- J’avais permis son arrestation, pas sa mort. Votre victime est célèbre dans l’Europe entière. Les cours vont s’émouvoir. Cela risque de causer un énorme scandale…
- On peut l’emporter, l’enfouir au fond d’un bois.
Il a répondu que c’était impossible, qu’il allait faire jour, qu’on ne pouvait pas l’enlever de la salle des Chevaliers. Il fallait qu’il y reste ! Alors, il a donné l’ordre d’aller chercher de la chaux vive tandis qu’il faisait jouer un mécanisme ouvrant dans la cheminée l’entrée d’un souterrain dont les princes de Hanovre se transmettaient le secret de génération en génération. Le même existait au Leineschloss. Il n’y avait dans la salle à ce moment-là que le prince, sa maîtresse, Buschmann et un camarade. Ceux-ci portèrent le corps dans ce qui allait être son tombeau et le recouvrirent de chaux. Puis tout se referma et la vie reprit ses droits, mais pour Buschmann le souvenir de cette nuit effrayante allait devenir son cauchemar, le ronger lentement dans la crainte du châtiment éternel. C’est pourquoi, se sentant touché par la mort il m’a demandé…
- Il vous connaissait ?
- Comme Michel Hildebrandt, il était originaire des environs du temple Saint-Thomas.
- Je vois…
En fait, elle ne voyait absolument rien. Ses paroles obéissaient machinalement à l’impulsion de son cerveau. Tandis que son corps semblait changé en pierre. Le seul signe de vie, c’étaient les larmes qui débordaient de ses yeux, glissant sur ses joues sans interruption, sans qu’elle esquisse le moindre geste pour les essuyer. Effrayé, Cramer recula, appela pour faire entrer Ulrica et le médecin. Elle ne parut pas s’apercevoir de son départ. Elle était devenue la personnification de la douleur bien qu’elle ne la ressentît pas encore : la violence du choc encaissé l’avait en quelque sorte anesthésiée. Un moment on put la croire en catalepsie, mais sa faible respiration disait que ce n’était pas le cas.
Ulrica et le Dr Trumph durent cependant batailler longtemps avant que l’effrayante raideur ne cède et qu’Aurore se laisse enfin aller dans leurs bras, secouée de sanglots si violents qu’ils semblaient lui arracher le cœur…
CHAPITRE XIII
LA NAISSANCE D’UN HÉROS
Eût-elle été dans son état normal, Aurore eût laissé sa haine l’emporter avec les démons de la vengeance. Elle eût tout abandonné pour se consacrer uniquement à la recherche de l’immonde Platen afin de lui faire payer son crime le plus cher possible, mais elle était en état de moindre résistance, rendue à peu près impotente par le poids de son ventre, et ce fut la douleur qui la submergea. Prostrée à longueur de journée sans plus de goût à rien, ses nuits étaient traversées d’un cauchemar, toujours le même, où, liée à une colonne de la salle des Chevaliers, elle voyait indéfiniment la mégère enfoncer son haut talon dans la gorge de Philippe en riant comme seules savent rire les furies. Elle en sortait hurlante, trempée de sueur et pleurant, pleurant jusqu’à l’épuisement de ses larmes. Quasiment impuissants et épouvantés par l’approche de l’accouchement, Ulrica et le Dr Trumph prièrent le bourgmestre d’envoyer un courrier rapide à Mme de Loewenhaupt. Celle-ci accourut de toute la vitesse de ses chevaux, terrifiée à la pensée de ce qui l’attendait à Goslar. A en croire la lettre de Winkel, Mme de Koenigsmark était à l’article de la mort. Aussi, en arrivant à destination, elle se précipita hors de la voiture pour tomber dans les bras d’Ulrica :
- Dis-moi si j’arrive à temps ! Est-elle vivante ?
- Oui, Dieu merci ! Mais je ne sais pas si elle aura encore assez de forces pour résister à l’accouchement !
- Mais enfin pourquoi ? Sa santé était parfaite. Que lui est-il arrivé ?
- Un pasteur venu de Hanovre. Il savait tout sur la mort de notre pauvre comte Philippe. Et il lui a « tout » dit, hélas ! soupira la nourrice en appuyant sur le mot.
- Sois plus claire ! Que veux-tu dire ?
- Qu’il aurait pu lui épargner les détails ! C’est pourtant un homme de Dieu mais, même consacré à son service, un homme reste ce qu’il est : ni pitié, ni délicatesse !
