Située sur les contreforts boisés du Harz, sertie dans ses remparts médiévaux, elle égrenait autour de vieilles églises une étonnante collection de maisons à colombages aux couleurs variées2 dont beaucoup possédaient des jardins. Le centre en était, comme d’habitude, la place du Marché qu’ennoblissait une imposante fontaine sommée de l’aigle impériale. La trace de l’empire se retrouvait aussi dans l’antique palais évoquant les temps héroïques des Burgraves et la légende des Nibelungen. Il se situait en dehors du centre névralgique de la cité, et la maison qui allait accueillir la future mère n’en était pas éloignée. Longtemps liée à la Ligue hanséatique, la cité devait ses richesses aux mines de cuivre, de zinc et d’argent ouvertes dans la montagne.

En temps normal, Aurore eût apprécié un cadre aussi séduisant. Elle y bénéficierait du calme nécessaire à son état ainsi qu’un décor plaisant à contempler, mais ce qui l’irritait c’était de s’y trouver en résidence surveillée, presque aussi captive que Sophie-Dorothée dans son humide château des brouillards. Le bourgmestre Winkel qui vint la saluer - discrètement - au soir de son arrivée ne lui laissa aucune illusion : elle n’avait pas le droit de sortir de la propriété dont les quelques serviteurs, triés sur le volet, ne savaient qu’une chose : ils devaient veiller sur une haute dame dont ils ignoraient le nom et faire en sorte que personne ne l’approche en dehors, bien sûr, de l’indispensable médecin - qui se trouvait être son beau-frère ! Quant aux visites, elles étaient interdites. Quiconque souhaitait lui porter une nouvelle importante devait d’abord en passer par lui. De même pour le courrier.

- Vous auriez mieux fait de me dire tout de suite que je suis prisonnière, Monsieur le bourgmestre ! soupira-t-elle, agacée.

- Ce n’est pas ainsi que vous devez voir les choses, rectifia-t-il avec une gentillesse inattendue. J’ai reçu mission de veiller sur… un trésor fragile auquel un grand prince attache le plus haut prix. Pardonnez-moi de m’en acquitter selon mes instructions, mais je tiens à ajouter que je suis à votre disposition pour apporter une solution à tout problème qui pourrait se présenter… et pour vous rendre ce séjour forcé aussi agréable que possible. Ce ne sera d’ailleurs pas si long ! Quelques mois sont vite passés !

Ce petit discours fit fondre les préventions de la jeune femme. Elle comprenait qu’elle avait affaire à un brave homme partagé entre l’orgueil d’avoir été choisi pour veiller sur elle et la crainte qu’elle ne fût malheureuse. Elle lui tendit la main :

- Essayons donc de les vivre au mieux ! Merci de vos bonnes paroles mais quelles sont vos instructions pour… après ?

- Je ne saurai le dire : elles ne me sont pas encore parvenues… Je suppose que vous nous quitterez ?

- Je le suppose aussi…

Dans les jours qui suivirent, Aurore chercha seulement à se reposer. Le voyage l’avait beaucoup fatiguée et, après le départ d’Amélie, un peu rassurée sur son sort, elle dormit le plus possible sous la garde vigilante d’Ulrica. L’air était excellent à Goslar, la maison charmante et le jardin ombragé et plein de fraîcheur, idéal pour supporter les lourdes chaleurs de l’été. On installa pour elle une chaise longue garnie de coussins en prenant la précaution de la mettre à l’abri des regards. D’ailleurs, le naturel mouvement de curiosité suscité par son arrivée tomba rapidement : on savait que la maison Winkel abritait une dame malade, venue prendre les eaux et confiée aux soins du docteur Trumph qui était bien l’homme le moins bavard de la terre. Quant aux domestiques - une cuisinière, un valet, deux femmes de service et un jardinier choisi par le bourgmestre en personne, ils étaient tous d’âge mûr, et l’imposante Ulrica n’eut aucune peine à en prendre la direction. Ils étaient discrets, silencieux au point qu’Aurore, la plupart du temps, ne s’apercevait même pas de leur présence. En revanche elle s’avouait que Fatime et ses mains si habiles lui manquaient. Moins pour les soins qu'elle apportait à l’éclat d’une beauté dont, pour le moment, elle n’avait que faire que pour sa connaissance des bonnes plantes jointe à ce talent d’apaiser les douleurs, les migraines et cette foule de petits maux de peu d’importance mais qui s’entendent si bien à vous gâcher la vie.

