- Mais encore ?

- Avez-vous remarqué l’atmosphère de la ville ?

- Oh oui ! Elle ressemble à un monastère. Pas de bruits, pas d’éclats, pas de musique. Même les ivrognes et leurs chansons à boire donnent l’impression qu’ils ont disparu de la surface de la terre ! Les tavernes sont muettes…

- Comme les gens de Hanovre, comme les casernes, comme le château, comme la Cour. Même le marché d’aujourd’hui manquait d’animation. Pourtant des bruits courent qui sont à peine des chuchotements…

- Et que disent-ils ?

- Que dans la nuit du 1er juillet, il y a eu un drame au palais de Herrenhausen et que depuis, votre frère n’a été vu nulle part. Quant à la princesse héritière, Sophie-Dorothée, elle serait gardée dans son appartement par des soldats sans que personne puisse l’approcher. Pas même ses enfants. Surtout pas sa suivante ! Mlle de Knesebeck serait emprisonnée… Mon Dieu, êtes-vous souffrante ?

Devenue livide, Aurore venait de se rasseoir cependant que ses mains tremblaient :

- Mais Philippe, Philippe ?… Que dit-on ?

- Rien. On en est réduit aux conjectures. Certains pensent qu’on l’a jeté dans une voiture pour l’emmener vers une quelconque forteresse, d’autres… qu’il n’est pas ressorti vivant du palais. D’autres enfin qu’il s’est enfui pour se réfugier à Dresde… mais ce ne sont pas les plus nombreux !

- Pourquoi ?

- Parce qu’il serait au moins passé chez lui prévenir son secrétaire, prendre peut-être un bagage. Dès le lendemain, sa maison a été fouillée de fond en comble

- Alors Hildebrandt a été pris ?

- Je ne le crois pas. Un de mes amis qui habite dans le voisinage a vu ressortir les soldats chargés de boîtes, de corbeilles ou d’objets divers, mais aucun prisonnier. Quant aux serviteurs ils avaient déjà pris la fuite… Tenez, buvez cela, ajouta le maréchal en offrant un verre de schnaps à sa visiteuse. Vous en avez besoin.

Elle accepta sans dire mot, avala l’alcool d’un trait, reposa le verre, se leva pour gagner une fenêtre donnant sur le jardin nocturne, et s’y appuya. Podewils la rejoignit, visiblement prêt à la soutenir en cas de faiblesse.

- Je vous ai dit ce que je savais. Qu’allez-vous faire à présent ?

- Il me faut réfléchir. Je ne vous cache pas que chemin faisant j’avais dans l’idée de demander audience à Sophie-Dorothée elle-même…

- C’eût été d’une folle audace… et extrêmement dangereux ! N’importe comment, c’est désormais impossible.

- Qui voir alors ?

Il s’enhardit à lui prendre une main dans les siennes et constata qu'elle était glacée :

- Personne ! Ce serait de la dernière imprudence. Si ces gens ont commis un crime ils n’hésiteront pas à en commettre un autre et vous pourriez ne jamais ressortir de Herrenhausen. Où pensiez-vous dormir cette nuit ?

- D’abord chez mon frère puis, quand j’ai vu ce qu’il en était, à l’auberge Kasten. Beaucoup d’étrangers s’y arrêtent et Mme de Loewenhaupt est une voyageuse comme une autre…

- Ne le croyez pas : Mme de Platen a partout des espions qu’elle paye grassement. Le nom de votre sœur lui est sans doute familier. Il serait plus sage de rester ici.

- Chez vous ?

- Pourquoi non ? Demain vous repartirez comme vous êtes venue, mais reposée ? C’était inconscience de venir à Hanovre, mais chez moi vous êtes en sûreté. Accordez-moi au moins le titre d’ami fidèle à défaut d’un autre ! Je saurai le mériter, soyez-en persuadée !

Elle ne répondit pas. Il reprit, plus pressant :

- Vous êtes lasse, pleine de tristesse et d’angoisse, et cette main est glacée. Laissez-moi prendre soin de vous pour quelques heures ! Ce fardeau est trop lourd pour vous et j'étais l’ami de Philippe.

Elle eut une petite grimace douloureuse :

- « Jetais » ?… Vous estimez qu’il est mort, n’est-ce pas ?

- Non. Je le redoute seulement mais n’y crois pas encore. Et il est toujours mon ami ! C’est en son nom que j’insiste pour vous garder !

- En ce cas j’accepte… très volontiers !

