Les tristes paysages défilant derrière les vitres du carrosse de voyage n’étaient guère réconfortants : des pâturages, des tourbières, des étendues mornes piquées par endroits de boqueteaux de bouleaux. Des fermes de briques noirâtres renforcées sous leurs pignons de colombages encore plus sombres… Tout cela, joint à la pluie qui s’était installée dans la nuit et développait une tenace grisaille, s’accordait pour faire de ce jour d’été une assez bonne copie d’un automne grincheux. Si les feuilles des arbres n'avaient été si vertes, on se serait cru en novembre : il faisait presque froid…

A l’intérieur du lourd véhicule, l'atmosphère n’était guère plus chaleureuse. Engoncée dans une sorte de pelisse d’un brun indécis doublée de fourrure grise, les ailes de sa cornette blanche rabattues sur son nez, Ulrica alternait les périodes de sommeil et celles de veille où elle ne cessait de récriminer contre l’inconfort du voyage, la folie qui avait poussé sa jeune maîtresse à l’entreprendre, et d’émettre des prédictions pessimistes. Selon elle, il y avait peu de chances qu’elles reviennent vivantes. En réalité, l’ancienne nourrice avait été ravie, jadis, de quitter Hanovre dont elle détestait en bloc la ville, les princes, la Cour et même les habitants, et l’idée d’y retourner ne l’enchantait pas. En outre, elle souffrait d'un genou dont l'articulation faisait des siennes. D'abord agacée, Aurore lui avait proposé de la ramener à Stade mais on lui avait répondu qu'aucune force humaine ne pourrait faire renoncer Ulrica à son devoir et son devoir lui ordonnait de suivre partout son ancien bébé afin de lui faire au moins un rempart de son corps si l'on tentait de l'assassiner. Ce qui ne pouvait manquer d'arriver ! On continua donc…

En dépit de la détermination d'Aurore, ces augures catastrophiques finirent par entamer ses certitudes et quand, au bout de quarante-huit heures de trajet, les murailles de Hanovre se dessinèrent sous le ciel bas que rayait le vol triangulaire d'une compagnie d'oies sauvages, elle se signa rapidement en marmottant une courte prière à laquelle Ulrica, bien réveillée, s’associa avec empressement.

Il était déjà tard. En arrivant au centre de la ville où s’était tenu le marché du vendredi, on eut quelque peine à franchir le tas de détritus qui débordaient de la halle jusqu’au bord de l’Altes Schloss, le vieux château médiéval qui servait surtout de caserne et de dépôt d’armes. Entre lui et la Leine, l’une des rivières qui arrosaient la ville, s’élevait la résidence de l’Electeur, dite Leineschloss ou château de la Leine. D’où en ce mois de juillet la famille ducale était absente, préférant les magnifiques jardins, les eaux vives et les beaux ombrages de Herrenhausen, le palais d’été qui se trouvait au nord-ouest de la ville, à un peu plus d’une demi-lieue.

Gottlieb, le cocher de Mme de Loewenhaupt, qui avait vu naître toute la famille Koenigsmark et dont Aurore avait réclamé les services, arrêta la voiture au milieu de la place et descendit pour aller aux ordres. Les gens de la ville ne prêtaient d’ailleurs qu’une attention distraite à cet équipage discret, de couleur neutre et couvert de boue, ne montrant pas le moindre signe distinctif.

- La nuit tombe et j’aperçois là-bas une auberge, Mademoiselle la comtesse. Pour ce que j’en ai vu elle me paraît convenable. Nous pourrions y aller ?

- C’est la maison Kasten, la meilleure de la ville et elle est très fréquentée, mais surtout par les officiers de la garde…

- Une auberge ? Pour quoi faire ? bougonna Ulrica. La maison de Monsieur Philippe était la nôtre il n’y a pas si longtemps. Nous n’avons qu'à y retourner. D’autant qu’il est peut-être revenu…

- Au fond, pourquoi pas ? approuva Aurore.

Elle expliqua le chemin à Gottlieb. Il n’était pas long, la demeure de Philippe se trouvant en lisière du parc qui faisait suite à la résidence ducale et à l’entrée de la longue allée plantée de tilleuls menant à Herrenhausen. Mais quand on fut en vue de la maison, Aurore ordonna d’arrêter : une obscurité absolue régnait dans cette jolie demeure où elle avait séjourné pendant près de deux ans. Aucune lumière à aucune fenêtre alors qu’à la nuit tombée tout était éclairé, d’habitude, même s'il n’y avait pas de réception. Philippe aimait que sa demeure brille dans l’obscurité, à la manière d’un phare, afin que ceux qui pouvaient avoir besoin de lui pussent la trouver aisément.