A mesure que le temps passait, la grossesse de la jeune femme prenait de l’ampleur, malgré son manque d’appétit, et se faisait de plus en plus pénible. L’enfant se manifestait en donnant des coups singulièrement impérieux et qui souvent la tenaient éveillée.

- Ce sera un garçon, j’en suis certaine, confia-t-elle à Ulrica. Une fille ne serait pas si encombrante ! J’ai l’impression d’abriter un géant dans mon sein !

- Quand on connaît le père ça n’a rien d’étonnant ! Mais vous devriez manger davantage sinon vous n’aurez plus que la peau sur les os quand il se décidera à sortir !

Le docteur Trumph n’était pas vraiment du même avis et préconisait plutôt une nourriture légère faite de laitages, de compotes de fruits et de légumes en excluant le chou qu’Aurore avait pris en horreur. Sa simple odeur venue de la cuisine lui donnait la nausée…

Vers la fin de l’été, elle se sentait si lourde qu’elle avait toutes les peines du monde à se déplacer, réussissant juste à faire quelques pas dans le jardin, solidement soutenue par Ulrica. En dehors de cela, elle n’allait plus que de son lit à la chaise longue et vice versa. Le temps d’ailleurs se gâtait. Il y eut des pluies interminables que chassaient parfois des vents violents. Il fit plus froid et les feux se rallumèrent dans les poêles.

Aurore à présent comptait les jours : la naissance était prévue pour la fin d’octobre, pourtant elle cultivait l’impression déprimante que cela n’arriverait jamais. En fait, elle s’ennuyait. Les lettres d’Amélie étaient rares, sans doute parce qu’elle n’avait pas beaucoup à dire et qu’en l’absence de son prince Dresde devait être aussi calme que Goslar. Le fameux code ne servait donc pas à grand-chose…

Un soir, cependant, le docteur Trumph ne vint pas seul : un homme d’apparence austère l’accompagnait, qui avait obtenu de Winkel l’autorisation de franchir la sévère clôture dont on entourait la future mère. Le médecin entra le premier, afin de savoir si sa patiente était en état de recevoir.

- Il s’agit d’un ministre de Dieu qui a déclaré vous avoir déjà rencontrée : le pasteur Cramer. Il vient de Hanovre.

Aurore qui somnolait, étayée par deux oreillers, se redressa surprise :

- Le pasteur Cramer ? Vous a-t-il donné la raison de sa venue ?

- Ce qu’il a à dire n’est que pour vous mais il m’a montré une lettre de Madame la duchesse de Celle demandant qu’on vous l’amène et il a consenti à nous confier qu’il avait à vous parler de votre frère…

- Oh, mon Dieu ! Mais qu’il entre ! Qu’il entre vite ! s’écria-t-elle tremblant soudain d’impatience.

Trumph prit son poignet pour interroger le pouls :

- Etes-vous assez forte pour l’entendre ? Il n’a pas caché que les nouvelles ne sont pas fameuses et c’est la raison pour laquelle j’ai tenu à l’accompagner.

Elle ferma les yeux, écoutant se réveiller en elle la vieille angoisse. Ce qu’elle venait d’entendre ne pouvait signifier qu’une seule chose : elle ne reverrait jamais Philippe…

- Il est mort n’est-ce pas ? Si c’est tout ce qu’il veut m’annoncer…

- Non, il sait aussi ce qui s’est passé.

- Alors je veux l’entendre ! Soyez tranquille, docteur !

- Je resterai à côté… au cas où vous auriez besoin d’aide.

- J’espère que non.

Elle demanda quelques instants pour mettre ordre à sa toilette, coiffer d’un bonnet de dentelle ses cheveux en désordre, se donner une contenance enfin comme le font les âmes fortes sur le point d’affronter l’échafaud. Elle savait que ce qui allait venir serait cruel mais elle y était préparée et quand, enfin, Ulrica introduisit Cramer, elle se tenait assise, très droite dans les coussins qui la soutenaient, les mains sagement posées sur la légère couverture qui s’efforçait de cacher son état. Elle accueillit son visiteur courtoisement mais sans sourire : de cela elle était incapable.

- Merci d’avoir pris la peine de venir jusqu’à moi, Monsieur le pasteur. On me dit que vous avez des choses graves à m’apprendre ?

- En effet et je vous demande de croire que j’en suis le premier navré mais, après vous avoir rencontrée, j’ai compris que vous étiez de celles pour qui la vérité, fût-elle rude, est préférable à l’incertitude.