- Merci ! Revenez vous asseoir ! Je vais ordonner que l’on dételle vos chevaux et que l’on prenne soin de vos serviteurs…

- Je n’en ai que deux : le cocher Gottlieb et Ulrica qui fut ma nourrice !

Le mot amena un sourire sur le visage un peu sévère du maréchal :

- Ah, c’est bien ! Tellement mieux qu’une jeune camériste à la tête folle ! Une jeune fille ne devrait jamais voyager sans sa nourrice !

Un moment plus tard, Aurore retrouvait Ulrica dans une vaste chambre à la fois pompeuse et austère, mais d’un certain confort relatif. Pas de tapis sous le grand lit à colonnes aussi dur qu’une planche, des sièges gothiques en chêne sombre, sculptés mais sans le moindre coussin pour en adoucir l’assise, des tentures vert foncé, des candélabres de fer forgé et, au mur, une tapisserie représentant le massacre des Innocents. En revanche, dans un coin, un domestique était en train d’allumer le poêle de faïence brune, à la mode du pays, qui répandit bientôt une chaleur bienvenue avec le temps affreux, froid et humide qui régnait à l’extérieur.

Le maréchal s’en était excusé auprès de sa visiteuse. Cette maison était celle d’un soldat, servie en majorité par des soldats, et les dames qui en franchissaient le seuil, pour un banquet par exemple, ne dépassaient jamais les limites des salons de réception :

- Vous devriez vous marier, Monsieur le maréchal, conclut Aurore tandis que son regard faisait le tour de son domaine provisoire.

- S'il n’avait tenu qu’à moi, je le serais depuis au moins deux ans et vous n'êtes guère charitable de me le reprocher.

- C'est vrai. Pardonnez-moi !… Je crois vous avoir déjà dit que j’avais peu d'attirance pour le mariage. Prendre soin de mon frère suffisait amplement à combler le besoin naturel chez toute femme de s'occuper d'un homme.

- … mais pas celui de mettre au monde des enfants et de les élever.

- Je ne me sens pas la fibre très maternelle, fit-elle avec désinvolture tandis qu'Ulrica ôtait de ses épaules l'ample cape de soie ouatinée.

- Comme c'est dommage !… En ce qui me concerne, je vais vous rassurer : je vais convoler.

- Vrai ?

- Vrai. Il est largement temps que je me soucie d'assurer la pérennité des Podewils puisque mon frère aîné est mort il y a six mois sans avoir engendré. Dans quelques jours je rentrerai chez moi, près de Stettin, afin d'y épouser une jeune veuve dont les terres avoisinent les miennes…

- Ah ! émit Aurore tout de même un peu surprise mais qui se reprit vite. C'est une bonne nouvelle et je vous souhaite tout le bonheur possible…

- Oh, le bonheur !… Mon majordome va venir dans un instant prendre vos ordres pour le souper que l’on vous servira ici.

La porte se referma sur lui, ce qui permit à Ulrica de donner libre cours à sa mauvaise humeur.

- Qu'est-ce que nous faisons dans cette maison glaciale quand nous serions très confortablement installés à l'auberge ? Vous tenez absolument à vous compromettre ?

- Podewils pourrait être mon père. En outre, il est fiancé, comme tu l’as entendu. Enfin, il pense qu'il eût été dangereux de passer la nuit chez Kasten, ajouta la jeune fille reprise par son anxiété.

- La nuit seulement ? On ne reste pas ?

- Non. Le maréchal m’a appris ce qu’il savait et, vu sa position, je ne vois pas qui pourrait m’en apprendre davantage. Pour le moment je préfère rentrer. Et surtout il faut que je réfléchisse… Va me chercher Gottlieb !

Mais Ulrica revint seule. Le cocher était sorti en annonçant qu’il allait faire un tour en ville après s’être informé de l’endroit où l’on buvait la meilleure bière.

- Et moi qui le croyais sérieux ! ragea Aurore. S’il finit sa nuit sous une table d’auberge à cuver sa bière, nous ne sommes pas près de repartir.

