inquiète, Amélie la fit étendre, respirer des sels - qu’elle repoussa en marmonnant qu’elle ne s’évanouirait pas ! - et ordonna à Fatime d’aller chercher de l’eau-de-vie. Finalement, Aurore leva sur sa sœur un regard où le chagrin se mêlait à la colère :

- As-tu entendu quelque chose de ce qu’il a osé me dire ?

- Une bonne partie ! J’ai écouté à la porte avant de faire mon entrée au moment où il prononçait mon nom. Mais rassure-toi, je t’accompagnerai.

- Non ! C’est trop loin ! Tu serais coupée de ton époux, de tes enfant aussi, pendant plusieurs mois. Tu seras plus utile en restant ici à surveiller la maison. En outre, tu pourras peut-être me faire tenir des nouvelles…

- Aux soins du bourgmestre ? ricana Amélie. Ecoute, nous allons couper la poire en deux : je pars avec toi dans la voiture de la Cour et elle me ramènera. Ce que je veux c’est voir, de mes yeux, dans quelles conditions tu seras logée et comment sont les alentours. Chemin faisant nous pourrions convenir d’un code permettant sous des mots banaux d’en dire davantage. Et, par exemple, si tu souhaites écrire à quelqu’un je me chargerai de ta correspondance… Qu’en penses-tu ?

- Que tu es la meilleure sœur que l’on puisse avoir ! Et dans l’immédiat, il faut que je choisisse une autre camériste que Fatime…

- Cela aussi je vais m’en charger !

Elle repartit. Deux heures plus tard, Ulrica toujours aussi austère se matérialisait sur le tapis de la chambre. Véritable statue de la respectabilité, elle arborait cependant un œil frondeur qui ne résista pas longtemps à la vue de la tristesse de sa « nourrissonne » :

- Si vous voulez encore de moi, murmura-t-elle en reniflant son émotion, je m’occuperai de vous et de l’enfant et vous pouvez être sûre que je ferai bonne garde ! Je goûterai tous vos plats et le lait de la nourrice s’il le faut ! Et je…

Cette fois, Aurore se mit à rire :

- Je ne pense pas que l’on pourrait aller jusque-là ! Viens m’embrasser !

Au début de la semaine suivante, elle quittait Dresde sans avoir revu Elisabeth qui séjournait sur ses terres…

En annonçant que Goslar était une ville charmante, Fleming était largement en dessous de la vérité. C’était l’une des plus jolies cités d’Allemagne1.