- Je vous sais gré de votre jugement. Ainsi, vous savez à présent ce qu’il est advenu de mon malheureux frère ?

- Exactement. La connaissance m’en est venue à la suite de l’incendie qui a ravagé le château de « Monplaisir ». J’ai été appelé au chevet d’un mourant, un certain Buschmann, traban de la garde du prince-électeur mais entièrement dévoué à la comtesse de Platen. Il a tenu à décharger devant moi sa conscience en me demandant de vous répéter sa confession afin d’obtenir votre pardon. Et voilà ce que j’ai appris de lui :

« Le retour inopiné du comte de Koenigsmark à Hanovre et surtout le fait qu’il y revenait mettre ordre dans ses affaires paraissait suspect à Mme de Platen et d’autant plus qu’il refusait de la voir. Le réseau de ses espions se resserra autour de votre frère. C’est ainsi qu’elle sut que le comte avait reçu un billet de Mlle de Knesebeck, rédigé au crayon et l’appelant pour la nuit suivante chez la princesse Sophie-Dorothée. Vers onze heures du soir, il se dirigeait, sous un déguisement, vers une petite porte du palais de Herrenhausen où Mlle de Knesebeck l’attendait comme elle en avait l’habitude de le faire. Dès qu’elle le sut au palais, Mme de Platen se précipita chez l’Electeur afin de le mettre au courant des amours adultères de sa belle-fille. Celui-ci se laissa arracher un ordre d’arrestation et lui donna une demi-douzaine de trabans de sa garde dont Buschmann… La comtesse les conduisit dans la salle des Chevaliers où elle avait préparé ce qu’il fallait pour faire du punch au rhum. Après leur avoir fait jurer le secret sous peine de pendaison, elle leur ordonna de se tenir prêts à attaquer toute personne qu’elle leur désignerait, assurant agir sur l’ordre d’Ernest-Auguste. Puis elle leur fit boire le contenu du grand bol dont les flammes bleues éclairaient la scène. Lorsqu’elle pensa qu’ils étaient à cette limite de l’ivresse où l’on a tendance à se laisser mener sans chercher à comprendre, elle les fit se cacher sous le manteau de l’immense cheminée en leur recommandant de ne pas faire de bruit et d’attendre son signal. Elle-même se porta à l’entrée de l’escalier menant aux appartements princiers. Elle avait fait auparavant verrouiller l’accès sur le parc que les deux amants avaient coutume d’emprunter.

« Buschmann m’a dit que l’attente avait été longue et qu’il n’était pas loin de s’endormir quand enfin elle donna l’alerte. Quelqu’un venait en étouffant ses pas, craignant sans doute qu’ils ne résonnent trop dans le vide de la salle. La porte s’ouvrit, une silhouette parut :

- C’est lui, hurla la comtesse. Tuez-le !

Assenée maladroitement, une première attaque manqua le comte. Il put se rejeter en arrière et le combat s’engagea, féroce, entre ces gens imbibés d’alcool et cet homme seul qui cependant fournissait une belle défense. Deux trabans tombèrent mais, fatigué peut-être par les moments d’amour qu’il venait de vivre, le comte finit par succomber sous le nombre et s’abattit percé de plusieurs coups. On l’entendit alors murmurer : “Epargnez la princesse ! Sauvez l’innocente… ”

« Il n’en dit pas plus : la Platen venait de lui enfoncer le talon de son soulier dans la bouche, tournant de tout son poids comme pour écraser un cafard, arrachant ainsi un dernier râle… »

Cramer arrêta son récit pour se pencher sur Aurore, devenue si pâle qu’il la crut sur le point de s’évanouir :

- Voulez-vous que j’appelle le médecin ?

- Non… non… ces… ces révélations… ne sont que pour moi. Donnez-moi seulement un peu d’eau !

Il l’aida à boire, inquiet de constater qu’elle tremblait de la tête aux pieds et que ses dents s’entrechoquaient contre le cristal :

- J’aurais dû vous épargner cette dernière abomination, regretta-t-il.

- Non ! Il faut vraiment que je sache la vérité, même la pire ! Ce Buschmann a-t-il su ce que l’on avait fait… du corps ?

- Oui, parce qu’il était l’un de ceux que l’argent dévouait à la comtesse… Ils étaient là à regarder cet homme qui avait été leur colonel et qu’ils avaient assassiné quand l’Electeur est arrivé. Quand il a vu ce qui s’était passé, il est entré dans une colère terrible contre Mme de Platen :