- Ce n’est pas son genre, protesta Ulrica. Je penserais plutôt qu’il est allé voir s’il ne pourrait glaner un renseignement ici ou là. Quant à la bière, celle qui le soûlera n’est pas encore au tonneau. Je le connais mieux que vous…

- Si tu le dis…

En effet, quand le lendemain à l’aube, la voiture se rangea devant le perron de l’hôtel du maréchal, Gottlieb, droit comme un i et frais comme l’œil, était sur le siège. Les adieux furent brefs. Podewils vint mettre sa visiteuse en voiture. Il était déjà en grand uniforme et dans la maison c’était le branle-bas de combat en perspective de la revue militaire que le duc Ernest-Auguste passerait dans la matinée. A Hanovre il y en avait une chaque semaine, l’Electeur tenant à s'assurer régulièrement de l'état des troupes dont il tirait une appréciable partie de ses revenus. Les Hanovriens étaient, comme les Hessois, des soldats réputés et l’Electeur en louait volontiers à l’empereur ou à d’autres princes selon les besoins. Autant dire qu’il les vendait car beaucoup - vaillance oblige ! - ne revenaient pas.

- La Garde va-t-elle défiler malgré l’absence de son colonel ? demanda la jeune fille tandis que son hôte lui offrait la main pour franchir le marchepied.

- Vous savez bien qu’il ne l’était plus. En outre, elle en a deux « à la suite1 » mais à l’exception de ceux qui vont escorter Son Altesse, les autres resteront au palais. Quand vous reverrai-je ?

- Peut-être jamais ! Il se peut que nos routes ne se croisent plus. Sauf si mon frère y revenait, je n’ai pas le sentiment que j’aurai un jour envie de revoir Hanovre. Et je ne vois pas ce que je pourrais aller faire en Poméranie. Merci de m’avoir accueillie… et encore tous mes vœux !

Lorsque l’on fut hors de la ville, Aurore fit arrêter la voiture et descendit sans attendre qu’on lui ouvre la portière.

- Eh bien, où courez-vous encore ? ronchonna Ulrica déjà sur le point de s'endormir.

Sans répondre, elle fit quelques pas et escalada un talus d’où l’on pouvait contempler Herrenhausen et ses fameux jardins. En dépit de leur beauté et de leur abondante floraison, ceux-ci ne parvenaient pas à parer de la moindre grâce ce lourd bâtiment gothico-Renaissance dont de maladroites réparations soulignaient la décrépitude plus qu’elles ne la cachaient. Dans la tendre lumière de ce petit matin d'une belle journée - le mauvais temps avait disparu dans la nuit, chassé par un vent du sud-ouest - la « Maison des seigneurs » mettait une tache lugubre, d’un gris roussâtre et comme imprégné de sang séché. La jeune fille n’avait jamais remarqué à quel point elle était sinistre et, à la pensée de l’exquise, de la délicate Sophie-Dorothée, son cœur se serra. Qu’allait-elle devenir, prisonnière de ces murailles mais moins peut-être que de la haine de ceux qui prétendaient lui composer une famille ? Eloignée de ses enfants, privée de sa fidèle Knesebeck, quel sort lui réservait-on ? Et pour quel crime ? L’hypothèse la plus valable était sans doute qu’on l’avait surprise dans les bras de Philippe ou qu’on les avait attirés dans un piège. Mais qui ? Le mari ? Englué par sa Mélusine, il ne devait guère se soucier d’elle… A moins qu’un jaloux sans amour puisse être plus redoutable qu’un autre ?…

Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas venir Gottlieb qui s'arrêta derrière elle :

- Il y a eu du bruit, là-dedans, dans la nuit du 1er juillet, murmura-t-il.

- Comment le savez-vous ?

- La ville a l’air morte, comme ça, mais il y a du monde dans les tavernes… et il arrive qu’on cause…

- Quelqu'un « a causé » ?

- Plus ou moins ! Un jeune laquais encore novice qui était de service cette nuit-là. Il avait oublié un plateau dans la salle des Chevaliers et quand il a été le chercher, il s’est aperçu que toutes les issues en étaient closes, alors il s’est mis en quête du majordome pour lui exposer son problème mais l’autre lui a répondu qu’il n’avait pas à s’occuper de ça et d’aller se coucher. Il y est allé, bien sûr, mais dans la nuit, il est revenu sur ses pas et il a attendu, caché dans un coin.

- Et il a vu quelque chose ?

- Non. Les portes n’ont pas été ouvertes mais vers deux heures il a entendu un bruit d’armes conséquent, comme si on se battait à l’intérieur, puis au bout d’un moment il n’a plus rien entendu du tout.

- Les portes étaient toujours fermées ?

- Oui. Et elles ne se sont pas ouvertes.

- Ce garçon est resté là pendant la nuit entière ? Et il n’a pas eu peur ?

- Si, mais il avait encore plus envie de savoir. Au chant du coq seulement il est retourné dans son galetas.

- Et il n’a rien dit à personne ? Il n’a pas essayé d’en connaître davantage ?