- Oh, je suis au courant ! Et, si j’en suis heureuse pour sa pauvre épouse, je ne peux m’empêcher d’être déçue. J’avais espéré qu’elle lui donnerait une fille…

- Ce qui aurait pu ouvrir de superbes perspectives devant Maurice ? Comme il n’en est rien, je ne suis pas sûre que Frédéric-Auguste le voie d’un œil tranquille s’installer avec sa mère au pied du Residenzschloss !

- Pourquoi pas ? Les princes gardent volontiers leurs bâtards à leur Cour, ils en font des guerriers…

- Ou des parasites dangereux ! Le tien est de la graine des héros. C’est un Koenigsmark et Frédéric-Auguste a conscience de ce que cela signifie. En outre et sans savoir à qui ressemble l’enfant de Christine-Eberhardine, je jurerais que notre Maurice est plus beau. Il y a des comparaisons qu’il vaut mieux éviter si l’on tient à conserver la paix chez soi…

- Alors que dois-je faire ? Rester dans ce coin des années durant ?

- Evidemment non ! Simplement attendre, voir venir et ne rien précipiter…

Amélie parlait d’or et au fond d’elle-même, Aurore sentait qu’elle avait raison, mais elle détestait à présent cette vie confinée qui durait depuis des mois. Elle avait un combat à mener et brûlait de s’y jeter. C’est pourquoi, ce matin, elle était en route pour l’église, frileusement enveloppée comme Amélie, dans une ample mante à profond capuchon qui la dissimulait entièrement. Mais il était écrit qu’elle n’irait pas jusque-là.

Les deux femmes n’avaient pas fait trois pas qu’un carrosse de voyage à quatre chevaux déboulait en trombe pour freiner des seize fers et s’arrêter devant la maison dans un vacarme de grincements, de sonnailles, de gourmettes entrechoquées et d’imprécations. Ces dernières proférées par un vieux gentilhomme qui se plaignait d’endurer mille morts tandis que deux laquais l’extrayaient de la voiture couverte de boue et qu’un troisième se pendait à la cloche :

- Mais c’est Beuchling ! s’exclama Aurore. Rentrons vite !

Elles arrivèrent au moment où Ulrica ouvrait devant le voyageur les portes de la salle des hôtes où brûlait un feu de bois vers lequel il se précipita en réclamant du vin chaud à la cannelle.

- Monsieur le chancelier ? sourit Aurore, sachant pertinemment qu’il ne l’était plus mais respectant en cela la tradition. Quel bon vent vous amène ?

Il voulut se lever pour la saluer mais, le voyant exténué, elle le repoussa gentiment de la main, ce dont il lui fut si reconnaissant qu’il en eut les larmes aux yeux :

- Oh non, comtesse, ce n’est pas un bon vent ! Je précède même la tempête mais suffisamment j’espère pour l’empêcher de nuire ! Je viens chercher votre fils avec son berceau, sa nourrice et tout ce qui s’ensuit. Il faut qu’avant une heure nous soyons repartis…

- Chercher mon fils ? s’écria Aurore déjà prête à la bataille. Il n’en est pas question ! Et par ordre de qui d’abord ? Si c’est son père…

- Non. Il est encore à Vienne. L’ordre vient de Son Altesse Royale la princesse Anna-Sophia… A propos, elle vous écrit, ajouta-t-il en lui tendant une lettre dont elle se hâta de briser le cachet. Le texte en était court mais d’autant plus inquiétant :

« Il m’est revenu, ma chère enfant, que le comte de Fleming partira demain pour se rendre auprès de vous dans l’intention de vous enlever votre enfant dont il juge l’existence préjudiciable à celle de mon petit-fils nouvellement né. Je vous envoie sur l’heure Beuchling avec des ordres précis : conduire votre petit Maurice en sûreté… N'hésitez pas à le lui confier ! Je serais désespérée qu'il lui arrivât malheur. Faites vite !… Il est, lui aussi - mon petit-enfant… Anna-Sophia. »

Passant la lettre à Amélie, la jeune femme, s'efforçant de rester calme, demanda :

- Quelle avance pensez-vous avoir sur… l'ennemi ?

- Une dizaine d’heures. Je suis parti alors que l’encre de ce billet était à peine sèche : juste le temps de rassembler un bagage et de faire atteler mais avec les mauvais chemins et les intempéries j’ignore s’il a rattrapé ou perdu du temps. N’importe comment, il faut se dépêcher !

- Je donne les ordres sur-le-champ pendant que l’on va vous servir une collation. Veux-tu t’en occuper, Amélie ? Moi je vais faire préparer le nécessaire. Car naturellement je viens avec vous !