Pour que la puritaine et pieuse Ulrica en vînt à juger ainsi un ministre du culte, il fallait que ce fût grave, mais quand elle eut entendu le résumé de l’affreuse nuit de Herrenhausen rapporté avec les mots sans nuance de la nourrice, Amélie chancela et dut chercher l’appui d’une chaise. Elle aussi avait aimé son frère, moins sans doute que sa cadette mais elle n’en comprit que mieux les ravages causés par une telle révélation sur une femme déjà épuisée…
Quand la nausée qui lui avait fauché les jambes se fut apaisée, elle avala d’un trait le verre de schnaps que lui tendait Ulrica et se mit debout :
- Occupe-toi de mes bagages ! Je vais la voir !
Dans sa chambre Aurore reposait, inerte, les yeux fixés sur la fenêtre derrière laquelle le jour baissait rapidement. Ses mains se croisaient sur son ventre où l’enfant s’agitait avec plus de vigueur encore que d’habitude. En l’examinant tout à l’heure, le médecin en avait auguré que la naissance approchait.
Lorsque Amélie entra chez elle, Aurore ne tourna pas la tête, pensant que c’était Ulrica. Perdue au fond de son chagrin, elle n’avait pas entendu l’arrivée de la voiture et ce fut seulement quand sa sœur se pencha sur elle pour l’embrasser qu’elle s’aperçut de sa présence :
- Amélie !… Tu es venue ? Puis aussitôt elle ajouta avec l’ombre d’un sourire : « Ils ont si peur que cela ?… »
- Ne dis pas de sottises ! Ton terme est proche et je t’avais dit que je serais là. Alors, me voilà !
Tout en parlant, Mme de Loewenhaupt écartait les rideaux du lit et allumait un candélabre afin de mieux voir le visage qu’Aurore tenait dans l’ombre. Ce qu’elle découvrit lui fit froncer les sourcils :
- Tu as une mine affreuse, constata-t-elle. Et Ulrica m’a dit qu’il fallait te supplier pour que tu manges si peu que ce soit ! Un accouchement, cela demande des forces, j’en sais quelque chose. Et tu n’as pas l’air d’en garder beaucoup.
- L’important c’est que j’en aie assez pour mettre au monde cet enfant dénaturé qui ne cesse de frapper sa mère… Ensuite… oh, la suite n’a pas d’importance !…
- Ah, tu trouves ?
- Oui. Je n’ai plus envie de vivre, Amélie. C’est toi qui seras sa mère…
- Qu’est-ce que ce langage ? s’emporta l’aînée. Tu portes l’enfant d’un prince souverain, tu es une Koenigsmark et tu viens me sortir que la vie ne t’intéresse plus ?
- C’est vrai. Il faut que tu saches que j’ai appris…
- Et moi je viens d’apprendre comment est mort Philippe ! C’est… abominable !… cela n’a même pas de nom tant c’est affreux mais c’est une raison de plus pour vouloir vivre ! D’abord pour le bébé qui va venir ! Et puis pour la vengeance, que diable !
La violence du ton alla chercher Aurore au fond du marasme désespéré où elle s’enfonçait. Elle se redressa dans son lit et considéra sa sœur d’un œil nouveau :
- Toi, Amélie, tu veux…
- Faire payer son forfait à cette garce ? Ah oui, alors ! Et plutôt deux fois qu’une si c’est possible ! Quant à toi, je ne te quitte plus et je te jure que tu vas te battre !
Emportée par sa conviction, la sage épouse de Loewenhaupt, avait empoigné l’une des minces colonnes soutenant le dais du lit et, de l’autre, pointait vers le plafond un doigt qui en appelait au Ciel. Elle était si drôle ainsi qu’Aurore lui sourit :
- Tu ressembles à une walkyrie armée de sa lance ! On aurait dû t’appeler Brunehilde !
Amélie lâcha sa colonne et s’assit sur le bord du lit pour envelopper sa jeune sœur d’un bras maternel :
- Nous sommes toujours filles et nièces de héros comme l’Histoire en connaît rarement et il y en a peut-être un autre dans ton ventre ! Si c’est un fils - et je jurerais que c’en est un pour te bousculer de la sorte ! -, il les dépassera tous ! Et… qui sait s’il ne ressemblera pas à Philippe ?