Devant cette masse ténébreuse, le cœur de la jeune fille se serra davantage et plus encore en observant que deux soldats montaient la garde devant ce qui ressemblait beaucoup à une coquille vide.

Ulrica, elle aussi, avait vu. Elle traça sur elle-même plusieurs signes de croix à toute allure mais ne dit rien. Une fois de plus, Gottlieb descendit et revint à la portière :

- Voulez-vous que j’aille leur parler ? proposa-t-il en désignant les sentinelles d’un mouvement de tête.

- Si tu veux… Dis-leur que tu arrives de Saxe chargé d’un message pour le comte de Koenigsmark…

Elle le suivit des yeux, le vit arrêter l’un des factionnaires tandis que l’autre continuait sa lente marche rythmée. L’entretien fut bref. Gottlieb revint au bout de peu d’instants.

- Monsieur le comte est absent de Hanovre. On ne sait ni où il est ni où il est allé ni quand il reviendra. Et les domestiques sont partis après lui. Descendons-nous à l’auberge maintenant ? Les chevaux sont fatigués…

- Toi aussi j’imagine, mais pas maintenant ! Je dois voir quelqu’un à tout prix. Conduis-nous Röselen Strasse. C’est près de l’hôtel de ville et je vais t’indiquer le chemin. Et n’oublie pas de m’annoncer sous le nom de ma sœur.

- A qui ?

- Au maréchal de Podewils. C’est un ami. Enfin, je crois, ajouta-t-elle en un murmure.

C’était en fait l’un des plus anciens… et des plus empressés même si leur dernier revoir s’était achevé sur une fausse note. Frédéric de Podewils était un Poméranien d’une cinquantaine d’années qui, dès son jeune âge, avait pris du service en France où il s’était battu avec honneur. Malheureusement, étant huguenot, la révocation de ledit de Nantes l’avait convaincu de rentrer chez lui, où il s’était engagé. Très lié avec la duchesse-électrice de Celle du temps où elle s’appelait Eléonore d’Olbreuse, il connaissait Philippe de Koenigsmark depuis ses fiançailles rompues avec Sophie-Dorothée, qu’il avait accompagnée lors de son mariage et qu’il avait tenté d’aider de son mieux pendant les années difficiles tout en poursuivant une carrière militaire brillante. En outre, il n’avait jamais caché l’admiration que lui inspirait Aurore et cela avait été pour lui un déchirement qu'on l’eût choisi pour faire comprendre à la sœur de Philippe qu'elle n’était plus persona grata même si les apparences avaient été respectées.

- Je vous croyais mon ami, lui avait alors dit la jeune fille.

- Et plus encore, vous le savez.

- Alors pourquoi avoir accepté cette mauvaise mission dont vous saviez qu’elle me blesserait ?

- Parce que dans ce cas, on en eût choisi un autre plus brutal. En m’en chargeant, l’Electeur qui n’a jamais été votre ennemi a pensé que le choc serait moins rude…

- Autrement dit, c’est la Platen qui exige mon départ et comme il ne lui refuse rien, il s’incline, lui qui devrait commander !

Ils s’étaient séparés sur cet instant pénible et, en dépit du fait qu’il le lui avait demandé, elle ne lui avait donné aucun signe de vie. Jamais il n’avait reçu d’elle le moindre billet…

Elle y pensait, pour le regretter à présent, tandis que sa voiture roulait lentement dans les rues obscures… et quasiment désertes de Hanovre. Il était indéniable que la ville n’était plus la même. Aurore n’avait remarqué qu’un peu d’animation devant l’auberge Kasten alors qu’autrefois - et surtout en été - les gens vivaient portes et fenêtres ouvertes, entretenant un joyeux brouhaha. La bière coulait presque dans la rue sur fond de chansons à boire cependant que, dans les bas quartiers, ivrognes et filles de joie sévissaient jusqu’au lever du jour. Quant à la bonne société, ses distractions nocturnes étaient pratiquement aussi bruyantes. On bâfrait avec enthousiasme dans les riches demeures à l'égal des tavernes… A présent c’était le silence, comme si un couvercle pesait sur la ville…

Cependant, la « comtesse de Loewenhaupt » n'eut aucune peine à faire ouvrir devant ses chevaux le porche d’une des plus belles maisons de la rue. Le visage toujours voilé, elle suivit le laquais armé d’un candélabre qui la guidait le long d’un majestueux escalier de bois sculpté orné de trophées militaires dont elle gardait le souvenir jusqu’à une pièce de l’étage dont elle n’avait pas oublié non plus qu’elle était le cabinet d’armes du maréchal.