Beuchling bondit aussi lestement que s’il n’avait pas été perclus de rhumatismes réveillés par l’humidité ambiante.

- Surtout pas ! La princesse a été formelle : le bébé, sa nourrice et c’est tout ! Fleming ne tentera rien contre vous : cela pourrait lui coûter trop cher tandis qu’un nouveau-né, mille choses peuvent lui arriver. Non, croyez-moi, il faut que vous soyez présente quand Fleming arrivera !

- Mais enfin, où voulez-vous l’emmener ?

- Son Altesse préconise Hambourg où vous avez des biens…

- Soyez certain que le chancelier ne manquera pas d’y penser !

- Sans doute, mais n'oubliez pas que Hambourg est ville libre donc terre d’asile défendue par des lois sévères qu’il n'oserait transgresser…

- Mais enfin, émit Aurore au bord des larmes, nous n’allons pas le laisser seul avec une nourrice qui sera dépaysée et sans aucune protection ?

- Je l'accompagne ! décida aussitôt Amélie.

- Pardonnez-moi, comtesse, mais vous non plus ! Il faut que vous restiez pour soutenir votre sœur. De plus, la présence de votre voiture dans l'écurie sera probante… On sait que vous êtes ici !

- Alors qui ?

- Moi !

Et Ulrica dont personne n’avait remarqué l'entrée vint se planter devant l’ancien chancelier :

- Ce sera moi ! fit-elle avec une autorité inattendue. J’ai élevé des enfants Koenigsmark, j’élèverai celui-là ! Car c’en est un, n’en doutez pas ! Et à Hambourg je suis presque autant chez moi que les comtesses…

Aurore n’hésita qu’à peine. C’était incontestablement la solution du problème. Lorsque Fleming serait reparti, personne ne l’empêcherait de rejoindre son petit dans la maison au bord du Binnenalster…

- C’est toi qui as raison Ulrica ! Viens, il faut faire vite !

Tandis que la vieille femme enfournait dans des sacs de cuir le trousseau du bébé, Aurore entreprenait sa nourrice et ce fut moins facile qu’elle ne le pensait : n’ayant jamais quitté Goslar, Johanna considérait le monde comme autant de lieux de perdition. Elle était persuadée que son âme serait en danger dès l’instant où elle mettrait le pied hors de l’enceinte protectrice.

- Dans ce cas, tu n’aurais pas dû proposer ton lait pour un enfant de haut rang ! Jusqu’à son sevrage tu es à son service et là où il va, tu vas !

- Mais, mon époux, ma famille…

- Tu les retrouveras… et il m’étonnerait qu’ils te fassent bon accueil si tu renonçais à ce que te rapporte ta position actuelle ! Alors, assez de jérémiades et va te préparer ! Je préviendrai les tiens ! De toute façon, Ulrica part avec toi et je vous rejoindrai bientôt !

La question réglée, Aurore dut faire face à l’instant cruel de la séparation. En dépit des objurgations d’Amélie répétant qu’il était stupide de le réveiller, elle prit le bébé dans son berceau pour le tenir un instant contre elle, baiser sa frimousse, ses menottes. Réveillé, il parut apprécier les caresses et émit un gazouillis satisfait…

- Aurore ! insista Amélie. Il faut se hâter ! Songe au danger qu’un retard peut lui faire courir…

- Je sais, je sais… mais je ne croyais pas que ce serait si difficile.

Elle avait les larmes aux yeux. Ulrica alors lui enleva l’enfant pour l’envelopper plus chaudement tandis que l’on portait le berceau dans la voiture que l’on avait amenée dans le jardin. Encore sa mère tint-elle à le porter jusque-là pour sentir encore son poids, sa chaleur de bébé bien portant. Après un dernier baiser elle le coucha elle-même déclenchant aussitôt des hurlements indignés.

- Là ! Qu'est-ce que je disais ! soupira Amélie. On va l’entendre jusqu’à l’hôtel de ville !

Ulrica s’installa au fond de la voiture et le cala contre sa vaste poitrine, rabattant sur lui un pan de sa mante noire, ce qui le fit taire. Johanna prit place sur le devant à côté du berceau. Il ne manquait plus que Beuchling.

Réconforté par un court mais délicieux repas, le vieux gentilhomme allait monter quand Aurore le retint :

- Je ne vous remercierai jamais assez ! dit-elle en l’embrassant, ce qui le fit rougir de plaisir. Ni vous ni Son Altesse Royale ! Dites-lui que je lui suis à jamais dévouée et que je la remercie… Je vais prier Dieu qu’il vous mène à bon port et qu’il vous bénisse ! Et surtout que ce voyage ne vous fatigue pas trop !