Là, elle avait gagné. Aurore lui rendit son étreinte. Et si des larmes lui revinrent, elles étaient de soulagement : c’était bon de retrouver cette force inattendue pour y appuyer sa peur, elle qui prétendait ne pas la connaître… Car, elle venait juste d’en prendre conscience, elle redoutait cet inconnu rageur qu’abritait son énorme ventre ! Le plus gros qu’elle eût jamais vu…
Tout alla bien pendant une petite semaine. Aurore reprenait des forces et même put recommencer à faire quelques pas dans le jardin, soutenue par Amélie et Ulrica. Par chance, dans cette seconde quinzaine d’octobre, le temps restait clément. La journée, le soleil jaunissait les feuilles de bouleau, qui se détachaient lentement de leurs branches pour rejoindre la terre où elles composaient un tapis frissonnant, mais les nuits, plus froides, rappelaient que l’automne était présent et dans les maisons hermétiquement closes on n’en dormait que mieux. Délivrée de son cauchemar - au moins pour un moment ! -, Aurore reprenait vie dans ce sommeil réparateur.
Et puis, dans la nuit du 26 au 27 octobre, elle fut réveillée par une sensation d’humidité, voulut se lever, mais une vive douleur la rejeta au milieu de ses oreillers. Au gémissement qu'elle poussa, Ulrica qui dormait près d’elle accourut, élevant une veilleuse au-dessus du lit ouvert :
- Vous avez perdu les eaux, constata-t-elle. L’enfant s’annonce ! Je vais prévenir !
Elle disparut, vite remplacée par Amélie en robe de chambre et bonnet de nuit tandis qu’au-dehors, la porte grinçait sous la main du valet qui s’en allait prévenir le docteur Trumph. Celui-ci examina sa patiente et déclara :
- Le terme est proche. Vous pouvez préparer le nécessaire pour la délivrance mais l’enfant ne se présentera pas avant plusieurs heures…
On avait changé la chemise d’Aurore puis on la porta sur le « lit de travail » que l’on tenait prêt dans une pièce voisine. Se souvenant des premières couches de sa sœur que l’on avait installée sur la traditionnelle « chaise » percée aussi peu confortable que possible encore en usage en Allemagne, Aurore avait demandé pour les dernières que l’on prépare, à Agathenburg, un lit étroit et rigoureusement plat - une planche était introduite entre deux matelas - muni de poignées comme l’on en usait en France pour les princesses. Amélie s’en était trouvée satisfaite et, dès son arrivée à Goslar, la future mère avait obtenu qu’on lui en agence un semblable. Précaution dont elle n’allait pas tarder à se féliciter… en admettant qu’elle gardât conscience de quoi que ce soit.
Car les douleurs, d’abord espacées de dix en dix minutes, se rapprochèrent rapidement et se firent si intenses que bientôt Aurore ne pensa plus, ne raisonna plus, n’entendit plus pour n’être qu’une masse de souffrance, un animal écartelé. Cramponnée à la main d’Amélie dont elle broyait les phalanges, elle souffrait avec une telle intensité que le bourreau avec sa hache lui fût apparu comme l’ange de la délivrance. C’était insupportable, intolérable, et cela dura, dura…
Parfois, à travers les larmes qui lui brouillaient la vue, elle percevait une forme noire et blanche penchée sur sa couche de douleur. Elle sentait alors quelque chose de frais qui, sur son visage, remplaçait un instant la brûlure des larmes tandis qu’une douce senteur dominait l’odeur fade du sang et de la sueur. De temps en temps, tout de même, le mal accordait une trêve et le corps harassé plongeait alors dans une torpeur délicieuse. Trop brève, hélas, et vite chassée par les crocs du fauve qui lui déchirait les entrailles.
Ce furent des heures d’un enfer dont la malheureuse pensait ne jamais voir la fin. Du fond de son esprit exténué, le cauchemar revint. Elle retrouva venu du fond des ténèbres le visage haineux de la Platen et celui, torturé, de Philippe…
A un moment, elle perçut la voix du docteur Trumph :
- L’enfant est fort et, en outre, il se présente par le siège. Il faut le retourner… Courage, Madame ! Cramponnez-vous aux poignées !
La parturiente qui se croyait au comble du martyre comprit qu’il n’en était rien. Le médecin introduisit sa main pour aller chercher la tête du bébé et la faire basculer. Le hurlement qu’elle poussa dut s’entendre au bout de la petite ville. Pourtant, ce n’était pas encore suffisant… Après une période impossible à définir, elle entendit Amélie chuchoter :
- Elle s’épuise en vain ! Elle va mourir si vous ne tentez rien. Cet enfant doit être un monstre !
- Non, mais il a une bonne tête et sa mère est plutôt étroite. D’autre part, elle n’a plus la force de pousser… M’autorisez-vous à inciser ?
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