Il l’y attendait debout derrière une table sur laquelle une carte géographique était déployée, mais vint à elle dès qu'elle fut entrée et la salua d’un :

- Madame de Loewenhaupt ! Voilà un plaisir inattendu… Je…

Le reste de la phrase s’étrangla dans sa gorge : après une brève révérence, Aurore rejetait d’une main son capuchon de soie bleue et, de l’autre, écartait le masque placé sur son visage depuis les portes de la ville.

- Bonsoir, Monsieur le maréchal, dit-elle d’un ton aussi paisible que si elle l’avait rencontré la veille tandis que s'empourprait le long visage habituellement si pâle de son hôte :

- Vous ? exhala-t-il, une note d’affolement dans la voix. C’est vous ?

- C’est bien moi, fit-elle avec un sourire où entrait du défi. Cet homme lui avait parlé d’amour et demandé sa main il n’y avait pas si longtemps, puisque c'était peu avant qu’il lui signifiât la volonté de l'Electeur. Elle entendait l’en faire souvenir.

Marchant calmement jusqu'à la fenêtre grande ouverte, elle la ferma, vint s’asseoir dans le fauteuil que l’on ne songeait pas à lui offrir et ôta lentement ses gants à crispin tout en tenant Podewils sous le feu de ses yeux. La surprise le pétrifiait :

- Vrai, soupira-t-elle, je ne pensais pas produire un tel effet ! Me prendriez-vous pour Méduse, par hasard ?

- Non… non, certainement pas, mais admettez que l’on puisse être surpris. Votre visite est d’une folle imprudence. Si l’on savait…

Oh !… mais il commençait à l’agacer !

- Mais on ne sait pas ! assena-t-elle péremptoire. Si j’ai emprunté la personnalité de ma sœur c’est afin d’éviter de soulever des curiosités intempestives et il fallait que je vienne. Vous deviez vous en douter ? Quoi qu’il en soit, je veux savoir où est à cette heure le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark, mon frère !

- Je n’en sais rien ! Sur mon honneur !

Pour échapper au regard bleu étincelant qui ne le quittait pas, Podewils avait fait deux ou trois tours dans la pièce puis, finalement, tirant à lui un tabouret vint s’asseoir en face de sa visiteuse, les coudes aux genoux, son long corps maigre cassé en deux pour lui parler de plus près. Il semblait avoir repris possession de lui-même jusqu’à ébaucher un sourire :

- Pardonnez un accueil peu courtois, comtesse ! Vous connaissez depuis longtemps les sentiments que je nourris pour vous et, en d’autres circonstances nul ne serait plus heureux que moi à cet instant où nous sommes seuls tous les deux… Votre beauté…

- Laissons là ma beauté, s’il vous plaît, et parlez-moi des « circonstances » en question ! Tenez, je vais vous aider : j’ai reçu un billet m’annonçant que Philippe, sorti un soir, n’était pas revenu chez lui de trois jours. Vous êtes proche de lui… du moins vous l’étiez. Proche aussi de la Cour. Alors que s’est-il passé ? Il a pris la fuite ? On l’a arrêté ?

- Encore une fois je l’ignore ! Je n’avais même pas connaissance qu’il était revenu. Je le croyais à Dresde et il n’y a guère qu’une semaine que je l’ai rencontré par hasard.

- Dans quel état d’esprit l’avez-vous trouvé ? Il m’avait écrit son intention de revenir ici et je m’en inquiétais justement parce que j’espérais qu’il resterait en Saxe…

- Moi aussi. Quant à son état d’esprit, comment vous le décrire ? Il m’est apparu fébrile, inquiet en dépit de l’orgueil qu’il mettait à le dissimuler.

- A-t-il revu la Platen ?

- Je ne sais pas.

- Je viens de voir sa maison, elle est pleine de ténèbres, paraît abandonnée, pourtant deux sentinelles montent la garde devant la grille. Pourquoi ?

- Je… ne… sais pas !

Soudain rouge de colère, Aurore bondit sur ses pieds si brusquement que le maréchal dut se redresser :

- Pour l’amour de Dieu, que savez-vous au juste ?

Podewils haussa des épaules découragées :

- Pas grand-chose… et pourtant j’ai l’impression que c'est encore trop pour la paix de mon âme…