Elle l’aida à se hisser à l’intérieur où il se laissa tomber sur les coussins à côté d’Ulrica.

- Je suis déjà fatigué, ma chère enfant, mais ne me prenez pas de ce fait pour un héros. Vous n’imaginez pas le plaisir que j’ai à jouer ce tour au jeune Fleming, ce galopin qui se prend pour le prince en l’absence de Monseigneur ! C’est incroyablement vivifiant !

Les portières claquèrent, le cocher retint ses chevaux pour sortir du jardin et franchir la porte sud de la ville qu’il allait contourner pour rejoindre la route de Wolfenbüttel et de Brunswick où, ayant changé de principauté, on serait à l’abri des entreprises saxonnes. Sur la carte du moins, les débordements discrets restant possibles. De là cependant on gagnerait Hambourg sûrement sans problème.

La voiture devait s’être éloignée d’un bon quart de lieue qu’Aurore était toujours au seuil de la maison, croyant encore entendre le pas des chevaux et le roulement du carrosse. Elle avait froid jusqu’à l’âme, avec l’impression déprimante qu’elle ne reverrait pas son petit garçon avant longtemps. Si elle le revoyait jamais… La boule familière des jours d’angoisse se nouait dans sa gorge.

Amélie vint derrière elle pour l’envelopper d’une épaisse écharpe de laine :

- Ne reste pas là ! Tu vas attraper la mort.

- Je commence à croire que cela arrangerait une foule de gens !

- Tu ne penses pas ce que tu dis. Du moins je veux l’espérer, sinon je pourrais me sentir offensée ainsi que ceux qui se dévouent pour toi. Et maintenant tu as ce bel enfant…

- Que l’on vient de m’enlever !

- Pour mieux te le rendre. Préférerais-tu le laisser à Fleming ?… Tu sais bien, Aurore, que dans nos grandes familles les garçons ne restent que peu de temps dans les jupes des femmes. Ils doivent apprendre le plus tôt possible leur métier d’homme. Regarde les miens ! Je ne les vois guère que deux fois l’an.

Ce fut au tour d’Aurore de se pencher sur sa sœur pour l’entourer d’un bras repentant :

- Pardonne mon égoïsme ! Cela vient de ce que je n’ai pas l’habitude ! Allons à présent nous préparer à recevoir l’envahisseur !

Elle avait d’abord pensé faire place nette dans la maison, comme s’il n’y avait jamais eu d’enfant mais à la réflexion, elle choisit une autre politique et donna ses ordres en conséquence.

A la nuit tombante alors que la brume se faisait plus dense et le froid plus vif, la voiture attendue arriva mais cette fois escortée de quatre cavaliers. Un coup d’œil à la pendule permit à Aurore de constater qu’elle n’avait repris que deux heures sur l’avance de Beuchling et que ses fugitifs devaient avoir atteint au moins Wolfenbüttel, la principauté catholique où il leur serait possible de prendre du repos. C’était très réconfortant et elle ne s’en prépara à jouer son rôle qu’avec plus d’assurance.

Quand, après s’être fait ouvrir d’un poing autoritaire, Fleming s’encadra dans la porte de la salle des hôtes, botté et le tricorne sur la tête, il vit deux femmes assises de chaque côté du feu, le visage défait, un mouchoir entre les doigts et qui ne parurent pas s’apercevoir de sa présence. Il toussota sans plus de résultat :

- Madame de Koenigsmark, Madame de Loewenhaupt ! lança-t-il alors et sa voix forte résonna comme une incongruité dans cette pièce qui semblait renfermer toute la douleur du monde.

D’un même mouvement, elles tournèrent la tête en sa direction. Aurore se leva mais ne s’avança pas.

- Monsieur le chancelier ? fit-elle comme si elle n’y croyait pas. Puis soudain, elle se jeta vers lui : « Oh, mon Dieu ! C’est le Seigneur qui vous envoie… Courez, je vous en supplie, courez ! Vous arriverez peut-être à les rattraper !

- Mais… mais qui ?

- Ceux qui ce tantôt ont enlevé mon enfant et sa nourrice, voyons ! Courez, je vous en supplie !

A son tour Amélie s’avançait, une égale expression chagrine sur le visage…

- Vous ne pouvez rester insensible au désespoir d’une mère ! fit-elle. D’autant que les ravisseurs ont agi sur ordre du prince-électeur…